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Dispositifs de démocratie directe, les AG sont traversées d'affrontements autour de valeurs et de normes sur ce qui « démocratique » ou non. Or la question de la « démocratie » dans les mouvements sociaux est longtemps restée marginale. D'un côté, la sociologie des mobilisations s'est d'abord concentrée sur les ressources des acteurs qui y étaient impliqués plutôt que sur leurs enjeux de sens. De l'autre, la littérature sur la démocratie, foisonnante ces dernières décennies autour des mots d'ordre de démocratie « participative » ou « délibérative », porte surtout sur des dispositifs mis en place par les pouvoirs publics. Entre les deux, les travaux existants sur les formes d'organisation dans les mouvements sociaux révèlent les risques de projection normative que comporte l'appréhension de l'objet « démocratie ». On en identifie deux. Le premier consiste à réduire le recours à des modes d'organisation « à la base » à une « crise » du syndicalisme, qui fait apparaître ce dernier comme un registre d'engagement obsolète (1). Le second revient à lire les recherches de « démocratie » dans les grèves à travers le seul prisme de l'idéologie (2). Pour contourner ces biais, il semble heuristique de déplacer l'analyse vers les conditions d'émergence et de consolidation de pratiques organisationnelles et de discours les justifiant (3).

1 Becker dit ainsi s'inspirer des travaux d'Everett Hughes. Howard S. BECKER, Les Mondes de l'art, op. cit., p. 17.

1. La « démocratie » dans les mouvements sociaux (I) : une

affaire de « nouveaux militants » et de « crise » du

syndicalisme ?

Les travaux sur les formes d'organisation dans les grèves se sont plutôt intéressés en France aux coordinations qu'aux AG (A). S'ils fournissent des pistes d'analyse, ils reposent parfois sur une opposition rigide entre participation à des instances ad hoc et engagement syndical, qu'on retrouve dans d'autres travaux sur les formes d'organisation dans les mouvements sociaux (B).

A. L'attrait des coordinations

Certains travaux historiques sur les grèves ouvrières ont documenté les usages qui y sont faits des AG1 et fournissent des outils précieux pour retracer la chronologie du recours à

cette forme d'organisation, dont on verra qu'elle est souvent l'objet de reconstructions visant à faire de mai-juin 1968 un point de départ absolu. De fait, ce mouvement a sans aucun doute diffusé l'usage des AG à de nombreux secteurs. C'est dans sa foulée que Serge Bosc s'emploie à modéliser la façon dont les relations entre syndicats, et avec les travailleurs non-syndiqués dans l'entreprise, la taille de cette dernière, et les usages des AG et comités de grève s'articulent pour produire différentes formes et degrés de « démocratie » et de « consensus » dans les conflits du travail de l'année 19712. Son travail reste cependant isolé. Ce sont en effet

surtout les coordinations de la fin des années 1980 qui retiendront l'attention des chercheurs, pour des raisons qui tiennent parfois à l'investissement symbolique dont, plus que les AG, cette forme d'organisation a longtemps fait l'objet et qu'il s'agira d'élucider. Significativement, lorsque Didier Leschi analyse les usages des AG dans la grève de 1995 à la gare de Lyon, tout en soulignant les appropriations différenciées dont elles font l'objet selon les acteurs et les syndicats, il s'attache surtout à les évaluer au regard des coordinations de la décennie précédente3. Tout se passe comme si, pour certains chercheurs comme pour certains militants,

des AG qui ne débouchent pas sur des coordinations étaient en quelque sorte inabouties. Si les lycéens, dès 1971, et les étudiants, dès l'année suivante, ont eu recours à des

1 Michelle PERROT, Les Ouvriers en grève. France 1871-1890, Paris, Mouton & Co et École pratique des hautes Études, 1974, tomes I et II, 900 pages ; Stéphane SIROT, La Grève en France : une histoire sociale (XIXe-XXe siècle), Paris, Éditions Odile Jacob, 2002, p. 107-111 et 124-136 ; « Les réunions de grévistes en

France : démocratie directe ou canalisation syndicale des masses ? », in Le syndicalisme, la politique et la grève. France et Europe : XIXe-XXIe siècle, Nancy, Arbre bleu éditions, 2011, p. 157-169.

2 Serge BOSC, « Démocratie et consensus dans les grèves », Sociologie du travail, vol. 15, n° 4, 1973, p. 440- 456.

3 Didier LESCHI, « La construction de la légitimité d'une grève : le rôle des assemblées générales de la gare de Lyon », Sociologie du travail, vol. 39, n° 4, 1997, p. 499-522.

coordinations nationales dans leurs mobilisations1, la fin des années 1980 a en effet vu le

développement de coordinations des agents de conduite de la SNCF (1986), des instituteurs (1987), des salariés de la Snecma et d'Air France (1988) et des infirmières (1988- 1989) – sans compter la coordination étudiante de 1986 contre le projet de loi Devaquet. La difficulté de leur analyse tient ici – comme pour les AG – au risque de reproduire des discours médiatiques et militants qui y voient un effet (heureux ?) de l'affaiblissement des organisations syndicales, de l'obsolescence de leurs modes de représentation et d'organisation des groupes concernés et de leur inaptitude à prendre en compte leurs aspirations. Autant de discours qui justifient en même temps qu'ils expliquent le contournement des organisations syndicales dans la conduite des grèves par le biais de coordinations. De telles interprétations ne sont pas en soi erronées : elles sont au contraire « toutes partiellement vérifiables »2. Leur

insuffisance tient à deux niveaux. Premièrement, elles « ont en commun de considérer les comportements des agents sociaux comme seconds, et directement induits par les grandes transformations qui affectent le système de relations sociales sous sa forme la plus observable »3. Deuxièmement, elles traitent comme la cause unilatérale de l'émergence de

coordinations ce qui n'est qu'un de leurs aspects, à savoir les discours de justification qui sont tenus par certains de leurs promoteurs, souvent eux-mêmes syndicalistes, mais disposés à contester l'état des rapports de forces dans le champ syndical. Autrement dit, elles n'interrogent pas les luttes qui président à leur mise en place, les entreprises de promotion de telle ou telle forme d'organisation ni leurs conditions de félicité toujours particulières et jamais acquises, dépendant des configurations syndicales, des propriétés sociales des publics visés et des rapports qu'elles induisent aux identités professionnelles.

Bien sûr, quelque chose s'est joué en mai-juin 19684 dans la contestation du monopole

de la représentation des travailleurs par le PCF et la CGT, sur laquelle ont capitalisé ses rivaux de l'extrême gauche, de la « nouvelle gauche » et de la CFDT5. Bien sûr, les coordinations ont

impliqué des groupes aux propriétés sociales particulières, plus féminins, d'autres générations, avec des rapports distincts à leur métier et à la qualification et, sans être antisyndicales, elles permettaient d'émettre des revendications qui n'étaient pas au départ portées dans les discours syndicaux6. Bien sûr, les coordinations mettent en jeu d'autres formes de représentation et de

1 Robi MORDER, « Les répertoires d'action collective des mouvements étudiants », art. cit., p. 6-7.

2 Bertrand GEAY, « Espace social et “coordinations”. Le “mouvement” des instituteurs de l’hiver 1987 », ARSS, n° 86-87, 1991, p. 2.

3 Ibid.

4 Didier LESCHI, « Les coordinations, filles des années 1968 », Clio. Histoire, femmes et sociétés, n° 3, 1996. URL : https://clio.revues.org/467. Consulté le 12 septembre 2015.

5 Jean-Michel DENIS, Les Coordinations. Recherche désespérée d'une citoyenneté, Paris, Éditions Syllepse, 1996, p. 25-38.

6 Ibid. Voir aussi Danièle KERGOAT, Françoise IMBERT, Hélène LE DOARÉ et Danièle SENOTIER, Les Infirmières et leur coordination..., op. cit.

constructions identitaires que les syndicats1. Mais tout cela n'explique pas comment ces

éléments s'articulent pour que se consolide, dans une mobilisation, le recours à la coordination, et ne dit rien des fractions des groupes mobilisés dont elle épouse le mieux les intérêts. Bertrand Geay a ainsi montré, à propos des instituteurs, comment des configurations particulières, différentes selon les régions, du champ syndical et de l'évolution de l'origine sociale des acteurs, entraînant des rapports différenciés à l'identité professionnelle et, partant, aux organisations qui les portent, permettaient de comprendre le succès – ou au contraire l'échec – de coordinations2. Ces dernières sont ainsi promues dans le cadre de luttes pour la

représentation du groupe par des avant-gardes syndicales, minoritaires3, et sont ajustées aux

attentes de fractions des instituteurs d'origine plus bourgeoise.

La différence entre ces approches peut paraître ténue, tant les variables mobilisées dans l'analyse sont proches. Mais en passant de l'une à l'autre, on va du pourquoi au comment et surtout, on passe d'un jugement toujours quelque peu normatif sur l'inadaptation de la forme syndicale (unique) à l'analyse des luttes (complexes et à l'issue incertaine) pour la représentation des groupes sociaux. Au lieu d'opposer syndicats et coordinations, on rapporte ces dernières aux reconfigurations du champ syndical, sous l'effet des transformations de l'espace social. Bertrand Geay souligne ainsi que « la mobilisation dans les rangs des “coordinations” se présente comme une action en marge du champ syndical mais profondément dépendante du jeu syndical »4. Ou encore :

« Le rituel des “coordinations”, figuration réitérée de la parole libérée et rassemblée, a pour effet de créer et d'entretenir un sentiment de rupture, de fusion et de dépassement des particularités locales et individuelles. Contre-culture syndicale, cette vision du champ professionnel et du champ social est aussi, en un sens, pré-syndicale. Le travail de “coordination” reproduit en permanence la genèse du “mouvement ouvrier”, donnant le sentiment d'un acte inédit pour les nouveaux venus, celui de vivre cette histoire pour les militants. Par cette sorte de retour aux origines, revendiqué et mis en scène, les “coordinations” prennent l'allure d'un mouvement de réformation syndicale. »5

Notre objectif est ainsi de mener le même type d'analyse à propos des AG dans le milieu étudiant, où l'hétérogénéité du groupe et des manières de vivre le rôle, transitoire, d'étudiant, influe sur les configurations syndicales et, partant, sur les stratégies des syndicalistes pour mobiliser et représenter le groupe. On entend ainsi contourner les biais de la littérature sur la « démocratie » dans les mouvements sociaux, qui la lit souvent trop rapidement à travers le prise d'une « crise » du syndicalisme.

1 Patrick HASSENTEUFEL, « Pratiques représentatives et construction identitaire. Une approche des coordinations », RFSP, vol. 41, n° 1, 1991, p. 5-27.

2 Bertrand GEAY, art. cit.

3 Voir aussi, pour une perspective similaire, le travail déjà cité de Jean-Daniel LÉVY, Les coordinations, émergence et développement..., op. cit.

4 Bertrand GEAY, art. cit., p. 24. 5 Ibid., p. 22-23.

B. La réduction à la nouveauté

Plus généralement, les modes d'organisation informels et horizontaux dans les mouvements sociaux sont régulièrement rapportés à de nouvelles formes d'engagement, fondées sur le rejet des organisations hiérarchisées. Rappelons que l'hypothèse d'une substitution du modèle de l' « engagement distancié » à « engagement militant » a précisément été forgée par Jacques Ion pour rendre compte des formes d'organisation, l'objectif étant de répondre à la question : « comment les individus s'associent-ils ? »1. À des

formes d'engagement fondées sur l'adhésion totale à des organisations fonctionnant sur le registre de la délégation et dont la légitimité provient du nombre des individus qu'elles rassemblent, auraient succédé des formes plus individualistes. Les nouveaux militants privilégieraient en effet des structures ad hoc, basées sur le refus de la représentation, dans lesquelles ils s'engageraient ponctuellement en vue d'objectifs limités. Ces formes réticulaires d'organisation résulteraient, selon Luc Boltanski et Ève Chiapello, d'une adaptation des dispositifs contestataires aux nouvelles formes, similaires, du capitalisme2.

Le premier problème posé par ce cadre interprétatif tient à la chronologie avancée, dans la mesure où « il semble bien que l'informalité revendiquée par les mouvements contemporains ne soit rien d'autre que l'expression d'une tension qui travaille de très longue date l'ensemble des entreprises contestataires »3. Le cas des AG, utilisées dès le XIXe siècle

dans le mouvement ouvrier, est à cet égard éclairant4. Comme dans l'étude des coordinations,

l'insuffisance de l'analyse tient aussi au fait qu'elle simplifie des dynamiques sociales et politiques complexes. Annie Collovald souligne ainsi que le processus d'individuation apparaît comme un « concept “fourre-tout” » qui permet d'entrecroiser « constats enregistrés et jugements normatifs »5. Elle montre que les analyses de Jacques Ion prolongent tout en les

déplaçant celles des mobilisations des années 1960-1970 en termes de « nouveaux mouvements sociaux », qui soulignaient elles aussi la nouveauté des formes d'organisation

1 Jacques ION, La Fin des militants ?, Paris, Les Éditions de l'Atelier/Éditions ouvrières, 1997, p. 15. Cette thématique est reprise dans Jacques ION, Spyros FRANGUIADAKIS et Pascal VIOT, Militer aujourd'hui, Paris, Éditions Autrement, 2005, p. 48-70. Pour une version journalistique, voir Laurent JEANNEAU et Sébastien LERNOULD, Les Nouveaux militants. Essai, Paris, Les Petits Matins, 2008, p. 197-209.

2 Luc BOLTANSKI et Ève CHIAPELLO, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Éditions Gallimard, 1999, p. 622-623.

3 Lilian MATHIEU, La Démocratie protestataire. Mouvements sociaux et politique en France aujourd'hui, Paris, Presses de la FNSP, 2011, p. 57.

4 Tout comme l'est le travail de Francesca Polletta qui étudie des mobilisations sur l'ensemble du XXe siècle.

Francesca POLLETTA, Freedom is an Endless Meeting : Democracy in American Social Movements, Chicago, The University of Chicago Press, 2002, XI-283 pages.

5 Annie COLLOVALD, « Pour une sociologie des carrières morales des dévouements militants », in Annie COLLOVALD, dir., avec Marie-Hélène LECHIEN, Sabine ROZIER et Laurent WILLEMEZ, L'Humanitaire ou le management des dévouements. Enquête sur un militantisme de « solidarité internationale » en faveur du Tiers-Monde, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002, p. 180.

(dont le recours aux AG) et des répertoires utilisés par de nouveaux groupes sociaux contre les partis et les syndicats. Alors que ces dernières étaient portées par des théoriciens proches de la CFDT, prompts à disqualifier les représentants dominants du monde ouvrier, il s'agit à présent d'invalider certaines formes d'organisation, à commencer par les syndicats, renvoyés du côté de l'obsolète et de l'inadapté, pour en valoriser d'autres, supposément nouvelles. Derrière la rhétorique de la nouveauté, se cache ainsi une « condamnation (certes euphémisée car souterraine et détournée) des formes d'intervention populaires sur la scène publique »1. Ces

dernières sont vues à travers le seul prisme de la « remise de soi » dont on oublie de préciser qu'elle était « surtout un discours ou un rêve d'institution avant d'être une expérience réelle qui ne concernait qu'une petite minorité active »2.

Les lectures des formes d'organisation horizontales à travers le prisme de nouveaux modèles d'engagement s'accordent bien avec le paradigme dominant en sociologie du syndicalisme : la baisse des effectifs syndicaux depuis le début des années 1980 a en effet concentré les recherches sur les formes et les raisons de la « crise », du « déclin » et de la fragmentation de ce dernier3. Elles prospèrent sur le cloisonnement de la sociologie du travail,

de la sociologie du syndicalisme et de la sociologie de l'action collective, cette dernière s'étant développée en France à partir des années 1990 à partir de l'analyse de causes différentes ou marginales par rapport au monde salarié4. Toutes ont ainsi délaissé, jusqu'à un regain des

recherches à partir des années 20005, la question des conflits du travail, laissant en friche

l'étude concrète du rôle qu'y jouent les syndicats, leurs militants, leurs stratégies d'action et leurs ressources. Des travaux récents ont remis ces problématiques au cœur de l'analyse, en s'appuyant sur les outils de la sociologie des mouvements sociaux, en vue de « saisir les conflits du travail comme des mobilisations collectives »6. Ils invitent notamment à ressaisir

1 Ibid., p. 184.

2 Ibid., p. 185. Voir aussi Julian MISCHI, Servir la classe ouvrière..., op. cit.

3 Voir par exemple Pierre-Éric TIXIER, Mutation ou déclin du syndicalisme ? Le cas de la CFDT, Paris, Puf, 1992, 333 pages ; Pierre ROSANVALLON, La Question syndicale, Paris, Hachette Littératures, 2e éd. 1998,

(1988), 273 pages ; Dominique LABBÉ et Stéphane COURTOIS, dir., Regards sur la crise du syndicalisme, op. cit. ; Dominique ANDOLFATTO et Dominique LABBÉ, Histoire des syndicats (1906-2006), op. cit. ; Toujours moins ! Déclin du syndicalisme à la française, op. cit. ; Jean-Marie PERNOT, Syndicats : lendemains de crise ?, op. cit.

4 Sophie BÉROUD, Jean-Michel DENIS, Guillaume DESAGE, Baptiste GIRAUD et Jérôme PÉLISSE, La lutte continue ? Les conflits du travail dans la France contemporaine, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, 2008, p. 9-10.

5 Jean-Michel DENIS, dir., Le Conflit en grève ? Tendances et perspectives de la conflictualité contemporaine, Paris, La Dispute/Snédit, 2005, 359 pages ; Baptiste GIRAUD, Faire la grève. Les conditions d'appropriation de la grève dans les conflits du travail en France, Thèse pour le Doctorat en Science politique, Université Paris 1, sous la dir. de Michel OFFERLÉ, 2009.

6 Sophie BÉROUD, Jean-Michel DENIS, Guillaume DESAGE, Baptiste GIRAUD et Jérôme PÉLISSE, op. cit., p. 142. Voir aussi Baptiste GIRAUD, « Des conflits du travail à la sociologie des mobilisations : les apports d'un décloisonnement empirique et théorique », Politix, vol. 2, n° 86, 2009, p. 13-29, comme l'ensemble du dossier dont cet article constitue l'introduction : « Conflits au travail », dossier coordonné par Baptiste GIRAUD, Politix, vol. 2, n° 86, 2009.

les pratiques de grève dans leur articulation aux autres pièces du répertoire d'action collective dont peuvent se saisir les organisations syndicales1 et à les rapporter aux contraintes et

rapports de concurrence intersyndicaux qui façonnent leurs usages2.

Encore une fois, il ne s'agit pas de nier les transformations qui affectent le syndicalisme ni leurs effets sur les modes d'organisation des luttes mais d'aborder de front la question de leurs liens3 en restituant la complexité des configurations particulières, sociales et

politiques, qui conduisent des acteurs, syndiqués ou non, à adopter un mode d'action plutôt qu'un autre, et à en user de telle ou telle manière4. C'est la perspective adoptée à propos de

luttes de travailleurs précaires par Sarah Abdelnour, Annie Collovald, Lilian Mathieu, Frédéric Péroumal et Evelyne Perrin5. S'intéressant à des catégories dont la prise en charge

des intérêts est réputée poser problème aux syndicats, supposément disposées à s'organiser sous d'autres formes, ils restituent les conditions particulières qui, dans chaque lutte, produisent les rapports au(x) syndicat(s) et les stratégies organisationnelles adoptées. Ils replacent ainsi ces derniers dans « une lutte symbolique opposant des groupes militants dont certains ont intérêt à la subversion du répertoire traditionnel et du rôle des organisations syndicales pour modifier en leur faveur les rapports de forces existants »6. Des formes

d'organisation comme les coordinations peuvent ainsi résulter d'entreprises de militants chevronnés concurrençant les syndicats hors du champ syndical, reproduire la division du

1 Baptiste GIRAUD, « Des conflits du travail à la sociologie des mobilisations : les apports d'un décloisonnement empirique et théorique », art. cit., p. 24-26.

2 Baptiste GIRAUD, « Au-delà du déclin. Difficultés, rationalisation et réinvention du recours à la grève dans les stratégies confédérales des syndicats », RFSP, vol. 56, n° 6, 2006, p. 943-968.

3 Frédéric Sawicki et Johanna Siméant regrettent ainsi que l'hypothèse avancée par Jacques Ion soit « souvent validée ou disqualifiée a priori », sans vérification empirique, à l'exception de l'enquête présentée dans Annie COLLOVALD, dir., avec Marie-Hélène LECHIEN, Sabine ROZIER et Laurent WILLEMEZ, L'Humanitaire ou le management des dévouements..., op. cit. Frédéric SAWICKI et Johanna SIMÉANT, « Décloisonner la sociologie de l'engagement militant. Note critique sur quelques tendances récentes des travaux français », art. cit., p. 108.

4 « Il est vrai que, depuis plusieurs années, toute une série de transformations a affecté les modes d'actions militants et les représentations qui leur sont attachées : chute des effectifs, montée de l'abstentionnisme aux élections professionnelles, forte érosion des organisations communistes, réorganisations des liens entre syndicats et partis politiques, apparition de mouvements revendicatifs échappant au contrôle direct des organisations établies (coordinations, assemblées générales, associations de chômeurs), de nombreux syndicats autonomes, de phénomènes de dissidences, éclosion de causes de plus en plus individualisées, de protestations situées hors-cadre politique (…). La liste pourrait être continuée à l'infini. Elle suffit cependant à montrer que les raisons, tout comme la signification de ces transformations, sont complexes. Renvoyant à des processus largement différenciés, elles ne peuvent se résumer dans les termes généraux d'un évolutionnisme invoquant l'augmentation des aspirations à l'autonomie individuelle ou la montée d'un “processus d'individuation” d'autant plus problématique qu'en proposant une lecture linéaire des modifications qui touchent à l'espace militant, il leur prête un sens univoque et cohérent en oubliant de les resituer là où pourtant elles ont leurs genèses : dans le monde social et politique. » Annie COLLOVALD, dir.,