• Aucun résultat trouvé

Le rejet des théories réalistes et concrètes

Dans le document La nature, sujet de droit ? (Page 53-55)

Section I – L’admission théorique de la nature, sujet de droit

A. Le rejet des théories réalistes et concrètes

Les théories réalistes, ou concrètes de la personne s’expriment tant sur le terrain des personnes physiques que des personnes morales.

Appliquée aux personnes morales, la théorie de la réalité, portée par Gierke312 en

Allemagne et Michoud313 en France, postule que les groupements de personnes s’imposent aux

droits en ce qu’ils poursuivent un intérêt collectif propre et distinct de leurs membres ; intérêt organisé de telle manière que chacun peut en constater l’existence314. Cette théorie, semble-t-il

adoptée par la jurisprudence, permet au juge de reconnaître de nouvelles personnes morales lorsque le législateur ne les a pas instituées315. L’institution ne revenant pas à la loi, mais au

constat de leur existence par le juge, la théorie de la réalité technique serait consacrée. Cette conclusion est toutefois précipitée.

En effet, le législateur est intervenu après l’arrêt Fruehauf pour soumettre l’obtention de la personnalité morale au respect de formalités d’immatriculation316. Surtout, il apparaît que

l’institution de nouvelles personnes civiles par le juge dépend en fait de la volonté implicite de la loi, qui peut toujours refuser la personnification317. Les juges n’ont donc pas un pouvoir

absolu de « constatation » de la réalité d’une personne morale. Ils ne peuvent agir ainsi qu’en l’absence de volonté explicite contraire du législateur. Puis, le législateur peut refuser une telle admission par une loi contraire318. En conséquence, l’attribution de la personnalité juridique

n’est jamais totalement détachée de la volonté du législateur319, ce qui prouve le caractère

abstrait de la notion. Le « réel » ne suffit pas. La personnalité morale est un choix étatique, dont l’intérêt est fondateur320.

Appliquée aux personnes physiques, la théorie concrète consiste à affirmer que chaque individu, fait de chair et de sang, se voit reconnaitre la personnalité juridique par cette seule

312 Théorie de la réalité « psycho-sociologique » : les personnes morales s’imposeraient au droit par la simple constatation de la volonté collective. ROCHFELD Judith, « Notion n°2 - Les groupes de personnes », in Les

grandes notions du droit privé, PUF, 2013. p.80.

313 Théorie de la réalité technique : les personnes morales s’imposeraient au droit car l’organisation de la volonté collective serait apte à fédérer la volonté commune des membres. Ibid.

314 WICKER Guillaume, « Personne morale », Répertoire de droit civil, 2016.

315 Cass. Civ. 2e, 28 janvier 1954, Comité d’établissement de Saint-Chamond, des forges de la marine et

d’Homécourt, reconnaissant une société civile.

316 JEULAND Emmanuel, « L’être naturel, une personne morale comme les autres dans le procès civil ? » [en ligne].p.6.

317 En outre, la cour de cassation est venue préciser que « le silence de la loi ne saurait être interprété, en application de la jurisprudence de la Cour de cassation, comme déniant au comité de groupe la personnalité civile » Cass. Soc. 23 janv. 1990, no 86-14.947, Publié au bulletin. ROCHFELD Judith, « Notion n°2 - Les groupes de personnes », in Les grandes notions du droit privé, PUF, 2013. p.82.

318 WICKER Guillaume, « Personne morale », Répertoire de droit civil, 2016. 19. 319 Ibid. 11.

condition. Autrement, dit, la personne serait de l’essence des choses. Cette acception, méconnue du droit romain (v. supra), provient de l’héritage chrétien. Développée à partir du XIIe siècle avec les travaux de Thomas d’Aquin, cette thèse adopte une analyse théologique trilogique des personnes : le père, le fils et l’esprit ; ce qui a permis l’émergence, dans le droit médiéval, de la « personne sacrée » à savoir la personne humaine. Celle-ci est « réelle » tandis que les groupements sont fictifs321. Il n’est toutefois pas compliqué de se délier de cette théorie.

En effet, il suffit de dire que les esclaves, au même titre que les femmes, ne se sont pas toujours vu reconnaitre la personnalité juridique, pour confirmer le postulat selon lequel la personne juridique ne se réduit pas au substrat individuel322. Simplement, depuis le milieu du

XXe siècle, l’on observe une forte réminiscence de la personne humaine dans la notion de personne. Cette réincarnation, que l’on doit aux barbaries nazies et aux évolutions biotechnologiques323, tend à faire de la personne une notion plus concrète, qui la protège dans

son corps et son intégrité. Les lois bioéthiques de 1994 complexifient le rapport de la personne avec son corps. Elles assurent la primauté et la dignité de la personne324, inaliénable et dont le

corps est inviolable, extrapatrimonial325. Le doyen Carbonnier admet que le corps est la

personne326 ; d’autres y voient un bien hors du commerce sur lequel la personne exerce un droit

réel327 ; d’aucuns ajoutent que la personne dispose sur son corps d’un droit subjectif entrant

dans la catégorie des droits de la personnalité328. Ces controverses, qui se prolongent autour du

statut de l’embryon et du cadavre, prouvent par elles-mêmes l’existence d’un choix juridique, d’une fiction qui fait justement débat. Pour ceux qui ne seraient pas pleinement convaincus, l’on ajoutera que l’absent est titulaire de la personnalité juridique, alors qu’il n’y a pas de substrat individuel.

321 THOMAS Yan, « Le sujet de droit, la personne et la nature », Le Débat, 100, Gallimard, 1998. p.100.

322 LIBCHABER Rémy, « Réalité ou fiction ? Une nouvelle querelle de la personnalité est pour demain », RTD

Civ, 2003. p.166. ; également STONE Christopher, Les arbres doivent-ils pouvoir plaider ? Vers la reconnaissance de droits juridiques aux objets naturels, le passager clandestin, 2017. p.47-48.

323 LABRUSSE-RIOU Catherine, « Expérimentation humaine et éthique », in L’homme, la nature et le droit, Christian Bourgeois éditeur, 1988. p.144 et s.

324 Art 16 c.civ.

325 Art 16-1 al 2 et 3 c.civ.

326 CARBONNIER Jean, Droit civil. Introduction. Les personnes. La famille, l’enfant, le couple, PUF, 2004. p.382 327 CAIRE Anne-Blandine, « Le corps gratuit : réflexions sur le principe de gratuité en matière d’utilisation de produits et d’éléments du corps humain », Rev. Droit Sanit. Soc., Sirey, Dalloz, 2015. p.865.

328 Citant le professeur J.-C. Galloux, v. ROCHFELD Judith, « Notion n°1 - La personne », in Les grandes notions

Dans le document La nature, sujet de droit ? (Page 53-55)