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Apprentissage de savoir-faire

CHAPITRE III : DU CORPS À L’OUTIL, SYMBOLIQUE

C. Apprentissage de savoir-faire

Les graffiteurs travaillent à maîtriser leurs outils, à organiser les couleurs des bombes de manière signifiante et conforme aux normes de leur mouvement. Il s’agit, pour eux, d’allier technicité et audace à travers un apprentissage à la fois sensitif et idéologique. Ainsi, ils s’inscrivent dans des carrières, étiquetées comme déviantes104.

C. 1. Un apprentissage sensoriel

L’utilisation maîtrisée d’une bombe convoque l’ensemble des sens. Jean-Charles décrit son premier contact avec une bombe, sous le signe de la difficulté : « Quand tu n’as jamais utilisé

de bombe, tu as fait plein de dessins, puis tu te rends compte que faire un truc sur un mur, c’est ultra dur ! En fait, c’est chiant. J’ai ce souvenir-là, de difficulté. »

La maîtrise de l’outil résulte d’un apprentissage manuel, tactile. Mathieu décrit sa technicité comme le résultat d’un processus long et fastidieux : « J’ai appris à faire quelque chose de

mes mains. Peindre, c’est quand même difficile. Tu ne te dis pas du jour au lendemain :

̏ Tiens, je vais prendre un spray, je vais peindre sur un mur.˝ Même si des gens se disent ça : ̏

Moi aussi je peux le faire. Je vais prendre une bombe de peinture et je vais colorier sur un mur˝. Mais moi, je pense que non. Après, comme pour toute pratique, il y a du travail derrière. » L’apprentissage est progressif. La possibilité de réaliser des peintures complexes

et soignées est indissociable d’une intégration au mouvement par l’exercice du tag : « Quand

tu commences, tu fais du tag. Ça fait évoluer ton touché de bombe, ça fait travailler pas mal de trucs. C’est de la calligraphie. C’est une recherche d’esthétique bien qu’il y en ait qui disent le contraire. C’est une recherche typographique, une recherche calligraphique. C’est une recherche d’un geste » (Sébastien.) La recherche esthétique est présentée par Sébastien

comme une recherche du geste.

Le rythme de création rend compte de l’implication du graffiteur aux stades de sa carrière.

« Tenir le rythme » est constitutif de la maîtrise technique. C’est dégager du temps pour

peindre, suivre l’évolution de la pratique, progresser techniquement. C’est aussi s’impliquer

104 Howard Becker (1985), Outsiders. Études de sociologie de la déviance, trad. fr., Paris, Métailié (1re éd.

physiquement, faire preuve de vitalité. C’est un entraînement du corps, pénétré par la technique. Rythme soutenu et qualité graphique sont indissociables de l’éthique du mouvement graffiti. Le progrès technique se concrétise lors d’un apprentissage constant, « sur le tas ». Les secrets techniques se transmettent par imitation et reproduction. Ils s’expriment difficilement par des paroles. La transmission, dans les cultures sensorielles, s’effectue par imitation des gestes, plus que par des explications orales105.

L’observation est au centre des processus de création, de transmission et de classement. Elle consiste à se « faire l’œil » sur les techniques, pour les comprendre et les mettre en œuvre. La vue dirige et constate l’action. Le touché enclenche la propulsion de la peinture. L’écoute est rythmée par le son des billes (« gling gling ») et de la peinture (« pshiiiit ! »). L’odorat est mobilisé par le biais des produits chimiques. Manuel parle de la manière dont corps et solvants s’interpénètrent, comme pour une prise de drogue : « Ce qui est cool dans le graff’,

c’est les odeurs de peintures. J’adore ça. Je pense que ça défonce, alors ça doit rendre le moment différent. » Le savoir-faire se rapporte au « sens pratique », explicité par Pierre

Bourdieu. C’est un savoir, construit dans l’action, en situation. Il est redéfini selon les contraintes du moment. Le graffiteur, comme tout détenteur d’un savoir-faire, a

« une maîtrise pratique de la logique ou de la nécessité immanente d’un jeu qui s’acquiert par l’expérience et qui fonctionne en deçà de la conscience et du discours »106. Les savoir- faire des graffiteurs s’apprécient à travers les qualités de leurs productions. Par celles-ci, ils se classent les uns les autres, entre experts et novices. Un graffiti dit « maîtrisé » a des traits fluides, des formes et des couleurs équilibrées, une perspective et des effets de symétrie. Chaque problème de composition a été résolu. Le tout donne l’impression d’aller de soi. En définitive, il est harmonieux. La logique du jeu des graffiteurs est technique et sensorielle. Elle est aussi idéologique.

C. 2. Le fond et la forme

Dans ce champ de création, le savoir-faire consiste à faire des graffiti en un minimum de temps avec un minimum de coût pour un impact visuel maximal. Il est lié aux recherches des graffiteurs, visant à optimiser leurs performances au cours du processus de création. Cette

105 Michel Verret (1988), La Culture ouvrière, Paris, Armand Colin. 106 Pierre Bourdieu (1988), Choses dites, Paris, Minuit, p. 77.

« maîtrise », qui permet la reconnaissance au sein du groupe, s’acquiert par une productivité accrue et une gestion du risque d’interpellation.

La maestria des graffiteurs provient d’une éducation corporelle adaptée aux outils, aux sites et aux situations. Dans une sorte de « corps à corps » entre le peintre et le mur, l’outil est le médium. C’est un prolongement du corps. Les qualités des tags et des graffs’ sont commentées par leurs auteurs. Elles sont liées à l’appréciation de l’ensemble des opérations qui les ont conduit : le choix du support, sa position géographique, le moment de sa réalisation, ses formes, couleurs et messages. Plus la prise de risques aura été importante et maîtrisée, plus le graffiti sera visible et aura une valeur, presque indépendamment de ses qualités graphiques, comme le commente Jean-Charles : « Ce n’est pas qu’une question de

peinture pure, mais aussi de lieu, d’action. »

La recherche de la forme parfaite est une motivation dans le mouvement. Cependant, le risque est une contrainte dont la gestion exige des peintres qu’ils ne mettent pas en œuvre l’ensemble de leurs savoir-faire. Dans la rue, ils peignent en deçà de leurs capacités. Les réalisations légales peuvent apparaître pour les « puristes » comme des avatars standardisés de graffiti « authentiques ». Ce sont aussi des moyens de s’entraîner, de passer un moment entre amis, ou d’être rémunéré. Il pourra leur manquer un fond, une âme : « Quand tu fais une pièce où

c’est un endroit où tu n’as pas le droit, même si elle n’est pas terrible, elle vaut plus que dans un endroit où tu as le temps de la faire. Tu as le temps de la faire, tu n’as aucune raison qu’il y ait une faute. Alors que là où elle est, tu l’as faite comme tu as pu, dans les conditions que tu as pu et puis, même si elle n’est pas parfaite, elle est bien. Elle est comme ça » (Jean-

Charles.) Pour Nikos, peindre légalement, sans connaître d’ancrages à l’illégalité, c’est être déficitaire en « street credibility » : « Tu ne peux pas te prétendre graffeur et puis ne rien

faire dans la rue. Les gens qui ne font que du légal, ils peignent peut-être avec des bombes, mais ce ne sont pas des graffeurs. » L’idéologie du mouvement graffiti contemporain est

structurée, entre autres, autour de valeurs transgressives. Au sein du mouvement, la reconnaissance artistique de peintures s’envisage selon des critères formels, et lorsque leurs auteurs s’inscrivent dans des carrières risquées.