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L’enfouissement des réformes pédagogiques (1968-1974)

A) La formation d’une coalition fragile : Edgar Faure et les réformateurs au colloque de Sèvres (décembre 1968)

1) Un colloque inscrit dans une série de rencontres favorables à la réforme

Organisé en mars 1968 par l'AEERS680, le colloque d'Amiens ne devait être au départ consacré qu'à la formation des maîtres. L'ampleur des problèmes que soulevait ce thème conduisit ses organisateurs, généralement des universitaires, à étendre la thématique à l'ensemble de l'éducation. Plusieurs commissions se partagent la réflexion : une se consacre aux tâches de l'enseignant et aux évolutions des enseignements, une à la formation

677 Jean-Marie d'Hoop, « Rapport moral du Président », BSPHG, n°216, février 1969. 678 Ibid.

679 Edgar Faure (1908-1988) : Chargé des services législatifs de la présidence du Comité français de la

Libération puis du gouvernement provisoire à Alger, il est élu député radical-socialiste du Jura (1946-1958). Il devient sénateur du Jura à partir de 1959. Il siège dans sept gouvernements et en préside deux sous Vincent Auriol et René Coty. Il est nommé ministre de l'Agriculture (1966-1968) et de l'Éducation nationale (juillet 1968-juin 1969) sous la Cinquième République.

permanente et à la formation initiale, une aux recherches sur l'activité enseignante681. Celle consacrée aux enseignements condamne fermement l'organisation scolaire et la surcharge des programmes évalués par l'examen :

« Enseigner en effet consiste toujours à transmettre des connaissances fixées par un programme en vue d'un examen. Aucun enseignant ne peut sans risque pour ses élèves s'arracher du cercle infernal : examen... programmes... transmission. Enseigner consiste toujours [...] à faire suivre aux élèves une progression linéaire qui oblige tout le monde à gravir l'escalier marche après marche, avec les seuls recours de la répétition et du redoublement. Enseigner consiste toujours à traiter collectivement une classe dont les élèves ne sont concernés qu'individuellement. »682

Il est proposé de réorganiser les enseignements selon des cycles, de développer la pluridisciplinarité, l'ouverture des contenus enseignés sur le monde actuel, le travail entre enseignants d'une même équipe pédagogique.

Le colloque d'Amiens attire à la séance de clôture près de 700 personnes parmi lesquelles figurent des politiques : Alain Peyrefitte, des parlementaires de Picardie, des représentants de la municipalité d'Amiens, du ministre des affaires culturelles, de la recherche scientifique et du Ministère de la Jeunesse et des Sports. Le mathématicien André Lichnerowicz, un des organisateurs, résume ainsi les propositions du Colloque d'Amiens :

« 1/ Revoir les finalités et les conceptions de l'école

2/ renoncer à une conception intellectualiste et encyclopédique de la culture 3/ transformations des relations pédagogiques, de l'institution et de la vie scolaire 4/ repenser l'examen et les contenus scolaires

5/ changer la formation des enseignants, promouvoir une formation universitaire pour tous et une formation continue

6/ développer la recherche en éducation

7/ mise en place d'un plan décennal de rénovation de l'éducation et de la formation des maîtres. »683

Les participants semblent approuver les conclusions du colloque, comme le laisse supposer le discours tenu par Alain Peyrefitte le 17 mars 1968 :

« À parcourir vos textes, à écouter vos débats, j'ai eu l'impression que vos points de vue étaient, dans l'ensemble, assez proches des nôtres [...]. Nous voulons des maîtres qui soient moins les serviteurs d'une discipline que les serviteurs des enfants. »684

La réflexion de rénovation pédagogique est donc engagée avant Mai 68. Cet événement devient symbolique pour les partisans d’une réforme éducative importante, particulièrement

681 Colloque national d'Amiens, 15-17 mars 1968, AN, CAC, 1983 0401 article 13.

682 AEERS, Pour une école nouvelle, formation des maîtres et recherches en éducation, Actes du colloque

national d'Amiens, Paris, Dunod, 1969, p. 38.

683 André Lichnerowicz, « Discours de clôture », Colloque national d'Amiens, 15-17 mars 1968, AN, CAC, 1983

0401 article 13.

pour les jeunes enseignants685 dont certains sont à l'initiative des journées de Sèvres.

Durant les années 1960 apparaissent de nouvelles formes d'engagements chez les enseignants comme en témoigne l'exemple d'Enseignement 70. Cette association créée en 1961686 est formée uniquement d'enseignants du second degré opposés à la Société des Agrégés qui met alors en place une Société des jeunes agrégés687. Les agrégés appartenant à cette Société entretiennent l'esprit de corps688, un certain « racisme de l'intelligence »689 et défendent un type d'enseignement qui repose sur le maître et sa parole. Derrière ce projet d'éducation se cache une conception du social, de l'ordre politique. Leur bulletin,

L'Agrégation, légitime l'ordre établi, fait le lien entre conservatisme pédagogique et

conservatisme politique. Enseignement 70 peut être comparée à une petite « nébuleuse réformatrice » animée par de jeunes professeurs agrégés désireux de mutualiser des expériences pédagogiques publiées dans un bulletin de novembre 1962 à mai 1973690. Ces enseignants réfléchissent au renouvellement des pratiques pédagogiques dans le second degré, comme Philippe Joutard, alors professeur d’histoire-géographie à Marseille :

« Dans les années 60, quand j'étais professeur, je ne me suis pas simplement intéressé à la transmission de l'histoire mais comment la transmettre. Je fais partie des gens qui pensent que, contrairement à ce qui se passe un petit peu trop en France, la pédagogie est très importante. Il y a une sorte de mépris à l'égard de la pédagogie, c'est absurde! Et en particulier, les disciplines comme l'histoire, elles ne peuvent être une transmission magistrale. À plus forte raison maintenant, mais déjà dans les années 60, ça n'avait aucun sens. Donc, à partir de là, avec un certain nombre d'amis, on a réfléchi sur la manière de renouveler l'enseignement de l'histoire au niveau du second degré et moi- même, modestement, quand j'étais en 3e, je leur faisais faire des enquêtes, des choses qui paraissent

banales aujourd'hui. Je mettais mes élèves de 3e en équipe, etc. [...]. Je me suis beaucoup investi dans les pédagogies bien connues et en même temps, nous avons travaillé avec un certain nombre de jeunes enseignants des années 70, fin des années 60 et débuts des années 70, autour de la manière dont on pouvait rénover l'enseignement en France à la fois en brisant les cloisons disciplinaires : comment le prof d'histoire, le prof de lettres, le prof de philo peuvent travailler ensemble? »691

685 Philippe Joutard, entretien avec l'auteure, 20 juin 2008, Suzanne Citron, entretiens avec l'auteure, 2007 et

2008.

686 Marie-Dominique Bourraux, Jean-Pierre Chrétien, Jean Lecuir (coord.), Jacques Bourraux (1936-2003), une

simplicité qui libère, Paris, Karthala, 2005, 247 p.

687 Yves Verneuil, « Agrégation, ségrégation, désagrégation, la Société des Agrégés des années 1960 », in

Ludivine Bantigny et alii (coord.), Printemps d'histoire, op. cit., p. 169-178.

688 On retrouve dans l'idéologie de cette Société bien des aspects décrits par Pierre Bourdieu sur l'esprit de corps

consacré par des rites d'institution, in Pierre Bourdieu, « Les rites comme actes d'institution », ARSS, 1982, vol. 43, n°1, p. 58-63.

689 Pierre Bourdieu, « Le racisme de l'intelligence », in Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Paris, Minuit,

1984, p. 264-268.

690 La parution du bulletin s'arrête en mai 1973 en raison de la surcharge de travail qui pèse sur les bénévoles du

groupe, in « À tous nos lecteurs : vers la fin d’enseignement 70, Lettre de Jacques Bourraux, février 1973 », Enseignement 70, Supplément au n°53, janvier-février 1973.

Ce groupe se compose principalement d'agrégés qui ont étudié à la Sorbonne et sont inscrits dans des réseaux chrétiens de gauche. Jacques Bourraux apparaît comme emblématique des militants d'Enseignement 70 : il est membre de l'équipe universitaire de la JEC de 1955 à 1957, il préside ensuite la FGEL692 en 1958-1959. Il rencontre dans ces structures des étudiants chrétiens de gauche, qui sont syndiqués généralement à l'UNEF et se sont engagés contre la guerre d'Algérie. Ceux qui suivent des études d'histoire se retrouvent au sein du GEH693. Les historiens des débuts d'Enseignement 70 sont des camarades de promotion : Jacques Bourraux a obtenu le concours la même année que Jean-Pierre Azéma et Jean-Pierre Chrétien. Mais cette nébuleuse est pluridisciplinaire car on y retrouve des scientifiques comme Pierre Mesnard. Peu à peu s’y joignent d'autres enseignants comme Philippe Joutard et des sympathisants comme Suzanne Citron. Leur sensibilité politique est celle de la "deuxième gauche", celle de chrétiens de gauche, de socialistes « pas tellement marxistes »694. Les membres d'Enseignement 70 entretiennent des liens avec les mouvements pédagogiques, en particulier avec les CRAP695, ils pratiquent dans leur classe des méthodes actives, le travail d'équipe entre enseignants696. Certains sont membres de la SPHG :

« On discutait ensemble et d'ailleurs dans une certaine mesure, on a cherché à faire passé une partie des idées d'Enseignement 70, non sans parfois des difficultés, dans l'association des professeurs d'histoire et géographie. Il y avait de tout! Soyons clairs : il y avait un groupe assez traditionnel au niveau pédagogique et donc on a cherché à rénover l'enseignement de l'histoire de ce point de vue- là. »697

Enseignement 70 met l'accent sur les contenus et le rôle que peuvent jouer les savoirs

et l'enseignement dans la société. Le groupe histoire-géographie, composé d'une douzaine de membres, est actif : durant les onze années de publication du bulletin, douze numéros consacrent soit l'ensemble des articles soit une majorité des articles à cet enseignement. Le ton des échanges y est libre, des enseignants exposent parfois leurs difficultés. Par exemple, le témoignage de Pierre Girard, professeur au lycée de Chalons-sur-Marne, révèle la force des habitudes chez les élèves :

« Cette question des programmes est capitale. Quelle action pouvons-nous exercer à ce sujet nous enseignants ? Aucune j’imagine. Donc toute cogitation risque d’être inutile. Nous subissons les programmes et leurs variations sans pouvoir réagir… Nous pouvons peut-être les adapter à eux, les

692 FGEL : Fédération des groupes d'études de lettres de la Sorbonne, elle dépend de l'UNE qui est une

association d'étudiants membres de l'UNEF pour la Faculté de Lettres de Paris.

693 GEH : Groupe d'Études historiques.

694 Philippe Joutard, entretien avec l'auteure, 20 juin 2008.

695 Jacques Bourraux, Suzanne Citron écrivent dans la revue Les cahiers pédagogiques. 696 Philippe Joutard, entretien avec l'auteure, 20 juin 2008.

rogner, les tourner, les transformer. C’est difficile malgré tout. Je viens par exemple de consacrer deux leçons à Robespierre […]. Mes élèves ont été surpris, effarouchés ; on m’a même dit : « Mais Monsieur, ce n’est pas du programme ». J’avais choisi Robespierre afin de susciter un dialogue. »698

Le but est de diffuser l'information pédagogique entre enseignants, sans passer par la voie hiérarchique du ministère, et d'organiser des rencontres. Celles-ci se déroulent sur plusieurs journées chaque année au Rocheton, près de Melun. Les sessions ne rassemblent que quelques dizaines de personnes d'âges divers699. Toutes ne s'accordent pas sur la pédagogie à adopter en histoire : certains approfondissent en classe des questions avec la participation des élèves, d’autres sont plus attachées à la continuité chronologique ou sont moins hardies et traitent l’ensemble du programme700. Ces rencontres fournissent avant tout des clefs aux enseignants pour les aider à réaliser leurs cours. Ainsi, certaines réflexions portent sur la place du manuel dans l'enseignement de l'histoire. Selon Jacques Bourraux, le manuel ne doit être qu'un appui documentaire à l'élaboration du cours et un livre de lecture pour l'élève à son domicile701. Lors de ces sessions, les enseignants sont également invités à dialoguer avec des historiens universitaires. En 1967, Philippe Ariès, Pierre Goubert, Robert Mandrou et Pierre Sorlin viennent au Rocheton. Même s’ils ne sont pas majoritaires parmi les enseignants d’histoire- géographie, les membres d’Enseignement 70 organisent des journées à laquelle assistent différentes catégories d’acteurs.

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