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La dissolution progressive des innovations : les débats autour des programmes d’histoire (1958-1968)

A) La dispersion des engagements des enseignants

2) De nouvelles mobilisations syndicales

Les années 1950 et 1960 constituent une période où le syndicalisme enseignant se développe largement501. Le SNI et le courant majoritaire de la FEN occupent alors une place importante dans le jeu syndical. L'importance des effectifs de la FEN et de ses syndicats, qui représentent en 1963 300 000 adhérents, la place en position dominante, voire hégémonique, dans les commissions paritaires et dans l'arène des négociations avec le ministère. Bien que minoritaires, les membres du SGEN s'investissent fortement dans les réflexions pédagogiques et certains d'entre eux politisent leur engagement lors de la guerre d'Algérie en soutenant les collègues syndicalistes algériens502. L’étude des civilisations extra-européennes soutenue par les militants de ce syndicat prend son sens à la fois dans la lutte anticoloniale et dans la concurrence avec les syndicats en place.

Le SGEN dispose dans les années 1960 de structures chargées de proposer des projets relatifs aux questions pédagogiques.Ce syndicat dénonce le mode d'élaboration des projets de programmes discutés au CEGT et au CSEN dès la fin des années 1950. Il prétend participer à l’élaboration des politiques éducatives :

« Nous pensons que la fonction d'un syndicat tel que le nôtre n'est pas seulement de définir des intérêts matériels mais aussi de prendre en charge l'ensemble des problèmes de la profession, de réfléchir sur eux et de leur proposer des solutions. Cette conception du syndicat nous interdit donc d'accepter des réformes de programmes élaborées en secret et sans la participation des enseignants, syndicats ou sociétés de spécialistes [...]. Dans une démocratie digne de ce nom, on conçoit mal que des programmes dont dépend la formation des futurs citoyens puissent résulter de quelques conciliabules d'antichambre. »503

L'école est conçue par le SGEN comme un instrument de lutte contre les inégalités sociales. La Commission pédagogique nationale est présidée jusqu'en 1963 par Jacques Natanson qui laisse alors place à Antoine Prost [Encadré biographique n°4]. L'action pédagogique conduite par ce dernier s'intensifie à partir de 1964. Un comité de liaison pédagogique chargé d'assurer

500 « Réunion de comité du 20 janvier 1966 », BSPHG, n°196, février 1966, p. 518. 501 Bertrand Geay, Le syndicalisme enseignant (2ᵉ éd.), Paris, La découverte, 2005, 122 p.

502 Madeleine Singer, Histoire du SGEN 1937-1970, le syndicat général de l'Éducation nationale, Lille, PUL,

1987, 669 p. ; Madeleine Singer, Le SGEN, des origines à nos jours, Paris, Cerf, 1993, 352 p.

503 Jacques Natanson, Antoine Prost, « Rapport pédagogique du congrès de Marseille », Syndicalisme

les échanges d'informations entre militants actifs s'organise. Un bulletin ronéotypé paraît plusieurs fois par an. À Paris et en province, se mettent également en place des commissions pédagogiques qui rassemblent régulièrement des adhérents de toute catégorie. La Commission pédagogique d'Orléans, dans laquelle milite Antoine Prost, a élaboré en 1960-1961 un rapport sur la réforme des programmes504 qui synthétise le point de vue du SGEN sur les curricula505. Celui-ci est présenté lors du Congrès national de 1964. Les membres du comité pédagogique national proposent un projet de réforme des programmes innovant. Celui-ci n’est pas conçu autour d'un compartimentage disciplinaire mais s'organise autour de trois axes : le pilier mathématiques, le pilier social et le pilier personnel.

Encadré biographique n°4 Antoine Prost (né en 1933)

Né le 29 octobre 1933 à Lons-le-Saulnier (Jura). Il étudie au lycée du Parc à Lyon puis à l’ENS de la rue d’Ulm, à l’IEP et la faculté de Lettres de Paris. Agrégé d’histoire en 1957, il obtient un doctorat de troisième cycle de sciences politiques en 1962. Il devient docteur d'État ès Lettres en 1975. De 1960 à 1962, il est professeur au lycée d’Orléans. De 1962 à 1969, il est assistant puis maître-assistant à la Sorbonne et parallèlement maître de conférences (1963-1970) puis professeur à partir de 1972 à l'IEP Paris. Nommé maître de conférences à Orléans en 1969, il est professeur à Paris-I depuis 1979 et directeur du Centre de Recherches d’Histoire des Mouvements Sociaux et du Syndicalisme. En 1982-1984, il est président du conseil d’administration et du conseil scientifique de l’INRP, il est ensuite nommé directeur scientifique adjoint au CNRS de 1985 à 1986. Il rejoint le cabinet du Premier Ministre en 1988 où il a en charge les questions d’enseignement. Il redevient professeur à Paris-I en 1992 puis professeur émérite. Il est l’auteur de nombreux ouvrages notamment sur l’histoire de l’éducation et sur les anciens combattants.

En 1960 à son retour d'Algérie, il adhère au SGEN à l’invitation d’un ami de khâgne, Jacques Julliard. Il est chargé entre 1962 et 1970 des questions pédagogiques au bureau du SGEN. Il représente ce syndicat au colloque d’Amiens et la CFDT à la commission de l’éducation des IVe et Ve Plans de 1962 à 1967. Il quitte le SGEN en 1976.

Sources : Claude Lelièvre, Christian Nique, « Antoine Prost », Bâtisseurs d’école, op.cit., p. 473-475 ; Antoine Prost,

« 1968, ou la politisation du débat pédagogique », in Jacques Girault (dir.), Les enseignants dans la société française au

XXe siècle. Itinéraires, enjeux, engagements, Paris, Publications de la Sorbonne, 2004, p. 147-164.

L'enseignement de l'histoire est incorporé dans le « pilier social ». La place accordée au récit historique est jugée essentielle pour apprendre aux élèves les concepts de temporalités. Cela conduit à effectuer une sélection drastique des faits, à ne retenir que les plus pertinents d'entre eux, à renoncer à la continuité chronologique qui conduit fréquemment à l'exhaustivité et à l'encyclopédisme:

« Tout en répudiant verbalement l'histoire événementielle, [les programmes] restent en effet fidèles à l'une de ses exigences - ou de ses illusions - les plus fondamentales : celle de la continuité du récit historique. De la sorte, il y a un alourdissement des programmes : les insuffisances du récit des événements politiques étant dénoncées, on greffe des dimensions économiques, sociales et culturelles.

504 Antoine Prost, « Rapport sur la réforme des programmes », Syndicalisme universitaire, n°246, 11 octobre

1961.

505 Les principes de ce projet sont approuvés lors du congrès de Marseille en avril 1962 : Madeleine Singer, Le

Les manuels se gonflent de statistiques et de reproductions d'art. Mais il faut rester fidèle au récit continu : de la sorte, la tâche devient infinie [...]. L'ambition est noble mais la pratique se révèle désastreuse. Le souci d'intégrer au récit des événements politiques les dimensions nouvelles - économique, sociale, technique, etc. - d'une histoire globale, conduit à faire foisonner les perspectives autour d'un fil directeur qui reste comme par le passé, car il faut bien convenir que c'est encore le plus clair, la succession des règnes ou des ministères. »506

Antoine Prost plaide ainsi pour une approche élargie de l'histoire comprenant les aspects économiques, sociaux, civilisationnels, politiques et militaires. L'événement est indispensable en histoire contemporaine pour la bonne compréhension des sociétés et du fonctionnement des institutions. Mais l'approche de l'histoire par le biais des civilisations est présentée comme idéale pour effectuer le tri et dispenser un enseignement humaniste :

« L'histoire des civilisations nous semble au contraire une discipline privilégiée pour mettre en évidence la relativité de l'homme à son environnement global mais elle risquerait elle aussi de dévier vers l'exercice de mémoire ou le verbalisme si nous prétendions tout enseigner de toutes les civilisations, en décrire une histoire complète. Choisir quelques civilisations, partir de l'homme. »507

La commission pédagogique du SGEN propose de changer les contenus et l'esprit des programmes d'histoire. L'enseignement des civilisations est perçu comme une innovation pédagogique permettant de changer le statut de l'enseignant : celui-ci doit être davantage un « maître » qu'un « savant »508.

La commission pédagogique nationale du SGEN est animée aux débuts des années 1960 par Claude Bourdet et Jacques Natanson. Elle a pour but de se prononcer sur les projets élaborés par la DGOPS dirigée par Jean Capelle, direction qui a fusionné en juin 1960 les trois directions d'enseignement509. Cette commission pédagogique met également au point un projet de réforme structurel étendant la scolarité obligatoire jusqu'à 18 ans et un tronc commun pour les élèves de 11 à 15 ans510. La réflexion pédagogique de ce syndicat prime sur la défense des intérêts strictement corporatistes511. Ses projets pédagogiques s'insèrent dans une réflexion globale qui défend « un service public d'éducation »512. Les militants du SGEN

506 Antoine Prost, « Rapport sur la réforme des programmes », Syndicalisme universitaire, n°246, 11 octobre

1961.

507 Ibid. 508 Ibid.

509 Les directions de l'enseignement du premier degré, du second degré et de l'enseignement technique

deviennent la Direction générale de l'organisation et des programmes scolaires.

510 Antoine Prost, Jacques Natanson, La révolution scolaire, Paris, Les Éditions ouvrières, 1963, 163 p.

511 L'analyse des contenus éditoriaux des revues syndicalistes montre l'importance de la pédagogie au SGEN :

André Robert, « Le syndicalisme enseignant et son discours (1968-1999) », Mots, les langages du politique, vol. 61, n°1, 1999, p. 105-123.

512 « La réflexion pédagogique n'est donc pour nous ni une douce manie, ni un alibi, ni un luxe, elle est elle-

même syndicale, car notre syndicalisme est revendication d'un service public d'éducation qui réponde effectivement aux impératifs économiques en même temps qu'aux valeurs humaines et démocratiques », in E.

défendent « la culture moderne »513 : l'accumulation des connaissances, favorisée par les programmes et les pratiques en cours, doit faire place à la pédagogie active. L'élève doit avant tout « apprendre à apprendre ». L'enseignant est invité à dialoguer avec l'inspecteur et à ne pas accepter une situation de domination514. Durant les années 1960, le SGEN est favorable à la mise en place d’un tronc commun de quatre ans et à la formation des enseignants du premier et du second degré au sein d’instituts universitaires515. L'École doit devenir une institution ouverte sur le monde extérieur : les parents peuvent y participer, les apprentissages scolaires s'efforcent de préparer le futur adulte à s'insérer dans un monde moderne, les travaux pluridisciplinaires sont encouragés au sein des équipes enseignantes. On retrouve dans ces arguments défendus par le SGEN certaines évolutions du système éducatif britannique des années 1960-1970 étudiées par Basil Bernstein qui relève des modifications à la fois dans les curricula et dans les conceptions sur l'école qui illustrent le passage vers une « école ouverte »516. Les contenus sont moins spécialisés, les enseignants davantage polyvalents. Les relations pédagogiques sont moins hiérarchiques entre maîtres et élèves et la culture scolaire est plus perméable à la culture des élèves.

Les effectifs du SGEN doublent dans les années 1960 comme l’indique le graphique suivant. L'engagement du syndicat contre la guerre en Algérie et pour le principe d'autodétermination517 contribue à attirer de jeunes militants ou des enseignants expérimentés mais choqués par la dureté des combats518. Le SGEN est ainsi reconnu dans l'espace de la gauche politique et syndicale519. S'affirme alors une génération de catholiques et de jeunes attirés par le PSU : Jacques Natanson, Antoine Prost, Jacques Julliard, Pierre Sorlin, Michel Branciard520. Les militants du SGEN sont actifs et favorables à une réforme éducative et pédagogique. Selon Bertrand Geay, l’engagement du SGEN contre la guerre d’Algérie fait

Fousnaquer, « La recherche pédagogique, tâche fondamentale du SGEN », Syndicalisme universitaire, n°416, 12 janvier 1967.

513 Jacques Natanson, « La culture moderne », Syndicalisme universitaire, n°237, 2 février 1961.

514 Jean Mousel, « Messieurs les Inspecteurs généraux, c'est à vous de jouer », Syndicalisme universitaire, n°205,

16 janvier 1959.

515Madeleine Singer, Histoire du SGEN op. cit.

516 Basil Bernstein, « On the Curriculum », in Jean-Claude Forquin, Les sociologues de l'éducation américains et

britanniques, Bruxelles, De Boeck-INRP, 1997, p. 79-81 ; Basil Bernstein, « École ouverte, société ouverte? », in Jean-Claude Forquin, op. cit., p. 155-164.

517 L'historien Henri-Irénée Marrou, membre du SGEN, symbolise l'engagement des intellectuels catholiques

contre la guerre.

518 C’est par exemple le cas de Suzanne Citron, entretien avec l’auteure, 27 septembre 2007. 519 Bertrand Geay, op. cit., p. 72.

520 Véronique Aubert, René Mouriaux, Le syndicalisme enseignant en France, document de travail n°65, Paris,

entrer de plain-pied ce syndicat dans l’espace de la gauche politique521. Celui-ci joue également un rôle important lors du Congrès extraordinaire de Paris de la CFTC de novembre 1964, durant lequel de nouveaux statuts et un nouveau sigle (CFDT) sont adoptés.

La faiblesse des effectifs du SGEN par rapport aux bataillons de la FEN n'empêche pas ce syndicat d'avoir un certain poids au sein d'instances consultatives522. En 1965, aux élections aux commissions administratives paritaires nationales, le SGEN obtient 22,3 % des voix523, le SNES en rassemble 69,3 %. Même s'il attire de jeunes enseignants désireux de réformes, le SGEN reste minoritaire au sein du CSEN et du CEGT524. Or, c'est au sein de ces arènes que sont discutés les projets de programmes. La commission de l'enseignement du second degré est dominée par le SNES, syndicat rattaché à la FEN, dont certains membres relaient les demandes de la SPHG. Les réflexions menées par les enseignants syndicalistes à l’égard des contenus divergent : ceux du SGEN sont favorables à une réforme profonde des contenus alors que les militants du SNES sont fortement attachés aux contenus disciplinaires des humanités classiques comme le remarque Alain Dalançon :

« Il est incontestable que le misonéisme professoral d’alors, n’a pas encouragé une réflexion suffisante sur les adaptations des contenus et de la pédagogie à un enseignement qui était sur la voie de la massification. »525

Pour le SNES, les programmes doivent être nationaux et leur élaboration relève de la compétence des associations de spécialistes. La SPHG est donc l'acteur compétent en matière pédagogique :

« L'élaboration des programmes est l'affaire des sociétés de spécialistes plus que celle d'un syndicat, dont les interventions se limitent à des arbitrages entre cas litigieux. Mais nous avons toujours protesté contre les modifications abusives décidées par l'administration sans l'accord du personnel enseignant et demandé qu'en tout état de cause les modifications soient annoncées longtemps à l'avance. »526

Le SNES se présente davantage comme compétent pour la gestion des personnels, non pour proposer des réformes de contenus. Concernant l’enseignement de l’histoire-géographie, les liens sont entretenus entre le SNES et la SPHG grâce à des enseignants multipositionnels, comme la trésorière de la SPHG, Mademoiselle Limbour, qui est adhérente au SNES.

521 Bertrand Geay, Le syndicalisme enseignant, op. cit., p. 72. 522 Ibid., Chapitre 3, p. 58-77.

523 Antoine Prost, Histoire générale de l’éducation, op. cit., p. 381. 524 Cf. Annexe n°4, tome II.

525 Alain Dalançon, Histoire du SNES, plus d’un siècle de mûrissement des années 1840 à 1966-1967, tome I,

Paris, IRHSES, 2003, p. 160.

Graphique n°1

Source : Véronique Aubert, René Mouriaux, Le syndicalisme enseignant en France, document de travail n°65, Paris, FNSP-CEVIPOF, 1994, p. 182.

Le positionnement des enseignants d’histoire-géographie à l’égard des réformes diverge. Les dirigeants de la SPHG et du SNES « défendent » la discipline en privilégiant les contenus car ils conçoivent l’histoire comme formatrice pour le futur citoyen. Robert Hubac, Président de la SPHG en 1961, expose sa conception de l'enseignement historique :

« Professeurs d'histoire et géographie, nous avons conscience que notre enseignement est absolument nécessaire, non pas seulement pour apprendre un métier à de jeunes enfants, ou pour leur donner de la culture générale, mais pour former de bons Français, de bons citoyens français. Les enfants qui nous sont confiés, un jour, voteront. Il faut qu'ils puissent le faire en connaissance de cause. »527

Cette fonction civique stato-centrée paraît moins primordiale chez les militants du SGEN. Cette division à l’égard de la réforme de l’histoire scolaire s’observe également parmi les hauts fonctionnaires et les membres de l’exécutif des années 1960.

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