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Littéralement, la old shool, c’est l’ancienne école. Par ce terme, on regroupe les acteurs ayant participé à l’implantation, dans leur ville, du mouvement graffiti. Chaque ville a ses précurseurs, en liens plus ou moins directs avec ceux de New York. Depuis Besançon, des éléments illustrent l’existence d’une chaîne de transmission complexe entre acteurs de différentes villes.

On distingue la old school de la new school selon un critère générationnel. Pour Johannes Stahl, dans le graffiti, « les générations se succèdent très rapidement et il n’est pas rare que

les membres de la jeune scène graffiti ne connaissent pas les travaux réalisée cinq ans plus tôt : on appartient très vite à la old school (vieille école). Le caractère éphémère des modes d’expression du street art vient renforcer cette approche basée sur le court terme »75. Les graffiteurs apparentés à l’ancienne école dépassent seulement la trentaine. Après avoir présenté comment s’est ancrée la pratique du graffiti à Besançon, inspirée de la scène parisienne, une attention particulière sera portée à Desh, un des graffiteurs en cours d’oubli et néanmoins l’un des plus influents de la ville.

A. 1. Ancrage du mouvement graffiti à Besançon : du hip-hop dans les

quartiers populaires

C’est au milieu des années 1980 que les premiers tags ont été tracés sur les murs des villes de Franche-Comté. Cette pratique a été importée de Paris avec l’ensemble des disciplines du hip-

hop. Malik témoigne de son premier contact avec le tag : « Tous mes aînés étaient Noirs, en majorité. En 1985, j’avais douze ans. J’ai pris connaissance du graff’ et du tag un après-midi, en plein été, en allant au collège. J’avais croisé un des grands de ma cité. C’était un Black qui était dans le hip-hop. Le hip-hop à l’époque, c’était le break dance. Il dansait. C’était un grand qu’on voyait souvent. On est arrivé et j’ai vu ce gars avec un marqueur, en train de défoncer un mur. Je lui ai demandé à quoi ça servait, et du coup, il nous a expliqué sa démarche. Il revenait de Paris. Il y avait vu ça. Il y avait appris ça. Il développait son truc sur Montbéliard. Nous, ni une ni deux, en apprenant que ça causait de notre communauté, que ça collait à notre culture, que c’était de la culture hip-hop, on s’est dit que c’était pour nous. Ce

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n’était pas pour rigoler. C’était une histoire de territoire, d’existence, de rapports terre/terre. Notre terrain, c’était notre quartier. Donc, j’ai pris ça en main. »

À ses débuts, le mouvement graffiti était principalement porté par des jeunes de quartiers populaires, de « seconde génération ». Les tags étaient les manifestations graphiques du hip-

hop, de la danse et de la musique : « C’était les premiers temps de la culture hip-hop. Ça mettait en avant notre existence. On avait le son qui arrivait : Public Enemy… C’était l’époque des cassettes […]. Ce n’était pas réfléchi tout de suite mais, en même temps c’était simple […]. C’était notre communauté qui taguait, parce qu’on délimitait notre quartier. Parce que, aussi, on mettait en valeur ce quartier. On lui imposait des codes, des références. Donc, c’était une communication interne et externe avec le reste de la ville. Et c’est de là que c’est vraiment parti. »

Dès lors que Malik a connu le tag, il s’est mis à en faire. À travers son discours, on peut comprendre que le sens de sa pratique est revendicatif. Il revendique son existence, celle de son groupe d’appartenance, exclu. Le groupe de rap qu’il cite, Public ennemy déploie un discours influencé des Black Panters. La médiatisation de la culture américaine du hip-hop a déterminé Mathieu à intégrer le mouvement graffiti. Une émission, intitulée H.I.P. H.O.P. passait sur TF1 en 1984. C’est ici que le grand public a découvert le hip-hop en France : « Je

remonte à la fin des années 80. J’avais huit ou neuf ans. À l’époque, Sydney passait à la télé. C’était H.I.P. H.O.P.. J’y ai vu les premiers rappeurs, avec des casquettes zulus, les premières grosses pièces en couleurs. »

Avant 1995, Edgar et Charly étaient deux tagueurs qui firent parler d’eux à Besançon. Une habitante de la ville, aujourd’hui trentenaire, se souvient de son regard d’enfant sur ces premiers tags. Elle vivait dans un quartier populaire : « Il y avait Charly qui avait tagué sur

mon bâtiment. Il avait fait pleins de tags dans le quartier, sur l’école. On n’avait jamais vu ça. Tout le monde se demandait ce qui se passait. Les gens ne savaient pas ce que c’était et se demandaient si on leur en voulait. Ma mère me faisait peur avec ça. Il a finalement été arrêté et il avait dû effacer ses tags. Il y avait des articles dans le journal. »

C’est entre 1996 et 1998 que la plus grande partie des graffiti old school, notamment des fresques, a été peinte dans la capitale comtoise. Un recensement des tags peints dans l’usine désaffectée Rhodiaceta, lieu de passage obligé des graffiteurs, révèle qu’une cinquantaine de

signatures peuvent être attribuées à différents graffiteurs qui les auraient tracées avant 1998. De même, on dénombre une dizaine de noms de groupes actifs. Ce recensement est approximatif. En effet, certains graffiteurs ont eut plusieurs signatures, des tags ont disparu, recouverts par d’autres. On constate une synchronisation graphique des graffiti bisontins avec ceux de Paris76. C’est de cette capitale que les graffiteurs tirerons leurs influences [cf. annexe. Fig. 2-9].

A. 2. L’influence parisienne

Malik explique comment il a pu construire sa signature, de par ses « voyages d’études », à Paris. Il faisait travailler sa mémoire visuelle pour apprendre la calligraphie des tags qu’il voyait : « J’avais la chance d’aller souvent à Paris. Quand j’y allais, je matais les murs qui

commençaient à se remplir. Je me disais : ̏ Ouais, il y a ça ! ˝. Il n’y avait pas d’appareil photo numérique. Donc tout était dans la tête. Je me souviens que sur Panam, j’étais minot, je voyais des tags dans tous les sens, j’avais toujours ma feuille, je m’entraînais. J’essayais de capter des écritures, de faire en sorte que ça le fasse d’un trait, parce qu’on se disait aussi qu’il fallait que ce soit rapide. Que ce soit lisible et très rapide à faire. » Mathieu s’est

familiarisé au graffiti de la même manière : « J’ai commencé à regarder les tags autours de

moi, à la gare, quand je partais en voyage à Paris. » En s’inspirant des précurseurs parisiens

du graffiti, eux-mêmes inspirés des New-Yorkais, une « scène » a pris corps à Besançon.

Marie-Christine Magloire, dans sa thèse de doctorat, a étudié avec précision les calligraphies des tags old school à Besançon77. D’un point de vue formel, on peut affirmer l’existence d’une synchronisation graphique entre les tags bisontins et ceux de Paris. Malik le dit ainsi :

« Le milieu du graffiti bisontin était vachement organisé. Je les voyais avec un pur niveau. Ils n’avaient rien à envier aux parisiens. Moi qui voyageais souvent, qui voyais souvent des murs défoncés, des métros, je ne voyais pas de différence de niveau entre les gens, entre les villes. »

Les graffiteurs de la old school parisienne sont aujourd’hui, pour beaucoup, bien connus. De nombreuses publications leurs ont été dédiées, dans les revues spécialisées ou même sous forme de monographies. On reconnaît les spécificités de leurs styles. Un œil averti distingue

76 Une partie des graffiti peints dans les années 1990 à Besançon est présentée dans les premières pages de

l’annexe photographique.

77 Marie-Christine Magloire (2011), Approche intersémiotique des inscription murales taguées, Thèse de

un graffiti old school parisien d’un graffiti old school berlinois, par exemple. Les similarités entre les graffiti de Paris et de Besançon s’expliquent, entre autres, par les liens noués entre les acteurs de ces deux villes. Le groupe CF (Clique Funky) s’est inscrit dans un large réseau de graffiteurs. À la Rhodiaceta, ses membres se sont caricaturés [cf. annexe. Fig. 10]. En 1997, Dekap était membre de ce groupe en même temps qu’il était affilié au 1K de Paris. Plus inconnu qu’aujourd’hui, O’Clock nouait aussi des liens avec les CF. Dans le même temps, Oyster et Obsek multipliaient les fresques avec les C4, un groupe de graffiteurs déjà représenté à Lyon, à Montpellier, à Marseille et à Paris. Sent [cf. annexe. Fig. 11] et Akroe [cf. annexe. Fig. 12], les Comtois, rejoindront la capitale à la fin des années 1990.

Les graffiteurs ici cités ont contribué à ancrer le mouvement graffiti à Besançon. Leur place dépasse le localisme et s’inscrit à plus large échelle territoriale. Liés autour d’un groupe, les trajectoires des membres de la CF et de ses sympathisants se distingueront au tournant des années 2000. Dekap, O’Clock et les C4 ont été des figures de proue du graffiti « vandale » en France. Dekap et des C4 ont été inculpés au procès de Versailles, le plus important procès concernant le milieu du graffiti en France. Sent et Akroe, quant à eux, connaîtront un autre parcours. À Paris, ils valoriseront leurs compétences acquises dans la rue en se professionnalisant dans le champ artistique. Le premier serait devenu directeur artistique. Aujourd’hui graphiste, le second s’est distancié des styles de graffiti conventionnels. Il a été un précurseur de ce que l’on appela le post-graffiti, puis le street-art.

La croisée de ces parcours, au sein d’un même groupe, permet de saisir les phénomènes de transmission, collaboratifs et affinitaires, dans la diffusion du graffiti, de New York à une ville française de province comme Besançon, en passant par Paris. Les trajectoires des graffiteurs cités ont pris des directions emblématiques du caractère dialectique des représentations sociales liées aux graffiti, entre art et vandalisme. Les graffiteurs de la old

school étaient des adolescents. Pour beaucoup, le graffiti n’a été qu’un passage. Ils ont fait

une courte carrière dans le mouvement. D’autres, au contraire, en sont devenus maîtres et ont transmis leurs passions à de plus jeunes. Desh est l’un des plus illustres méconnus d’entre eux. Récemment, il taguait encore dans les rues de Besançon. À la connaissance de son vécu et de son œuvre, la dichotomie art/vandalisme apparaît plus que floue. Voici l’impression qu’il a laissée sur Mathieu, lorsqu’il était plus jeune : « Vers douze ans, je suis arrivé au

collège et j’ai découvert Desh. Je m’en suis pris en pleine gueule. J’ai eu un modèle ! Jusqu’à pas très longtemps. C’est Shedé qui m’a vraiment impressionné. Pour moi, c’était un vrai

Street artist. » Des figures emblématiques s’imposent comme référents identitaires et servent, par là, à la création de stéréotypes. Desh, comme le décrit Mathieu, en est. C’est un « vrai street artist ».