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La dissolution progressive des innovations : les débats autour des programmes d’histoire (1958-1968)

B) Les compromis des réformateurs (1962-1967)

3) Des commissions sans grand effet (1963-1967)

Le baccalauréat demeure encore un « rite de passage » symbolique fort. Institué en 1808 sous Napoléon Ier, c'est un examen de fin d'études secondaires ainsi que le premier grade universitaire permettant d'entrer dans l'enseignement supérieur574. Élément d’intégration à la bourgeoisie575, le baccalauréat est encore le plus souvent réservé à une catégorie privilégiée et minoritaire de la population. Les sociologues critiques de l'École en dénoncent le caractère élitiste. Dans Les héritiers, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron désignent le monde étudiant de milieu bourgeois. En effet, les chances d'accéder à l'Université dépendent de la profession du père : elles sont de moins de 1 % pour un fils d'ouvrier agricole, mais de 80 % pour ceux dont le père exerce une profession libérale576. Cependant, une augmentation des effectifs des élèves du second cycle du second degré est observable à partir des années 1950. Le nombre de bacheliers double entre 1945 (30 000) et 1960 (60 000)577 et atteint 92000 bacheliers en 1965, soit 11 % d’une classe d’âge. Malgré ces évolutions, l'enseignement en lycée continue à promouvoir certaines valeurs et un type d'enseignement humaniste désintéressé578. L'organisation des épreuves du baccalauréat, conçue pour des effectifs réduits, comprend alors deux parties (une à la fin de la première, l'autre à la fin de la terminale) avec deux sessions (une en juin et des rattrapages en septembre). Chaque session comprend un écrit et un oral. L'histoire et la géographie figurent parmi les disciplines « majeures » : elles sont évaluées à partir de 1959 par des épreuves écrites, jusqu'en 1966. L'épreuve, qui dure deux

573 Isabelle Harlé, La fabrique des savoirs scolaires, op. cit., p. 47-75.

574 Claude Lelièvre, Les politiques scolaires mises en examen, Issy-les-Moulineaux, ESF éditeur, 2002, p. 119-

120.

575 Edmond Goblot, La barrière et le niveau, étude sociologique sur la bourgeoisie française moderne, Paris,

PUF, 2010 (1925).

576 Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron, Les héritiers, les étudiants et la culture, Paris, Minuit, 1964, p. 11. 577 Antoine Prost, « La longue histoire du baccalauréat. II. Quand le baccalauréat remplace le certificat d'études

primaires », in Regards historiques, op.cit., p. 243.

578 Viviance Isambert-Jamati, « La rigidité d'une institution, structure scolaire et systèmes des valeurs », in

Viviane Isambert-Jamati, Les savoirs scolaires enjeux sociaux des contenus d'enseignement et de leurs réformes, L'Harmattan, 1995, p. 19-40.

heures579, se divise en deux parties. La première consiste en une composition d'histoire ou de géographie. Les candidats ont alors le choix entre trois sujets. La seconde partie de l'épreuve consiste en deux brèves questions dans la discipline qui n'a pas été tirée au sort pour la composition580. La réforme de l'organisation du baccalauréat est nécessaire car le déroulement des épreuves, chronophage, nécessite des effectifs d'enseignants trop important581.

Une réforme de l’enseignement du second degré est élaborée à la suite de celle de 1963. Le Premier Ministre est favorable au maintien des filières sélectives :

« Une section d’élite, classique, et une section d’élite, moderne, accueilleraient dans les lycées les enfants les plus doués pour les fortes études, ceux qui sont manifestement destinés à l’enseignement supérieur, et auxquels convient le mieux la forme actuelle de notre enseignement secondaire, conceptuel fondé sur la culture humaine » [note manuscrite de Pompidou : oui]582

Certaines disciplines ne doivent pas être intégrées au lycée. Georges Pompidou voit par exemple l’exercice du sport par les élèves comme un « absurde accessoire »583. Il est également opposé au tronc commun :

« Le gouvernement n’accepte pas le tronc commun, mais les divers enseignements doivent être conçus de telle manière qu’ils permettent un libre choix indépendamment de toutes circonstances sociales ou géographiques et des passages faciles d’un enseignement à l’autre. »584

La mise en place d’une commission consacrée aux programmes de lycée est décidée en septembre 1964 lors de réunions auxquelles participent le premier ministre, son directeur- adjoint de cabinet, Michel Jobert, et son conseiller éducation, Henri Domerg, mais aussi Christian Fouchet, Allard, Amestoy, Dours, Knapp585. Cette commission travaille sur une maquette préparée par un petit groupe de pédagogues. Dans ses notes, Georges Pompidou insiste sur le « caractère clandestin » du groupe de pédagogues chargé de faire la maquette pour les programmes du lycée. La commission est animée par l'IGIP Allard, conseiller technique au ministère, Knapp, également conseiller technique au ministère, René Haby, chef du service des études à la direction générale de la pédagogie, Pierre Théron, IGIP de

579 Cette épreuve est de deux heures en 1959. Elle est à partir de 1962 de trois heures pour la série philosophie et

1h30 pour les autres séries.

580 À partir de 1966, elle redevient une épreuve orale d'une durée de quinze minutes. Le candidat dispose d'un

quart d'heure pour préparer sa réponse à une question d'histoire et une de géographie.

581 Le décret du 12 septembre 1960 supprime la session de septembre. Celui du 29 septembre 1962 remplace la

première partie par un examen probatoire.

582 Jean-François Allard, Réflexion sur une réforme des programmes et des méthodes d’enseignement, 11

septembre 1963, AN, CARAN, Fonds Henri Domerg, 574 AP 4.

583 Georges Pompidou, Note : éducation nationale, 26 août 1964, AN, CARAN, Fonds Henri Domerg, 574 AP5 584 Ibid.

585 Henri Domerg, Réunion du 22 septembre 1964, 25 septembre 1964, AN, CARAN, Fonds Henri Domerg, 574

mathématiques alors directeur général de la pédagogie, des enseignements scolaires et de l’orientation. Le premier ministre et son conseiller sont réticents à la participation de l'historien Charles Morazé586, investi dans la promotion d’un enseignement de sciences économiques et sociales, et d’Edmée Hatinguais, directrice du CIEP de Sèvres587. La commission souhaitée par l’équipe de Matignon écarterait ainsi des universitaires et des membres de la nébuleuse réformatrice proche de Gustave Monod à la Libération. La création de cette commission Allard met fin ipso facto à celle conduite par Jean Capelle à laquelle participait Fernand Braudel588.

Les demandes de Matignon n’ont pas été prises en compte par le ministère au début de la réunion en décembre 1964 :

« Les noms peu engageants sont, à mon avis, Mme Hatinguais, Rouchette, Sire (celui-ci est un naturaliste agresssif) » (Note de Georges Pompidou : Oui pour remplacer Rouchette et Sire).589

Cela témoigne d’une forme d’autonomie, et d’opposition, des hauts fonctionnaires à l’égard de Matignon. Aucun universitaire représentant l’histoire ou la géographie ne figure parmi les membres de cette commission590. Cela peut laisser à penser que ces disciplines risquent de voir leur importance diminuer dans la future réforme. René Haby intervient personnellement en 1965 auprès de Christian Fouchet pour faire part de la nécessité de réformer les enseignements techniques et ceux d'histoire : il s'agit de diminuer l'importance des connaissances au profit de l'exercice de jugement et de l'acquisition de notions générales591.

586 Les échanges entre les deux hommes témoignent de cette réticence à l'égard de Morazé : « Il paraît que M.

Fouchet a l’intention d’appeler au sein des groupes les plus restreints, M. Morazé » [note de Pompidou : je l’ai mis en garde. Pas pour le secondaire en tout cas], Henri Domerg, Note pour le Premier Ministre, préparation de la mise en œuvre de la réforme de l’enseignement, 29 septembre 1964, AN, CARAN, 574 AP4.

587 Domerg est opposé aux projets pédagogiques des « progressistes » : « Je suis beaucoup moins sûr que M.

Fouchet de l’orthodoxie des idées de Mme Hatinguais en matière de pédagogie. Elle évolue depuis des années, en tant que directrice du CIEP de Sèvres, au milieu des pédagogues de l’IPN sur lesquels tant de réserves sont à faire. », Henri Domerg, Note succession de M. Capelle, 6 novembre 1964, AN, CARAN, 574 AP4.

588 Henri Domerg, Note pour le premier ministre, Préparation de la mise en œuvre de la réforme de

l’enseignement, 29 septembre 1964, AN, Fonds Henri Domerg, 574 AP5.

589 Henri Domerg, Composition des commissions chargées de préparer la Réforme de l’enseignement du Second

cycle du second degré et de l’enseignement supérieur, 8 décembre 1964, AN, Fonds Henri Domerg, 574 AP5.

590 Sont présents à la réunion du 25 mars 1965 : Pierre Laurent, Knapp (conseiller technique du ministère),

Allard (IGIP), Baissas (IGIP et directeur de la physique au commissariat à l’énergie atomique), Brunold (directeur général honoraire), Chappert (IGIP technique), Demaret (président de la PEEP), Dreyfus (IA Paris), Haby (IGIP, adjoint au directeur général de la pédagogie, des enseignements scolaires et de l’orientation, chargé du service des études pédagogiques), Hatinguais (IGIP, directrice du CIEP), Rouchette (IGIP), Sire (proviseur du lycée Janson de Sailly), Solon (directrice du lycée Fénelon), Théron (IGIP, directeur de la pédagogie, des enseignements scolaires et de l’orientation) ainsi que Gauthier (recteur de l’académie de Besançon) et Savard (Professeur à la faculté des sciences de Lille), Commission d’études des programmes de l’enseignement du second degré, PV de la réunion du 25 mars 1965, AN, CARAN, 574 AP4.

La commission, réunie de janvier à avril 1965, est conduite par Pierre Laurent, secrétaire général du ministère de l'Éducation nationale, sorte de relais entre le ministère et l'Élysée. Les programmes d’histoire-géographie ne font pas partie de ceux à réformer par cette commission : il est décidé que ceux-ci ne seront pas modifiés avant septembre 1967592.

Les seconds cycles sont restructurés par le décret du 10 juin 1965593 : les filières conduisant au baccalauréat se spécialisent dès la classe de Seconde. Les horaires impartis à l’histoire-géographie subissent des amputations : les classe de Terminale des filières A et B conservent 4 heures hebdomadaires, tandis que les filières scientifiques (C, D) n’ont plus que 3 heures. Des allègements sont alors faits au programme d’histoire de Terminale. Le tableau n°10 retrace ces différentes étapes de l'élimination partielle des civilisations du programme de terminales.

Tableau n°10 : Le retrait progressif des civilisations au programme de terminale (1958-1966)

Nature du texte Date de signature Signataire Contenu

Arrêté du 9/6/1959 Réintroduction de la chronologie aux côtés des civilisations.

Circulaire n°66-107

14/3/1966 BOEN n°12, 24 mars 1966

C. Fouchet

Allègements des programmes du baccalauréat pour la session de 1966 : retire « les grands problèmes mondiaux du moment » pour

toutes les séries + le monde de l'Océan indien et de l'Océan pacifique pour les séries technique et économique. Circulaire n°66-201 23/5/1966 C. Fouchet Instructions concernant les épreuves orales du baccalauréat pour les sessions 1966-1967.

Circulaire n°66-208 31/5/1966 BOEN n°23, 9 juin 1966 P. Théron (directeur pédagogique de l'enseignement scolaire et de l'orientation)

Allègements pour les épreuves orales du baccalauréat : « dans toutes les séries, aucune question ne sera posée sur les

fondements des civilisations ».

Circulaire n°66-353

19/10/1966 BOEN n°40, 27

octobre 1966 P. Théron

Allègements du programme d'histoire pour toutes les séries : retire « les grands problèmes mondiaux du moment, les fondements et l’évolution des civilisations, l'étude de l'Amérique latine, de l'Islam indonésien, de Madagascar, de l'Indochine et du

monde africain noir ». Circulaire

n°IV 67-34 20/01/1967 C. Fouchet

Allègements des programmes des classes terminales : suppression des Républiques populaires, du Japon. Circulaire n°IV

67-340 9/08/1967 H. Gauthier Reconduit les allègements des programmes pour la session du baccalauréat 1968.

Source : BOEN.

592 Henri Domerg, Projets de réforme du second degré, 15 mars 1965, AN, CARAN, 574 AP4.

593 Le décret n°65-959 du 9 novembre 1965 porte sur la réforme du baccalauréat. Il est signé de Georges

Dorénavant, seuls les aspects actuels de certaines civilisations restent au programme et peuvent faire l’objet de questions au baccalauréat594. Les enseignants de Terminale font donc étudier à leurs élèves la période 1914–1945 ainsi que les aspects contemporains des civilisations européennes, d’Amérique du Nord, de l’URSS et de la Chine. Certains professeurs dans des établissements expérimentaux, comme Suzanne Citron, alternent durant leurs cours l’étude des aspects géographiques, démographiques, historiques d’un thème, ce qui n’est pas sans déstabiliser leurs élèves :

« J'ai repris un enseignement en 62, j'étais au lycée d'Enghien, je faisais des Premières et des Terminales. De toute façon, je trouvais que les programmes étaient beaucoup trop chargés et que c'était absurde qu'on leur fasse avaler des tas de trucs [...]. C'était encore l'époque des compositions, cinq chapitres à revoir... Enfin des choses absurdes! Vous voyez toute cette période où, d'une part, je ruais dans les brancards sur les programmes d'histoire et le cloisonnement dont on parlait tout à l'heure, je trouvais que c'était absurde. Je faisais des cours en Terminale, où l’on se concentrait sur l'URSS. Au programme, il y avait la Révolution de 1917, on parcourait l'histoire et ensuite on faisait de la géographie, il y avait les civilisations... Alors mes élèves me disaient : « Madame, on est en histoire ou en géographie? ». Après je leur montrais que ce que je leur faisais était tout bénéfice, parce qu’on faisait des révisions. Je leur disais : « Vous voyez, si vous êtes interrogés en histoire, en civilisations, en géographie, vous le collerez de toute façon ». Ce cloisonnement entre histoire-géo me paraissait absurde... »595

Le programme des civilisations révèle et active des clivages et des alliances au sein de la profession enseignante. Comme l’a démontré Barry Cooper au sujet des mathématiques modernes en Angleterre596, introduire une nouvelle définition de la discipline scolaire, de nouvelles méthodes entraîne la déqualification des maîtres anciens. En effet, ceux-ci doivent leur position à une réussite dans le cadre de définitions établies et résistent donc à des projets de réformes trop radicaux. Ceci est observable dans la réception du programme de 1957 : les représentants de la SPHG, professeurs expérimentés, attachés à la distinction disciplinaire entre histoire et géographie, se sont opposés à un programme plutôt bien reçus par de jeunes enseignants. Les clivages existants entre les hauts fonctionnaires du ministère et les membres de l’exécutif engagés dans les réformes éducatives se superposent aux clivages corporatistes. Sous le gouvernement Pompidou, les évolutions des contenus d’enseignement et l’organisation disciplinaire dépendent en grande partie de l’exécutif.

594 Jean Leduc, ainsi qu’un certain nombre de ses collègues, interrogeait les élèves sur les civilisations lors de

l’épreuve orale du baccalauréat.

595 Suzanne Citron, entretien avec l’auteure, 27 septembre 2007. Ceci nous a été confirmé par des enseignants de

lycée ayant des Terminales durant les années 1960, comme Jean Leduc et Esther Benbassa.

596 Barry Cooper, « Comment expliquer les transformations dans les matières scolaires », in Jean-Claude

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