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Chapitre 1 : De la quête d'une « première fois » à la chronologie de l'investissement

III. De 1968 à 2006 : lieux et milieux de diffusion d'un répertoire organisationnel et de ses

Une partie du répertoire contestataire et des matrices conceptuelles dont Mai 68 précipite la circulation s'est maintenue jusqu'à aujourd'hui, parfois avec des déplacements importants. Il est difficile de retracer les canaux interpersonnels de communication3 à travers

lesquels se transmettent savoir-faire organisationnels et registres de justification des pratiques, qui relèvent davantage d'une atmosphère générale dans certaines sphères sociales ou d'un air du temps. Surtout, s'agissant de pratiques sociales et non d'innovations techniques, il semble plus sûr de repérer les lieux de socialisation, les groupes et milieux au sein desquels ont pu être répétés, inculqués, ressassés dans les échanges informels et finalement incorporés schèmes de perception et d'action. Cette dernière section est consacrée à l'identification de ces lieux et groupes, essentiellement à partir de sources secondaires. C'est dans les mobilisations étudiantes elles-mêmes, récurrentes (1), et dans certaines organisations de la gauche radicale, extrême gauche et « nouvelle gauche » (2), que se sont transmis pratiques et mots d'ordre jusqu'aux années 2000.

1. La continuité des mouvements étudiants

Outre les grands mouvements étudiants nationaux de masse (1973, 1976, 1986, 1995 et enfin 2006), lors desquels des dizaines de milliers d'étudiants semblent réinventer à nouveaux frais le même répertoire, la conflictualité a été très régulière dans les universités depuis 1968. La chronologie des mobilisations étudiantes (voir encadré 8) permet d'observer qu'il est très rare que plusieurs années se succèdent sans que des étudiants tentent au moins de construire une mobilisation, sans compter les luttes localisées qui sans être ici prises en compte sont tout aussi récurrentes. Dans ces conditions, malgré le renouvellement constant de cette population, il est à peu près impossible qu'une grève étudiante nationale se déroule en l'absence de passeurs ayant déjà expérimenté le répertoire contestataire. Une partie du

1 Cécile BLATRIX, op. cit., p. 108-110.

2 On pense par exemple au slogan « Je participe, tu participes, il participe, nous participons, vous participez, ils profitent » décliné sur plusieurs affiches de mai 1968.

répertoire organisationnel du Mai 68 étudiant se transmet ainsi dans les mouvements ultérieurs, avec quelques déplacements.

Encadré 8

Chronologie des mouvements étudiants (1969-2004)

1969 Contre la hausse des droits d'inscription ; grève des étudiants en lettres contre la « réforme des langues » ; grève contre la sélection en médecine.

1972 Grève contre le projet de « centres de formation professionnelle des maîtres ».

1973 Grève contre la réforme du premier cycle créant les Deug et la loi Debré réformant les sursis militaires.

1976 Grève contre la réforme du deuxième cycle.

1980 Grèves de soutien aux étudiants étrangers au printemps ; grèves contre la carte universitaire à l'automne.

1982- 1983

Contre le projet de loi Savary qui réforme l'enseignement supérieur.

1986 Grève contre le projet de loi Devaquet.

1987 Contre le manque de moyens.

1988 Contre le manque de moyens.

1994 Contre le Contrat d'insertion professionnelle (CIP).

1995 Contre le manque de moyens et le plan Juppé de réforme des retraites.

1998 Contre le Rapport Attali, qui amorce la réforme Licence-Master-Doctorat.

2002 Mobilisations contre la réforme Licence-Master-Doctorat (LMD).

2003 Mobilisations contre la suppression des maîtres d'internat et surveillants d'externat, contre la réforme des retraites, puis contre la réforme LMD et le projet de loi d'autonomie des universités.

2004 Mobilisations contre la réforme LMD.

Sources : Jean-Philippe LEGOIS, Alain MONCHABLON et Robi MORDER, « Le mouvement étudiant et l'Université, entre réforme et révolution (1964-1976) », art. cit., p. 295 ; Robi MORDER, « Années 1970 et 1980 : décompositions et recompositions », in Jean-Philippe LEGOIS, Alain MONCHABLON et Robi MORDER, dir., Cent ans de mouvements étudiants, op. cit., p. 104-111 ; Robi MORDER, Revendication et négociation dans le mouvement syndical étudiant en France

(1976-1987), Mémoire de DEA de Science politique, Université Paris 10-Nanterre, sous la dir. de

Michel DOBRY, p. 118-120 ; Jean-Paul MOLINARI, « 1985-1995 : dix ans de mouvements étudiants », in Robi MORDER, coord., Naissance d'un syndicalisme étudiant..., op. cit., p. 250-251 ; Sophie BÉROUD, « La rébellion salariale », in Xavier CRETTIEZ et Isabelle SOMMIER, dir., La

France Rebelle, Paris, Éditions Michalon, 2006, p. 301-302.

Les assemblées générales sont à présent régulières lors des grèves étudiantes. Les comités d'action, eux, disparaissent, mais se construisent en revanche les coordinations appelées de leurs vœux par les militants de la JCR. C'est d'abord dans les lycées que se consolide cette forme d'organisation, suite à « l'affaire Guiot ». En février 1971, un élève du lycée Chaptal à Paris, Gilles Guiot, en classes préparatoires, est arrêté alors qu'il sort du lycée au moment d'une manifestation, puis condamné. La mobilisation que l'affaire entraîne touche plus de lycéens qu'en Mai 68, et s'étend y compris à d'autres régions ainsi qu'à des collégiens.

En l'absence de syndicats lycéens, ce sont (sans surprise) la Ligue communiste et ses Cercles rouges qui sont à l'initiative d'un mode d'organisation du mouvement en coordination. Ce dernier permet en effet aux « groupes politiques » d'intervenir alors même qu'ils ne peuvent « prétendre en leur nom propre à la conduite du mouvement »1. Le principe de la coordination

est le suivant : « dans chaque lycée en grève, les assemblées générales doivent élire un comité de grève, et chaque comité de grève élit deux élèves pour former une coordination des comités de grèves en région parisienne »2. La première réunion regroupe les délégués de 27

lycées parisiens à Chaptal et appelle à une manifestation réussie, tandis que les deux suivantes en représentent une centaine. Gilles Guiot est libéré le 19 février. C'est donc par le biais des lycées que les militants de la JCR, fusionnée en 1969 dans la Ligue communiste, introduisent la coordination dans le répertoire de la jeunesse scolarisée, faute d'avoir pu l'imposer en 1968.

La formule est transposée dès l'année suivante dans le milieu étudiant3, lors de la grève

contre le projet de « centres de formation professionnelle des maîtres », et surtout en 1973 lors d'une mobilisation qui touche l'ensemble de la jeunesse scolarisée, contre la loi Debré réformant les sursis militaires et, dans les universités, également contre la réforme du premier cycle qui crée les Deug. Du 22 mars au 10 avril, 500 000 jeunes manifestent dans 300 villes. Se mettent en place : une coordination lycéenne, cette fois nationale, une coordination étudiante, et même une coordination de l'enseignement technique initiée par Lutte ouvrière. Finalement, le Deug et la réforme des sursis ne sont pas retirés, mais simplement amendés. À partir de ce moment, des coordinations sont mises en place lors de la plupart des mobilisations étudiantes d'ampleur nationale, avec des positionnements variables mais globalement mitigés des deux Unef à leur égard. Les coordinations étudiantes prospèrent en effet dans les années 1970 sur les cendres de la « grande Unef ». En 1971, elle scissionne en une Unef-Unité syndicale (US) et une Unef-Renouveau, qui restent toutes deux très minoritaires et contestent le principe de la coordination sans pouvoir le contrer. De ce point de vue, « la coordination de délégués élus dans des assemblées générales de grévistes, chère à l'extrême gauche est une réponse tactique à la disparition d'un syndicalisme représentatif »4. Les groupes politiques

d'extrême gauche ne disposent pas davantage d'une audience leur permettant de se présenter comme les « porte-parole de dizaines de milliers d'étudiants en action »5. Ils n'en sont pas

moins omniprésents dans ces luttes et dans leurs coordinations, à commencer par la Ligue communiste, ce qui leur permet de les diriger dans un cadre unitaire qui les rassemble et qui

1 Robi MORDER, « Années 1970 et 1980 : décompositions et recompositions », art. cit., p. 103. 2 Ibid.

3 Robi MORDER, « Les répertoires d'action collective des mouvements étudiants », art. cit., p. 6.

4 Jean-Philippe LEGOIS, Alain MONCHABLON et Robi MORDER, « Le mouvement étudiant et l'Université, entre réforme et révolution (1964-1976) », art. cit., p. 295.

rejoint leurs préoccupations idéologiques.

La grève de 1976 contre la réforme du deuxième cycle « correspond au modèle désormais classique : assemblées générales, coordinations nationales des délégués, adoption de plateforme, décisions de manifestations, désignation d'un collectif national représentant la coordination, etc. »1 Se soldant par une nouvelle défaite, elle est souvent vue comme le

dernier souffle étudiant des années 1968, ouvrant sur un affaiblissement de la contestation jusqu'au mouvement de 1986 contre le projet Devaquet. Ici comme ailleurs, l'arrivée de la gauche au pouvoir mettrait un coup d'arrêt aux luttes. C'est négliger le fait que des mobilisations, certes minoritaires, permettent de reproduire le répertoire dans le temps. Dès 1982 en effet, la protestation s'organise contre le projet de réforme Savary de l'enseignement supérieur. Paradoxale, cette mobilisation confirme justement l'institutionnalisation du répertoire organisationnel des années 1968 en ce qu'il peut être remobilisé par des groupes qui n'ont rien à voir avec ses promoteurs initiaux. Projet d'un gouvernement socialiste, la réforme Savary est contestée par la droite et par l'extrême gauche, tandis que l'Unef-Renouveau la soutient et que la nouvelle Unef-ID (indépendante et démocratique, issue en 1980 d'une fusion de l'Unef-US et du Mouvement d'action syndicale, d'inspiration autogestionnaire) tergiverse. Or la droite recourt au répertoire contestataire étudiant étiqueté à gauche (voire à l'extrême gauche), avec non seulement des grèves et manifestations, mais « À partir des juristes de Malakoff (Paris 5), une coordination étudiante “apolitique” qui se tient, avec une forte présence de l'Uni2, mais aussi de l'extrême droite. »3 Dans les assemblées générales, l'extrême

gauche tente de reprendre la main et parvient à réduire le poids de ces derniers, tout en s'efforçant de mettre en place sa propre coordination. La loi est finalement promulguée le 24 janvier 1984.

Le répertoire organisationnel des AG et des coordinations est ainsi peu à peu routinisé, banalisé, ce qui le rend mobilisable par des courants politiques et syndicaux variés qui n'y mettent pas les mêmes significations que ceux qui l'ont historiquement porté au nom de mots d'ordre de « démocratie directe » ou d' « auto-organisation » – et qui continuent à le faire. Autre déplacement important : la procéduralisation des modalités de fonctionnement dans les AG et coordinations. Les réflexions sur les procédures viennent notamment des États-Unis4, et

visent à remédier aux rapports de domination décelés dans les structures les plus spontanéistes5. Certaines des pratiques qu'elles recommandent ont circulé via les mouvements

1 Robi MORDER, « Années 1970 et 1980 : décompositions et recompositions », art. cit., p. 106-107.

2 Union nationale interuniversitaire, syndicat d'étudiants et d'enseignants étiquetés à droite voire à l'extrême droite.

3 Robi MORDER, « Années 1970 et 1980 : décompositions et recompositions », art. cit., p. 111. 4 Francesca POLLETTA, op. cit., p. 189-201.

altermondialistes pour se diffuser dans les AG de la fin des années 2000, alors que dans celles de 1968, en dehors de la rotation des tâches pour les membres de la tribune, les règles encadrant les débats et les votes étaient peu élaborées. Tandis que les années 1968 valorisaient l'assemblée générale en elle-même, en tant qu'outil d'expression et base d'un système pyramidal de prise de décision via les coordinations, la « démocratie » des AG devient non un donné mais un objectif à atteindre au moyen de dispositifs particuliers, sur lesquels d'ailleurs les avis divergent.

Comme on le verra, ce sont principalement les courants politiques et syndicaux positionnés à la gauche de l'Unef qui s'attachent dans les années 2000 à diffuser, à raffiner et à faire appliquer ces procédures supposées parfaire le caractère démocratique qu'ils attribuent aux AG. Tout se passe comme si l'intérêt des militants étudiants d'extrême gauche, dont certains se disent « révolutionnaires », s'était déplacé des soviets ou conseils – et de leurs équivalents supposés, comme les comités d'action – aux AG. Ils font à présent de ces dernières un lieu central de la « démocratie » dans les grèves, ce qui justifie une attention soutenue à la façon dont elles se déroulent et aux règles qui y encadrent les débats et les votes. On peut mettre en lien ce déplacement de l'intérêt de certaines fractions du milieu militant étudiant vers les AG avec l'éloignement progressif d'une perspective révolutionnaire. Peu à peu, l'enjeu des luttes n'est plus tant pour elles de construire des organes révolutionnaires et un double pouvoir – objectif politique –, mais simplement de parvenir, a minima, à impliquer le maximum de participants dans les prises de décision, dans le contexte d'une autonomisation des mouvements sociaux qui se construisent à distance du champ politique1. On voit en tout

cas que sur toute la période, des organisations ou courants politiques contribuent à assurer la reproduction de pratiques et de mots d'ordre dans les mouvements étudiants.

2. Des organisations dormantes

Le répertoire contestataire étudiant et les mots d'ordre qui l'accompagnent ne se transmettent pas seulement au cours des mobilisations elles-mêmes. Même en période de faible conflictualité, la continuité du répertoire est assurée par les membres d'organisations politiques privilégiant les universités parmi leurs secteurs d'intervention, à commencer par la LCR qui recrée en 1979 les Jeunesses communistes révolutionnaires (JCR). Certaines structures ont ainsi joué le rôle d'organisations dormantes, c'est-à-dire qu' « entre deux vagues

http://www.jofreeman.com/joreen/tyranny.htm. Consulté le 26 avril 2014.

1 Lilian MATHIEU, L'Espace des mouvements sociaux, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, 2012, p. 121-149.

de mobilisation »1, elles ont « [assuré] la survie de réseaux activistes » et « [maintenu] vivant

un répertoire de buts et de tactiques »2. C'est le cas non seulement de la LCR3, mais aussi des

réseaux libertaires, au sein notamment de l'Organisation révolutionnaire anarchiste (Ora), puis de l'Union des travailleurs communistes libertaires (UTCL), et finalement d'Alternative libertaire (AL)4. Dans ces organisations, les militants étudiants ont accès à une littérature

interne (documents de formation, journaux, ouvrages, motions de congrès) qui transmet la mémoire des luttes et l'entoure d'attendus normatifs. Mais surtout, ils rencontrent d'autres militants, qui les forment et avec lesquels ils débattent, construisant des ponts entre différentes périodes de mobilisation : dans ce cadre, des normes, des valeurs, des recettes tactiques et stratégiques circulent, sous la forme de maximes de l'action collective énoncées en réunion ou dans des conversations informelles.

Si la LCR et les JCR ont perpétué le registre de justification d'inspiration soviétique des coordinations, les courants libertaires cités défendent la souveraineté des AG dans les grèves, contre la mise en place de directions fussent-elles issues de la « base ». Sans être défavorables au principe des coordinations ni nier l'existence d'acteurs amenés à jouer un rôle central dans les grèves, ils leur attribuent une simple fonction d' « animation des luttes » (voir encadré 9). Tout en se disant « révolutionnaires », ils rejettent les mécanismes de délégation et d'avant-gardisme, ce qui les conduit à s'intéresser avant tout à l'échelon des AG, qu'ils pensent comme préfiguratives de l'organisation de la société qu'ils revendiquent. On retrouve ici la coexistence et la concurrence de deux registres de justification de l'organisation en AG et coordinations : l'un de type soviétique, l'autre qui fait de la participation individuelle sans délégation le centre de la démocratie dans les grèves.

Encadré 9

L' « animation des luttes » :

la perpétuation d'une doctrine en milieu libertaire

Les retraductions successives d'une doctrine de l' « animation des luttes » dans l'UTCL puis dans AL jusqu'aux militants étudiants de la fin des années 2000 constituent un cas exemplaire de la façon dont mots d'ordre et recettes tactiques ont pu se perpétuer au fil des décennies dans les organisations d'extrême gauche. En 1986, l'UTCL, issue dix ans plus tôt de son exclusion de l'Ora, énonce dans son

Projet communiste libertaire la « définition nouvelle du rôle des animateurs des luttes, non dirigiste,

anti-autoritaire »5 qu'elle tire des pratiques mises en œuvre par ses militants dans les grèves de

1 Verta TAYLOR, « La continuité des mouvements sociaux. La mise en veille du mouvement des femmes », (traduit de l'américain par Olivier Fillieule), in Olivier FILLIEULE, dir., Le Désengagement militant, op. cit., p. 231.

2 Ibid., p. 232.

3 Florence JOHSUA, « Les conditions de (re)production de la LCR », in Florence HAEGEL, dir., Partis politiques et systèmes partisans en France, Paris, Presses de la FNSP, 2007, p. 25-67.

4 Théo RIVAL, op. cit.

salariés auxquelles ils ont participé dans les années 1970 :

« Les travailleurs et les travailleuses les plus combatifs ont un rôle particulier à jouer, d'initiateurs, d'agitateurs, de guides, informant les travailleurs, les invitant à agir, leur proposant des objectifs et des formes d'organisation. Mais s'ils se donnent un projet autogestionnaire, ils doivent assumer une contradiction : être organisateurs et impulser l'auto- organisation, (…) leaders, voire dirigeants si nécessaire et engager les travailleurs à se diriger eux-mêmes. Cette contradiction vivante, cette dialectique, est nécessaire pour faire grandir la lutte autogestionnaire à partir des réalités concrètes (…). »1

Elle est reprise dans des termes similaires en 1991 dans le Manifeste pour une Alternative libertaire, le texte fondateur d'AL :

« Les militants peuvent apporter une aide décisive au déclenchement et à la conduite des luttes de masse. Loin de nier leur importance et la nécessité de leur action, nous proposons aux minorités conscientes et actives une conception autogestionnaire du rôle des animateurs des luttes. Placés souvent en situation active, organisateurs, porte-parole, coordinateurs, délégués, l'intervention des militants autogestionnaires est nécessairement contradictoire, puisqu'elle tend en même temps à l'autodirection des mouvements par la base, à la prise de parole par tous, qu'elle fait appel à la prise de conscience et à la responsabilisation collective. Cette dialectique vivante est nécessaire. Elle peut permettre d'éviter deux écueils : celui du dirigisme, et celui d'un spontanéisme où les minorités refuseraient d'assumer leurs responsabilités. »2

La doctrine de l'animation des luttes apparaît ainsi comme une solution aux contradictions auxquelles sont confrontés ces militants libertaires. Il leur faut en effet articuler leur intervention active dans les grèves avec les mots d'ordre d' « autogestion » ou de participation de la « base » dont ils se réclament, tout en se démarquant de la vision que donnent les courants léninistes de l' « auto- organisation », disqualifiée comme dirigiste et autoritaire.

En 2007, Jean est en quatrième année à l’ENS de Paris et agrégé de Mathématiques. Il a 24 ans. Ses parents sont syndiqués et font grève : son père est au Snes puis à Sud-Éducation, sa mère au Syndicat national unifié des impôts (Snui, membre de Solidaires). Après avoir participé aux manifestations lycéennes de 1998 contre la réforme Allègre dans la petite ville de province où il vit, il entre aux Jeunes Communistes, qu'il quitte au bout d'un an pour entrer à AL où il sera toujours très actif. En classes préparatoires à Orléans, il se rend aux réunions de Sud-Étudiant, puis intègre l'ENS en 2003, où il participe au mouvement des chercheurs la même année. Il se syndique à Sud-Étudiant Jussieu, où il suit des cours, deux mois avant le mouvement contre le Contrat première embauche. Il anime la lutte de 2006 à l'ENS avec d'autres militants qui y créeront à l'issue du mouvement un syndicat Sud- Étudiant. En entretien3, il reprend termes à termes la doctrine d'AL, expliquant que le rôle des

militants expérimentés n'est pas de diriger mais d'animer les mobilisations :

« Je suis pas un spontanéiste… ultra quoi et je pense qu’il faut qu’il y ait des… bah des…

[cherchant le mot] pas des militants d’élite ou je ne sais quoi mais des animateurs, qui

essayent d’amener, d’impulser un peu du débat dans les AG, de faire en sorte que t’aies des gens qui essayent de s’impliquer, de se prendre en charge, de prendre des responsabilités, quitte à se planter aussi, des trucs comme ça. »

Il s'oppose ainsi aux JCR et aux courants trotskistes en général qui prônent la direction des luttes par des « militants d'élite ». Les « animateurs » s'en distinguent dans la mesure où ils ne se contentent pas de proposer leur ligne politique à la grève, mais tentent de former les autres participants à « prendre des responsabilités » aussi. Il précise :

1 Ibid., p. 135-136.

2 Manifeste pour une Alternative libertaire, cité par Théo RIVAL, op. cit., p. 136.