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Nouvelles règles du jeu, nouveau modèle de développement et redéfinition du rôle de l’État dans la sphère

décennie 1980 – début de la décennie 1990

1.2.1 Nouvelles règles du jeu, nouveau modèle de développement et redéfinition du rôle de l’État dans la sphère

économique

À la fin du mandat du président García (1985-1990) la scène politique se caractérise par une polarisation idéologique extrême.

53 Une combinaison de trois facteurs principaux explique le surgissement de la violence interne et son développement (Arellano Yanguas, 2011 : 82). D’abord, la réforme agraire en s’attaquant au pouvoir politique des propriétaires terriens dans les zones rurales les affaiblit, ouvrant ainsi de nouveaux espaces politiques que l’État est incapable de remplir (Kay, 2001 in Arellano Yanguas, 2011 : 82). Ensuite, les résultats inégaux du gouvernement révolutionnaire des généraux constituent une source de frustration populaire qui augmente la popularité des discours radicaux (Mallon, 1998 in Arellano Yanguas, 2011 : 82). Enfin, l’absence de l’État dans les zones rurales à la fin des années 1970 permet la propagation de l’idéologie du Parti Communiste du Pérou - Sentier Lumineux dans ces espaces et lui permet de consolider sa présence dans de nombreux territoires andins (Arellano Yanguas, 2011 : 82).

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Affaibli par la droite, partiellement délégitimé par un gouvernement de gauche pro-étatiste et nationaliste et débordé sur sa gauche par les groupes armés violents, l’État péruvien voit son rôle et son action contestés. Lors des élections présidentielles de 1990 deux idéologies marquées par une volonté de réduction du rôle de l’État s’affrontent. D’une part, les libéraux souhaitent entreprendre une réforme drastique de l’économie, dans le sens de la liberté de marché, redéfinir le rôle de l’État en réduisant notamment son poids dans l’activité productive et son interventionnisme économique (Gonzales de Olarte, 1998 : 19 : 20). D’autre part, les groupes armés rebelles de la gauche radicale, le Parti Communiste du Pérou - Sentier Lumineux (PCP-SL) et le Mouvement Révolutionnaire Túpac Amaru (MRTA), engagés dans une lutte armée interne souhaitent détruire l’« État bourgeois » (idem : 20-21)54. Le processus électoral acte une

« pulvérisation des partis politiques » (idem : 20). Au premier tour, ils ne remportent que 20%

des voix des électeurs contre 80% pour les mouvements indépendants et nouveaux, qui regroupent certes parfois des partis politiques mais dont l’audience est bien plus large (idem).

« Après la transition démocratique [1980], la droite du spectre politique (Acción Popular, allié au Partido Popular Cristiano) a déçu. L’alternative de l’APRA [1985-1990], en laquelle les électeurs ont cru, s’est, elle aussi, avérée désastreuse » (Lavrard-Meyer, 2010 : 58). Au second tour, c’est donc un indépendant et outsider politique, Alberto Fujimori, qui accède à la présidence du Pérou55.

Le nouveau président doit faire face à deux premiers défis. D’une part, le rétablissement des principaux indicateurs macro-économiques du pays. Cette situation implique notamment sa réinsertion sur la scène économique et financière mondiale (Gonzales de Olarte, 1998 : 22).

54 Le MRTA n’écarte toutefois pas l’action politique voire la participation parlementaire.

55 Le terme d’outsiders politiques renvoie aux acteurs politiques externes au jeu politique traditionnel. Alberto Fujimori entre parfaitement dans cette catégorie. Ingénieur agronome et ancien recteur de l’université agraire de Lima, affectueusement appelé « El Chino », « le Chinois » du fait de son phénotype (il possède la double nationalité péruvienne et japonaise), il remporte la présidence, appuyé par un vote populaire, notamment dans les Andes du sud. Son principal adversaire, Mario Vargas Llosa, s’il entre également dans cette catégorie des outsiders politiques, puisque écrivain, représente la droite libérale et l’élite politique, économique, culturelle voire « raciale

» ou « pigmentocratique » liménienne traditionnelle. La catégorie d’outisder est donc bien plus opérante pour le candidat Fujimori. Cette oposition se retrouve dans le choix des électeurs. « Le vote fujimoriste du deuxième tour des élections de 1990 est [...] plutôt un vote de provinces pauvres, mais plus spécifiquement encore un vote andin, particulièrement fort dans les Andes du sud » (Lavrard-Meyer, 2010 : 126-127). Néanmoins, la structuration du champ politique péruvien autour d’une figure autocratique n’est pas un phénomène nouveau. Elle peut même être considérée comme « […] la véritable ˝tradition politique˝ péruvienne » (idem : 197). « ˝La normalité ce qui peut être qualifié de ‘traditionnel’ au Pérou depuis 1920, n’est pas un système de partis compétitif mais bien les régimes exclusifs et autocratiques […], les ‘Etat-partis’, qui capturent le pouvoir et ne veulent pas s’en détacher, contrairement à la démocratie de partis, pluraliste par nature, qui favorise l’opposition parlementaire et l’alternance au pouvoir˝ explique Pedro Planas, en distinguant les grandes périodes illustrant cette thèse : le

˝leguiisme˝, le ˝benavidisme˝, l’˝ordriisme˝, le ˝velasquisme˝ et enfin le ˝fujimorisme˝ » (idem).

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D’autre part, la consolidation d’une alliance politique pour maintenir une relative stabilité des institutions, ou tout au moins leur fonctionnement, le nouveau président ne disposant pas de majorité au Congrès (idem). Contrairement au programme de réformes modérées que le candidat Fujimori promeut pendant la campagne, le président Fujimori opte dans la première partie de son mandat (1990-1992) pour une gestion macroéconomique orthodoxe stricte. Il embrasse pour cela les théories néo-libérales en vogue à l'échelle mondiale (Balbi, 1997 : 29-58 ; Gonzales de Olarte, 1997 : 74-76, 1998 : 12-19, 2007 : 72-82).

Pour les organisations financières internationales, la renégociation et le paiement de la dette externe s’imposent comme une condition sine qua non de l’accès renouvelé du Pérou aux crédits internationaux. À l’échelle internationale, les nouveaux prêts accordés aux États s’inscrivent dans une dynamique globale. Ils sont conditionnés à l’adoption d’une série de réformes politiques et économiques qui prennent la forme de plans d’ajustement structurel (PAS), conceptualisées et introduits par les organisations financières internationales avec le relai des gouvernements nationaux qui font appel à elles (Campbell, Hatcher, Lafortune, 2005 : 74). Les États endossent dès lors un rôle de « facilitateur » (idem : 75) des intérêts privés, ou « d’agent méta-régulateur » (Svampa, 2013 : 36) de l’économie. Les PAS marquent le changement de la période de la mondialisation dite de la substitution des importations qui couvre la période comprise entre les années 1940 et la fin des années 1970/le début des années 1980, à celui de la mondialisation néo-libérale comprise entre les années 1980 et les années 2000 (Amir, 1970a, 1970b, 1973, 1976 ; Prebisch, 1964, 1981 ; Velut, 2008 : 21). Cette transition entre deux temps de la mondialisation entraîne une évolution mécanique du paradigme dominant du développement. Au cours de la première période, le développement est assimilé à la croissance économique nationale alors que le développement mondial localisé oriente les politiques de développement au cours de la deuxième période (Velut, 2008 : 21).

Les valeurs orientatrices du développement changent également. Si l’intérêt général constitue la valeur orientatrice du développement au cours de la phase de la mondialisation comprise entre les années 1940 et les années 1980, la période comprise entre les années 1980 et les années 2000 est marquée par la prédominance du profit (Velut, 2008 : 21)56. Plus exactement, les organisations financières internationales envisagent les PAS comme un levier à même

56 À noter toutefois qu’au Pérou le changement des règles du jeu au début de la décennie 1990 traduit plutôt une imbrication de ces deux moments dans la mesure où, si le profit n’est pas écarté et est au contraire recherché tant par les acteurs privés que par l’État (sous la forme de revenus des exportations et des privatisations), la transformation des règles est assumée au nom de la reprise de la croissance économique nationale et de l’intérêt général.

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d’augmenter les recettes des États et de rembourser leurs dettes (Gonzales de Olarte, 1998, 2007 ; Lavrard-Meyer, 2010). Ces plans impliquent une refondation des règles du jeu en interne dans un schéma où la puissance publique doit se recentrer sur ses fonctions régaliennes. En interne l’augmentation des recettes passe par la réforme de la pression fiscale et la baisse des dépenses publiques. Les recettes externes doivent elles augmenter grâce à la reprise d’une certaine compétitivité de la production locale et aux exportations (idem). De fait, les PAS sont également envisagés comme un moyen d’amélioration du bien-être des populations. L’adoption de nouvelles règles économiques doit permettre l’enrichissement de la nation et donc la baisse mécanique du nombre de pauvres (Lavrard-Meyer, 2010 : 44).

L’ajustement structurel doit promouvoir à la fois le libéralisme économique interne, avec des mesures de privatisation, de libéralisation du marché du travail, du marché financier, la suppression des subventions et des contrôles des prix, et le libéralisme externe avec des mesures de libéralisation commerciale et financière. Le rôle de l’État est de garantir le bon fonctionnement des marchés. C’est seulement de ces réformes libérales structurelles, de ce rétablissement des « grands équilibres » et de la maîtrise de l’inflation que découlera une croissance optimale de la production (idem : 147-148).

Le président Fujimori prend ses fonctions le 28 juillet 1990. Entre le début et la fin du mois d’août 1990, l’inflation passe de près de 400% (397% en moyenne) à près de 8000% (environ 7650% ; Gonzales de Olarte, 2007 : 15). L’effondrement du modèle de développement précédent entraîne un changement des conceptions jusque-là communément admises dans le pays ce qui permet au nouveau président d’acter une transformation radicale et profonde des règles du jeu (Balbi, 1997 : 34).

C’est la fin du large consensus à propos du rôle négatif joué par le Fonds monétaire international (FMI) et ses recommandations, imposées pour honorer la dette et destinées à faire face à la crise, et qui étaient auparavant perçues comme étant draconiennes […] Ce consensus cède la place à la conviction que l’« aide » apportée par le FMI et d’autres organismes internationaux est indispensable, opinion fondée sur l’idée selon laquelle le pays ne peut pas se développer seul. Cette conception […] marque l’apparition d’un nouvel état d’esprit. Celui-ci repose sur une constatation : la nécessité pour le pays de s’insérer dans une économie concurrentielle et mondialisée. Il est aussi caractérisé par l’impression que le Pérou est incapable d’aller de l’avant sans aide étrangère et ne peut compter essentiellement sur ses propres forces. Cette opinion commune se nourrit de la conscience du contexte de mondialisation et de dérégulation qui imprègne l’économie internationale, et qui exige compétitivité, efficacité et capacité à exporter pour permettre que l’économie nationale soit concurrentielle […] le projet de A. Fujimori est de plus en plus clairement accepté. Crédible ou non, il propose une alternative au modèle de substitution des importations, qui tient dans l’équation suivante : accepter et supporter l’ajustement comme seule alternative à la crise ; réintégrer le marché international en réglant la question de la dette avec le FMI ; à partir de là, compter sur une aide extérieure et des prêts de l’étranger ; parier sur le redémarrage de l’économie grâce aux investissements étrangers ; espérer, enfin, la création d’emplois (idem : 34-35, 38).

En concertation avec le Fonds monétaire international, la Banque mondiale et la Banque interaméricaine de développement, le président Fujimori accepte donc l’application d’un PAS

« néo-libéral », c’est-à-dire un réalignement institutionnel des formes de gouvernement de la

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sphère étatique publique vers de formes de gouvernance inspirées de la sphère marchande et de la sphère privée (Bridge, Perreault, 2008 : 486). Ce programme s’appuie sur les trois mots d’ordre des nouvelles règles du jeu politico-économique mondial promues dans le cadre du fameux « Consensus de Washington » et de la mondialisation néo-libérale : libéralisation, privatisation et dérégulation. La libéralisation et l’instauration consécutive de nouvelles règles doit être abordée « […] sous l’angle de la création d’un environnement favorable aux investissements afin de laisser libre cours aux forces du marché » (Campbell, Hatcher, Lafortune, 2005 : 74).

[Plus précisément, le] « ˝consensus de Washington˝ est le nom donné à la liste de dix prescriptions économiques d’inspiration fortement libérale recommandées aux économies en difficultés (notamment latino-américaines) par l’économiste John Williamson en 1989 à Washington. Celui-ci soutient qu’elles représentent alors l’opinion des principales institutions financières internationales et américaines. Les prescriptions du Consensus sont les suivantes : discipline budgétaire ; orientation des dépenses publiques aussi bien vers la croissance économique que la répartition équitable des revenus ; réformes fiscales pour obtenir une large assiette fiscale et des taux marginaux d’imposition faibles ; libéralisation des marchés financiers ; création d’un taux de change stable et compétitif ; libéralisation du commerce ; abolition des barrières à l’entrée sur le marché et libéralisation des investissements internationaux ; privatisations ; déréglementation ; protection de la propriété privée (Lavrard-Meyer, 2010 : 147).

Afin de moderniser la structure économique nationale, l’État péruvien promeut les intérêts des acteurs économiques privés sur la scène nationale et se retire de la production57. Le modèle de développement fondé sur l’industrialisation par substitution aux importations est abandonné (idem ; Balbi, 1997). En adoptant ce PAS, l’État péruvien introduit donc de nouvelles règles du jeu qu’il accepte, abandonne son rôle de producteur pour endosser celui de garant du libre jeu des forces du marché (Lavrard-Meyer, 2010 : 175)58.

Le nouveau modèle instauré s’exprima à travers un programme d’ajustement structurel dont l’objectif central était de s’attaquer aux déséquilibres macroéconomiques, transformer radicalement la structure productive du pays et l’orienter principalement vers la croissance de la production de biens marchands d’exportation. L’ensemble des mesures engagées était axé autour de la réforme des structures institutionnelles qui régissaient la production, la circulation, la distribution et la consommation, redéfinissant les rôles économiques de l’État et du marché (Bedoya et al., 2013 : 78).

Les PAS ne visent pas seulement une réforme du marché dans le sens d’un plus grand « laisser faire », et l’État dans le sens d’un recentrage sur les fonctions régaliennes mais ils tentent aussi de réformer l’action collective et ses règles (Gonzales de Olarte, 1998 : 11). Ils constituent en

57 Cette situation implique de fait un changement d’orientation et/ou une recomposition de la structure productive et partant, du territoire national (cf. chapitres n°2 et n°3).

58 Cette stratégie politique de basculement du côté de l’orthodoxie économique n’est toutefois pas inédite, la dernière phase libérale datant du retour à la démocratie libérale et des civils aux affaires sous la présidence Belaúnde (BCRP, 1989 : 19 ; Lavrard-Meyer, 2010 : 51-54, 2012 : 122-123 ; Suárez, 1992 : 74).

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ce sens un projet politique (idem ; Bridge, Perreault, 2009 : 486 ; cf. seconde partie de cette thèse).

[Le PAS néo-libéral peut se définir comme] un ensemble de mesures politiques qui ont pour objectif de réformer la structure institutionnelle qui régit la production, la circulation, la distribution et la consommation dans un pays, en redéfinissant les rôles économiques de l’État et du marché et les règles du jeu au niveau microéconomique, afin de développer une économie capitaliste compétitive et ouverte. Les réformes ont pour objectif une profonde transformation du modèle d’économie mixte, de l’État bienfaiteur ou providence, de la structure sociale, des comportements et de la culture économique et, en fin de compte, du pouvoir économique et politique (Gonzales de Olarte, 1998 : 26).

Dans ce contexte, l’État n’apparaît plus comme le garant de l’intégration sociale et confie en partie au marché « […] le soin de garantir et d’accroître les droits des citoyens » (Balbi, 1997 : 31).

La situation péruvienne du début de la décennie 1990 est singulière dans le mesure où le PAS est appliqué avec l’appui des forces armées nationales et d’acteurs institutionnels économiques extérieurs (les organisations financières internationales) par un outisder politique, qui avait en outre fait campagne sur des réformes modérées, ce qui fait dire à Gonzales de Olarte (1998) que « […] l’ajustement économique eut un caractère orthodoxe, alors que l’ajustement politique fut hétérodoxe » (idem : 23)59.

Plus précisément, l’ère Fujimori (1990-2000), qui pose les bases du nouveau cadre économique péruvien, est marquée par trois périodes économiques distinctes (Gonzales de Olarte, 2007 : 15-19).