• Aucun résultat trouvé

Comme nous l’avons vu, il arrive régulièrement que les discours institutionnels sur le développement international se fassent reprocher de faire du surplace, de ne pas se renouveler. Ce reproche s’explique sans doute davantage par la difficulté que rencontrent ces discours lorsqu’ils cherchent à mettre de l’avant de nouvelles idées et, éventuellement, à se défaire de celles qu’ils promeuvent depuis un certain temps. Par contre, il serait difficile de reprocher à ces discours de ne pas s’employer à renouveler leur vocabulaire. Mis à part des mots qui représentent manifestement pour eux des valeurs sûres, la «lutte contre la pauvreté» ou tout simplement le «développement», ces discours proposent fréquemment de nouveaux «mots» qui, parfois, s’imposent de façon durable. Attardons-nous sur quelques exemples.

Le mot «participation» connaît du succès depuis déjà un bon moment dans le domaine du développement international. Le «développement participatif», si ce n’était déjà le cas, a acquis vers la fin de la décennie 1980 ses lettres de noblesse (Masujima, 2004) et tient presque de l’automatisme ou de l’implicite dans le discours des années 1990 (Hazel, 2006). Parler de développement, c’est maintenant dire - souvent sans avoir à le faire - que ce développement se doit d’être «participatif» (Mawdsley et Rigg, 2003). L’idée de participation (l’«approche participative») est toutefois loin d’être nouvelle dans le discours sur le développement international (Singh, 2001). La différence, c’est que de nos jours, l’idée même d’un développement qui ne serait pas participatif semble devenue obsolète, inacceptable et peut-être même taboue (Campbell, Hatcher et Messabe Molluh, 2005; Cooke et Kothari, 2001). Les discours institutionnels sur le développement international, comme nous avons pu le constater, ne prennent aucun risque de ce point de vue. Le mot «participation», que ce soit sous forme nominale ou adjectivale, y est omniprésent. Des trois discours institutionnels analysés, c’est celui du CAD qui en traite le plus explicitement, surtout au début des années 1990.

L’expression «capital social», dont l’apparition dans le vocabulaire des discours institutionnels sur le développement international est beaucoup plus récente que celle du mot «participation», peut être citée comme exemple d’innovation terminologique. Une innovation bien relative pour qui connaît les travaux de Bourdieu, de Coleman ou de Putnam, mais une innovation tout de même par rapport au vocabulaire institutionnel des décennies précédentes (Hyden, 1997). Selon plusieurs chercheurs, l’utilisation que la Banque mondiale a fait de cette expression au cours des années 1990 serait typique de la propension qu’a cette OIG à reprendre des concepts produits par d’autres acteurs de la communauté épistémique du développement international, mais en s’employant à leur donner le sens qui lui convient le mieux. Dans le cas plus particulier du «capital social», la Banque mondiale n’aurait retenu de l’idée que ses éléments les moins menaçants ou les moins perturbants pour sa propre conception du développement (Bebbington, Guggenheim, Olson et Woolcock, 2004; Englebert, 2002 et 2003; McNeill, 2004).

Un autre mot qui prend de plus en plus de place dans les discours institutionnels sur le développement international, c’est celui de «sécurité». Souvent, cette dernière est qualifiée d’«humaine», ceci vraisemblablement pour la distinguer de la «sécurité militaire» et de la «sécurité internationale» qui, dans le lexique des relations internationales, jouissent d’un statut bien établi (David et Roche, 2002; Marchesin, 2001). Le PNUD, déjà féru de «développement humain», a joué un rôle plus actif que d’autres OIG dans la définition de cette «sécurité humaine», mais cette dernière - comme nous l’avons vu - fait l’objet d’un intérêt croissant aussi bien dans le discours du CAD que de la Banque mondiale (Haq, Jolly, Streeten et Haq, 1995; Moser, 2001; Ramel, 2001; Smith, 2004; Timothy, 2004).

Dans l’expression «sécurité humaine», nous venons de le souligner, l’adjectif «humain» tire une partie de sa pertinence de la nécessité ou de l’utilité qu’il y a à distinguer divers types de «sécurité» dans le champ des relations internationales. L’adjectif «humain» joue un rôle peut-être similaire dans l’expression «développement humain» qui, dès 1990, est devenue la marque de fabrique du PNUD (Degnbol-Martinussen, 2002; Jolly, Emmerij, Ghai et Lapeyre, 2004; St Clair, 2004). En un sens, le «développement» humain a été utilisé dans le discours du PNUD un peu de la même manière que la «lutte contre la pauvreté» dans le discours de la Banque mondiale. Ne s’agit-il donc que d’un «slogan»? Chose certaine, nous avons pu voir que le discours du PNUD foisonne d’occurrences de l’adjectif «humain».

Comme le fait remarquer Gilbert Rist (1996)27, cette pratique a de quoi étonner puisqu’il est difficile de concevoir un «développement» qui ne soit pas «humain». Les autres espèces, végétales et

27

Ici encore, Gilbert Rist n’y va pas de main morte: «Le «développement humain» participe de cette

contradiction fondamentale qui permet de dénoncer ce que l’on recommande, et de pratiquer ce que l’on considère comme inacceptable» (Rist, 1996: 342).

animales, évoluent, changent, se transforment , se succèdent, etc. On en conclut rarement qu’elles se «développent». L’être humain est le seul, à notre connaissance, à avoir cette ambition ou cette prétention. Pourquoi, alors, ajouter l’adjectif «humain» au mot «développement»? Si la formule n’est qu’une lapalissade, ou peut-être même un reliquat d’une vision coloniale du développement (Panhuys, 2004), il n’empêche que le PNUD lui doit une bonne partie de la reconnaissance et de la sympathie que lui a apportées la publication de son rapport annuel depuis 1990 avec son fameux «palmarès» (surtout celui de l’IDH). C’est, sur ce point au moins, un net succès rhétorique (découlant d’une autre «stratégie de communication»?).

Une autre hypothèse, comme le suggère toujours Gilbert Rist, c’est que la présence de l’adjectif «humain» - expression d’un nouvel «humanisme» peut-être? - s’inscrive dans cette tendance que nous avons évoquée plus haut, à savoir que les discours institutionnels sur le développement international se sont déplacés vers la «gauche» à partir du début des années 1990 (Thérien, 2001). L’adjectif «humain», si c’est le cas, prend un sens plus précis et concret. Il sert à distinguer et peut-être même à opposer cette vision du «développement» à celle d’autres OIG et, surtout, à celle qui prédominait au moment où est apparue l’expression «développement humain». Ce dernier, pour qui veut rompre avec le «consensus de Washington», ne peut être un développement qui découlerait d’une volonté d’«ajustement structurel», d’une vision néolibérale du «développement». Pour Jean Baneth (1998), par exemple, si le PNUD accompagne de l’adjectif «humain» son indicateur de «pauvreté», c’est essentiellement pour distinguer cette dernière de la pauvreté «monétaire», qui est celle à laquelle font référence la plupart des OIG actives dans le domaine du développement international.

Le développement, dès le début des années 1990, s’est voulu «humain» dans le discours du PNUD. Vers la fin des années 1990, cette fois surtout dans le discours de la Banque mondiale, il se veut de plus en plus «intégré» (Pender, 2001). Cet adjectif, qui fait indirectement écho à l’importance accordée par le CAD à la «cohérence» des politiques et au «partenariat», n’a aucune connotation morale ou «humaniste». Il résonne plutôt «technique» ou «gestionnaire» (il s’incarne d’ailleurs dans un CDI, un Cadre de développement intégré) et peut-être aussi, d’une certaine façon, «écologique», même si dans ce dernier cas, cette résonance ne se compare en rien au «développement durable» qui a connu, lui aussi, une ascension remarquable au cours de la décennie 1990 dans les discours institutionnels sur le développement international (Le Prestre, 2005). Le «développement intégré» s’impose en effet comme le «modèle à suivre», le nouveau paradigme du développement international. Il a d’ailleurs reçu l’aval de toutes les OIG dont le discours a été analysé dans ces pages (Cammack, 2004; Hatcher, 2003a et 2003b; Weber, 2004). Patricia Hatcher (2003a: 7) synthétise comme suit la signification de ce concept:

Le Modèle de développement intégré propose d’harmoniser les impératifs économiques et structurels avec les besoins de développement humain et physique. Il implique un partenariat plus étroit entre les bailleurs de fonds et les gouvernements des pays en développement, une prise en charge locale du développement par le pays receveur, une coordination accrue entre les donateurs, une approche axée sur les

résultats et finalement, une plus grande cohérence dans les politiques rédigées par les

bailleurs de fonds.

Autre expression à avoir connu de plus en plus de succès au cours de la période 1990-2004 dans les discours institutionnels sur le développement international, celle de «biens publics mondiaux». Cette expression est probablement l’une des plus floues que ces discours aient pu proposer au cours des dernières années. La liste de ces «biens publics», et rappelons que le PNUD a joué un rôle particulièrement actif dans la production et la diffusion de cette expression, est aussi longue qu’hétéroclite. On y retrouve des «biens» aussi divers que la «paix», l’«environnement», la «stabilité économique», la «prospérité», la «connaissance», la «santé», etc. Ces «biens», comme le fait remarquer François Constantin (2002), n’ont rien de bien nouveau si ce n’est le fait que l’on souhaite maintenant les regrouper sous l’étiquette «biens publics mondiaux». Ne vivons-nous pas à l’ère de la mondialisation? Il faut peut-être nommer d’une façon nouvelle tous ces «biens» pour comprendre qu’ils ont effectivement un caractère à la fois «public» et «mondial».

Dernier exemple ou réseau d’exemples, celui des mots «institution», «infrastructure», «service»... Ces mots, comme on aura l’occasion de le voir dans la prochaine section, se situent en périphérie du politique (Sindzingre, 2004). Dans certains contextes, ils servent à distinguer le secteur public du secteur privé (ou des «marchés»). Dans d’autres contextes, ils sont présentés comme distincts, mais essentiels au bon fonctionnement de ce même secteur privé. Parfois, ils sont même carrément associés au marché. Le mot «institution», en effet, n’est pas synonyme d’«institution publique» ou «étatique». Fait à souligner également, le terme «infrastructure» semble avoir pris au fil des années une signification un peu plus «sociale» ou un peu moins «matérielle» qu’auparavant dans les discours institutionnels sur le développement international. Par exemple, pour la Banque mondiale, investir dans les «infrastructures» signifiait souvent, au cours des décennies précédentes, soutenir des projets du genre barrage, réseau routier ou électrique, puits artésien. Dans les discours analysés ici, ceux des années 1990-2004, les «infrastructures» évoquées - sans forcément exclure ces dernières - ont de plus en plus souvent pris l’allure de «services» (d’éducation, de santé, etc.), de structures ou de pratiques politiques et administratives, de dispositifs de participation, de consultation, etc.