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La dissolution progressive des innovations : les débats autour des programmes d’histoire (1958-1968)

C) La marginalisation des universitaires

2) La vente éphémère du manuel de Fernand Braudel

L'enseignement de l'histoire ne repose pas uniquement sur les programmes officiels. Pour les mettre en œuvre, les enseignants utilisent des manuels scolaires. Les textes de ces ouvrages ne sont pas non plus officiels, ils sont une « lecture » du programme proposée aux enseignants par les auteurs656. Le marché de l'édition scolaire est particulièrement lucratif. La

649 « Rapport moral du président », BSPHG, n°209, février 1968.

650 « Rencontre de jeunes professeurs d’histoire-géographie », BSPHG, n°205, juin 1967

651 « Assemblée générale du 11 novembre 1967, séance de l’après-midi », BSPHG, n°209, février 1968. 652 « Les nouveaux programmes d’histoire et de géographie », Le Monde, 27 juin 1967, p.12.

653 Suzanne Citron, « Dans l'enseignement secondaire : pour l'aggiornamento de l'histoire-géographie », Annales,

n°1, janvier-février 1968, p. 143.

654 Peter Bachrach, Morton Baratz, « Un modèle des processus politiques », in Bertrand Badie, Pierre Birnbaum

(dir.), Sociologie de l'État, Paris, Grasset, 1979, p. 147-152.

655 Jean-Marie D'Hoop, « Réunion du comité du 28 avril 1968 », BSPHG, n°212, juin 1968, p.865.

656 Alain Choppin, « Le livre scolaire et universitaire », in Pierre Fouché (dir.), L’édition française, Paris,

production d'un manuel s'insère dans un espace de concurrence économique rude entre plusieurs maisons d'édition. Ce n'est donc pas la qualité scientifique qui est principalement évaluée par les éditeurs. L'exemple du manuel dirigé par Fernand Braudel illustre cet impératif économique mais également l'écart existant entre l'intention de l'auteur et les usages du livre par le public scolaire.

Les manuels sont alors la chasse gardée des IGIP. L'idéal-type du manuel porteur d'une histoire chronologique est à cette époque le Cours d'Histoire édité chez Hachette. Les manuels de Jules Isaac657, qui a collaboré à la rédaction de ce cours depuis 1906, tout d'abord aux côtés d'Albert Malet, puis qui en a pris la tête à la mort de celui-ci, couvrent tous les degrés : il existe après 1945 des Cours du premier cycle collection Jules Isaac, pour les écoles normales, l'enseignement technique, le second cycle avec le Cours Malet-Isaac. Cet IGIP honoraire dirige même des manuels destinés à l'enseignement en Argentine. La domination sur le marché de ses manuels est nette dans les années 1950658.

En 1957, Jules Isaac a comme collaborateurs deux agrégés d'histoire, André Alba et Antoine Bonifacio. Le trio reflète la configuration qui domine alors pour les équipes de rédaction des maisons d'édition scolaires comme Hachette, Nathan, Belin et Bordas659. Isaac apporte la caution de l'Inspection par son grade d'IGIP honoraire, Alba enseigne en Première supérieure au lycée Henri-IV de 1929 à 1959 et Bonifacio est professeur au lycée Claude- Bernard à Paris. Le manuel tire sa légitimité de sa longévité, comme l'indique Isaac en 1953 :

« Le volume du Cours Malet-Isaac correspondant aux classes du Baccalauréat 2e partie date de 1930 ;

il a plus de vingt ans d’existence. En vingt ans, par le travail incessant des historiens, la connaissance historique se précise, s’éclaire, se renouvelle plus ou moins. L’importance relative des différents secteurs de l’Histoire tend à se modifier : c’est ainsi que l’histoire économique et sociale, jadis trop négligée, occupe aujourd’hui, à bon droit, une place de premier rang. Une mise au point s’imposait donc. »660

Le Cours de Mallet et Isaac a contribué à la socialisation secondaire de plusieurs générations d'élèves661. Cette réputation est renforcée par le prestige dont jouit Jules Isaac au sein de la SPHG qui lui rend un hommage lors de sa mort en 1964 :

657 Jean-Yves Mollier, « Les maîtres des manuels scolaires », in Jean-Pierre Rioux (dir), Deux cents ans

d'inspection, op. cit., p. 125-141.

658 André Kaspi, « Jules Isaac 1877-1963 », in Jean-Pierre Rioux (dir), op. cit., p. 143-154.

659 Nicole Lucas, Enseigner l'histoire dans le secondaire, manuels et enseignement depuis 1902, Rennes, PUR,

2001, 319 p.

660 André Alba, Jules Isaac, Antoine Bonifacio, Histoire contemporaine 1852-1939, classes de philosophie,

mathématiques et sciences expérimentales, Paris, Hachette, 1953, 714 p.

661 La banque de donnée Emmanuelle-INRP indique pour la diffusion de ces manuels « certitude scolaire ». Le

« Nous garderons de lui le souvenir d'un grand historien, d'un maître admirable, d'un caractère à l'épreuve de l'adversité et surtout d'un homme... d'un homme... l'espèce aujourd'hui en devient rare. »662

André Alba prend la relève d'Isaac et élabore des manuels fondés sur une trame narrative dense, chargée de faits :

« On ne peut pas dire qu'il ait influencé sur le plan théorique ou méthodologique les historiens qui ont été ses élèves. Mais il a suscité des vocations d'historiens [...]. Mettre à jour ces manuels, véritables bibles de l'histoire laïque et républicaine, être celui qui rectifie, qui nuance, qui introduit les acquis récents de la recherche historique, devait plaire à l'élégante modestie d'André Alba, à son goût de l'exactitude, à sa probité intellectuelle. »663

Le manuel de 1953 dirigé par Isaac et Alba est réimprimé en 1961. Les auteurs font le choix de présenter l'ouvrage en deux parties : le premier volume est le texte réédité, le second volume présente les civilisations. Dans la pratique, les enseignants font travailler leurs élèves sur le premier volume et préparent leurs cours à l'aide du second664. Cette décision s'intègre également dans la stratégie d'éviction des civilisations du programme de Terminale que les auteurs discréditent dans leur introduction :

« Si l'intérêt de ce programme ne saurait faire de doute, si cette étude du monde contemporain présente attrait et avantage pour des élèves en fin d'études du second degré, on ne peut se dissimuler les difficultés que comporte leur mise en œuvre. Beaucoup de mots techniques devront être nécessairement abordés. Il fallait faire simple... »665

Néanmoins, l'hégémonie du Malet et Isaac sur le marché de l'édition scolaire est affaiblie à partir des années 1960666.

L’émiettement du marché des manuels correspond à des transformations pédagogiques prônées par l'IGIP : utilisation plus grande du document et des méthodes actives au détriment du cours magistral. Ce changement dans la présentation du manuel s'observe dans la collection dirigée par l'IGIP Jean Monnier chez Nathan667 qui s'entoure dans son équipe d'universitaires comme Marcel Pacaut, Raoul Girardet, mais également d'enseignants comme Jardin, professeur au lycée Jacques-Decour de Paris. Contrairement au Malet et Isaac, ses manuels contiennent un texte dense ainsi que de nombreuses illustrations. Pour la classe de Terminale, la collection Monnier se présente aussi sous la forme de deux volumes séparés : le premier, consacré à l'histoire événementielle, est rédigé par Jean-Baptiste Duroselle, le

662 Jean-Marie D'Hoop, « Rapport du Président », BSPHG, n°185, février 1964, p. 351-6. 663 André Burguière, « Le maître Alba », Le Monde, 9 février 1979.

664 Françoise et Paule Braudel, entretien avec l'auteure, 11 novembre 2008.

665 Paul Aymard citant Alba, in Fernand Braudel, Grammaire des civilisations, Paris, Flammarion, 1993, p. 10. 666 Marie-Claude Baquès, « L'évolution des manuels d'histoire du lycée des années 1960 aux manuels actuels »,

Histoire de l'éducation, n°114, 2007, p. 121-149.

second, qui porte sur les civilisations, est écrit par Duroselle et M. Bodin (IEP Paris) pour le monde occidental, M.E. Tersen (lycée Louis-le-Grand) pour le monde soviétique, pour le monde extrême-oriental par J.-P. Faivre (lycée Jacques-Decour), pour le monde musulman et africain par J. Poirier (professeur à l’Université de Tananarive). Malgré ces différences, le manuel de lycée est marqué avant les années 1980 par la présentation formelle du Malet et Isaac : un format in-8°, un manuel épais de 600-700 pages dont l'essentiel est un texte d'auteur, une place importante accordée au récit explicatif suivi d'illustrations et d'un résumé en fin de chapitres. Les universitaires proches de Pierre Renouvin se sont intégrés à une équipe chargée de rédiger un manuel conduit par un IGIP, ce qui représente une sorte de caution pédagogique, un label aux yeux des enseignants. Ce n'est pas le cas du manuel dirigé par Fernand Braudel, dont certains usages sont inattendus.

Pour guider les enseignants dans le programme des civilisations, Fernand Braudel dirige un manuel chez Belin uniquement destiné aux Terminales, intitulé Le monde actuel.

Histoires et civilisations668 :

« Le nouveau programme d'histoire des classes terminales pose des problèmes difficiles. Il se présente comme une explication du monde actuel tel qu'il se révèle, en termes souvent obscurs, tel qu'on peut le comprendre aux lumières multiples d'une histoire qui ne fait fi d'aucune des sciences sociales voisines: géographie, démographie, économie, sociologie, anthropologie, psychologie... ».

Contrairement à ses concurrents qui découpent sciemment le programme en deux parties et deux volumes, le manuel de Braudel se présente en un seul volume dont le plan est découpé en trois parties : S. Baille, agrégée d'histoire au lycée Marie-Curie, est chargée de la première partie qui traite du monde de 1914 à nos jours, R. Philippe, professeur à l'EPHE, s'occupe de la troisième partie traitant du monde en devenir. Quant à Fernand Braudel, il rédige la partie centrale consacrée aux grandes civilisations du monde actuel, qui occupe les 3/5e du volume. Il y expose sa conception de l'histoire des civilisations, du temps long, de la complexité des temporalités. L'implication de cet historien universitaire dans la rédaction d'un manuel à destination du second degré illustre sa conviction dans la possibilité de l'étude des civilisations en classe de Terminale et dans l’enseignement supérieur. Ce nouvel enseignement de l'histoire colle à l'actualité, ouvre l'élève à la diversité du monde contemporain. Braudel admet que ce type d'enseignement est complexe mais il s'agit selon lui

668 Fernand Braudel (dir.), Le monde actuel. Histoire et civilisations, classes de terminales, propédeutique,

de « difficultés fécondes »669 chargée de transmettre une autre histoire :

« Autre idée à abandonner : l'enseignement, pour certains, devrait avoir pour finalité la formation du citoyen, d'un citoyen idéal, par surcroît. Mais l'histoire, science incertaine comme toutes les sciences qui travaillent le champ du social, reste et doit rester en dehors de la morale politique comme de la morale religieuse. Elle peut former à une certaine façon de voir et de juger, à une certaine manière d'être purement intellectuelle, mais rien de plus. »670

Braudel revendique une vision objective de l’histoire scolaire, détachée de sa fonction de socialisation civique. Ce manuel propose une lecture du programme de 1957 par Fernand Braudel : les civilisations sont au cœur du programme.

Jugé trop difficile à utiliser en classe par les élèves en raison de la complexité de son texte, beaucoup d'enseignants achètent ce livre afin de préparer leurs cours671. D'autres refusent de l'utiliser en rejet de l'histoire scolaire défendue par le patron des Annales. Le manuel dirigé par Braudel s'avère rapidement être un véritable échec commercial et Belin le retire de la vente en 1970. Les manuels d'histoire préférés par les enseignants sont encore ceux auxquels ils sont habitués : le Malet et Isaac, mais de plus en plus ceux dirigés par les IGIP en fonction. Le retrait de certaines civilisations du programme rend alors obsolète une partie du manuel de Braudel, ce qui n’est pas le cas pour les autres collections.

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Cette première section s'est attachée à montrer comment l'innovation pédagogique du programme de Terminale de 1957 est progressivement marginalisée. Les acteurs défavorables à l'étude des civilisations telle qu'elle fut présentée lors de son vote au CSEN bénéficient de multiples soutiens. Des acteurs multipositionnels, peu persuadés de la faisabilité de ce programme, ont permis de relayer les arguments avancés par la SPHG auprès des directions ministérielles rue de Grenelle. Georges Pompidou exerce à partir de 1962 un pouvoir de blocage aux réformes éducatives proposées, utilisant sa position dominante au sein de l'arène de décision. Ceci conduit à la réalisation de compromis entre la présidence de la République, Matignon et le ministère en 1963 et 1965 lors de l’élaboration des réformes réorganisant l’éducation. Quant aux programmes d’histoire, leur réécriture est tout d’abord reportée à 1967. Le refus des travaux de la commission Renouvin reflète à nouveau ce pouvoir

669 Fernand Braudel, « Difficultés fécondes », Cahiers pédagogiques n°35, juin 1962, p. 6-8. 670 Fernand Braudel, L'histoire au quotidien, Paris, Édition de Fallois, 2001, p. 120.

671 Maurice Aymard, entretien avec l'auteure, 24 mars 2009 ; Françoise et Paule Braudel, entretien avec l'auteure,

d’obstruction exercé par l’exécutif. Ceci est d’autant plus étonnant que des évolutions pédagogiques se produisent durant les années 1960 : le courant pédagogique intéresse de nombreux enseignants, l'enseignement des sciences sociales se développe dans le supérieur et la croissance des effectifs scolaires dans le second degré se confirme. Malgré cela, Georges Pompidou bloque tout changement dans les programmes d'histoire. La perception des événements de 1968 par une partie de la population et la démission de De Gaulle de la Présidence de la République contribueront à renforcer ce pouvoir de blocage.

Section 2 :

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