• Aucun résultat trouvé

Un nouvel équilibre des intérêts

Dans le document La nature, sujet de droit ? (Page 39-42)

Section I – L’utilité substantielle de l’institution de la nature comme sujet de droit

B. Un nouvel équilibre des intérêts

Comme le soulignent Christopher Stone et Marie-Angèle Hermitte256, il s’agirait d’en

finir avec la conception anthropocentrique du monde, qui relaye au second plan les intérêts des non humains ; pour placer les intérêts (nécessairement distincts) des humains et des non- humains sur un pied d’égalité. Ce nouvel équilibre transparaîtrait lors de l’édiction de nouvelles règles de droit, dans les rapports juridiques quotidiens de l’homme et de la nature, et plus exceptionnellement, on l’espère, au sein du tribunal. La compréhension de ce point nécessite un petit détour économique.

254 DAVID Victor, « La lente consécration de la nature, sujet de droit », Rev. Jurid. L’environnement, 37, Lavoisier, 2012. p.71.

255 RÉMOND-GOUILLOUD Martine, « Ressources naturelles et choses sans maître », in L’homme, la nature et

le droit, Christian Bourgois, 1988. p.227.

256 STONE Christopher, Les arbres doivent-ils pouvoir plaider ? Vers la reconnaissance de droits juridiques aux

objets naturels, le passager clandestin, 2017. p.104. HERMITTE Marie-Angèle, « La nature, sujet de droit ? », Ann. Hist. Sci. Soc., 66e année, Éditions de l’EHESS, 2011. p.212.

L’économiste René Passet257 part du constat suivant : l’homme et la nature sont soumis

aux lois de la biosphère. Ce système global possède sa logique et ses règles de reproduction et de régulation. À l’intérieur de ce système, les hommes ont créé un sous-système : celui de l’économie marchande, dont le but principal s’est vite réduit à la poursuite du capital. Pour répondre à cet objectif, le sous-système développe des règles et combinaisons optimales d’un point de vue productif ; mais qui ne correspondent pas à la logique du système biosphérique. Or, nos sociétés placent l’économie en haut de la pyramide des « valeurs », de sorte que le système global naturel est chapeauté par le sous-système économique. Il ne sort pas indemne de cette logique qui lui est étrangère, voire antagoniste. Autrement dit, l’homme, se détachant de la nature, a fait de l’économie le système dominant et de la nature un sous-système, inversant la hiérarchie originelle, ce que le droit a entériné en faisant de la nature un bien258.

L’institution de la nature comme sujet de droit emporterait la reconnaissance de droits de la nature rivalisant de façon frontale avec les droits subjectifs de l’homme259. Ces droits,

évidemment distincts de ceux des hommes (v. infra) empêcheraient la négation des intérêts de la nature lors de la prise de décisions concernant le sous-système, et plus généralement lors de la création de toute nouvelle règle de droit260, à l’image du modèle équatorien261. Le législateur

devrait mettre en balance les divers intérêts en présence, ce qui forcerait la mise en œuvre d’une politique de développement durable.

Quotidiennement, ce nouvel équilibre se traduirait sur le plan des droits subjectifs. Le droit subjectif est une « prérogative individuelle que la personne sujet tire de la règle de droit objectif »262. Celui-ci est composé de quatre éléments : un sujet actif (le titulaire) ; un contenu

(les prérogatives offertes par le droit)263 ; un objet (ce sur quoi porte le droit : un élément

257 PASSET René, L’Économique et Le Vivant [en ligne], Economica (programme ReLIRE), 1996. Cité par HERMITTE Marie-Angèle, « Le concept de diversité biologique et la création d’un statut de la nature », in

L’homme, la nature et le droit, Christian Bourgeois éditeur, 1988. p.248.

258 Les effets négatifs de l’économie de marché sont mis en lumière par l’intégralité des auteurs proposants l’institution de la nature, peu importe le modèle final proposé par ceux-ci. v. notamment BOURG Dominique, « À quoi sert le droit de l’environnement ? Plaidoyer pour les droits de la nature », Cah. Justice, 3, Dalloz, 2019. ; PETEL Matthias, « La nature : d’un objet d’appropriation à un sujet de droit. Réflexions pour un nouveau modèle de société », Rev. Interdiscip. Détudes Jurid., 80, Université Saint-Louis - Bruxelles, 2018. ; STONE Christopher,

op. cit. ; EDELMAN Bernard, HERMITTE Marie-Angèle, GROS François et al., L’Homme, la nature et le droit,

C. Bourgois, 1988. v. également supra, la pensée de Kant, d’Hegel, etc.

259 HERMITTE Marie-Angèle, op. cit. p.249.

260 Christopher Stone donne pour exemple le National Environmental Policy Act comme texte de référence à consulter pour chaque proposition ou rapport de loi. STONE Christopher, op. cit. p.86.

261 La nature est désormais incluse dans la notion d’intérêt général ce qui force la mise en œuvre d’une politique de développement durable, et l’art article 395-4 de la Constitution prévoit une interprétation des lois en faveur de la protection de la nature. DAVID Victor, « La lente consécration de la nature, sujet de droit », Rev. Jurid.

L’environnement, 37, Lavoisier, 2012. p.481.

262 DABIN Jean et ATIAS Christian préf., Le droit subjectif [Ressource électronique], Dalloz, 2007. p. 90. 263 Ibid. p. 105.

corporel ou non)264 ; et un sujet passif (l’objet ou la personne qui doit se soumettre à la

prérogative). Actuellement, l’homme est le sujet actif (le titulaire) de droits réels (prérogatives variables offertes par le droit des biens), sur les éléments naturels (qui dans le cadre de la réalisation d’un droit réel constitue à la fois l’objet du droit et l’objet soumis à la prérogative, à moins de voir dans le sujet passif une obligation passive universelle). La personnification de la nature bouleverserait ce schéma, puisque la nature deviendrait le sujet actif (le titulaire) de protections spécifiques (les intérêts reconnus par la loi), portant sur les éléments naturels (l’objet des droits). Le sujet humain, originellement actif, deviendrait le sujet passif des droits de la nature, qu’il se verrait opposer. Ainsi, l’on passerait d’une dialectique générale de pouvoir sur la nature à une dialectique de respect envers la nature.

Exceptionnellement, la force politique de ce nouveau sujet de droit se poursuivrait dans l’espace judiciaire, lui-même « construit sur le modèle du symbole » en ce qu’il « rend compte de manière non arbitraire de l’opposition entre deux parties sous l’égide d’un tiers impartial »265. En effet, même si un organe de représentation de la nature était nécessaire pour

faire vivre ses droits, la personnification de la nature ferait d’elle une véritable partie au procès, porteuse de ses propres intérêts. La demanderesse et victime du préjudice écologique pur ne serait plus « seulement » une collectivité territoriale ou une association environnementale, mais directement le sujet naturel, ce qui serait symboliquement plus fort pour le défendeur266.

Serait-ce dire que la personnification de la nature n’est qu’un mirage au service d’une conscientisation généralisée de son existence et de ses intérêts ? On peut le penser, mais d’autres éléments dévoilent des atouts proprement techniques à l’institution de la nature comme sujet de droit.

§2. L’utilité technique de l’institution de la nature comme sujet de droit Octroyer la personnalité juridique à la nature n’est pas qu’un artifice symbolique. Techniquement, cet appel répond de la nécessité d’octroyer un statut à la nature (A) et de la représenter de manière directe (B).

264 Ibid. p. 168.

265 JEULAND Emmanuel, « L’être naturel, une personne morale comme les autres dans le procès civil ? » [en ligne]. p.11.

266 HERMITTE Marie-Angèle, « La nature, sujet de droit ? », Ann. Hist. Sci. Soc., 66e année, Éditions de l’EHESS, 2011. p.210.

Dans le document La nature, sujet de droit ? (Page 39-42)