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Autre siècle, autre millénaire, autre développement?

Il y a quelques années, c’est avec appréhension que plusieurs ont vécu cet événement anticipé que les médias appelaient alors le «bogue de l’an 2000». Laissons aux historiens le soin d’expliquer la signification de tout cela, comme l’ont fait les médiévistes pour le passage du premier au deuxième millénaire. Dans le discours que tiennent nos trois OIG à travers leurs rapports annuels de la fin des

années 1990, on a l’impression de retrouver des traces de l’ambiance qui régnait alors. Les thèmes retenus en 1999 sont en effet plus éthérés ou moins précis que ceux des années précédentes. Le PNUD planche sur les notions de mondialisation et de gouvernance, la Banque mondiale réfléchit sur le «développement au XXIe siècle», tandis que le nouveau Président du CAD explique qu’il souscrit aux orientations que s’est données son organisme depuis le milieu des années 1990, tout en s’attardant à des thèmes qui se rapprochent beaucoup de ceux auxquels s’intéresse le PNUD la même année: mondialisation, gouvernance...

C’est en soulignant «l’interdépendance croissante entre les individus sur une planète en voie de mondialisation» que le PNUD amorce sa réflexion (PNUD, 1999: 1). Il constate d’abord que les conséquences de la mondialisation de l’économie ou de l’expansion des marchés ont, jusque-là, mobilisé davantage d’efforts que les conséquences de cette même mondialisation «pour les personnes et leurs droits». Cette situation est préoccupante car, pour le PNUD, la mondialisation engendre de nombreux risques pour l’être humain (PNUD, 1999: 3-5): insécurité économique et volatilité financière, insécurité de l’emploi et du revenu, insécurité sanitaire, insécurité culturelle, insécurité des personnes, insécurité environnementale, insécurité politique et collective... Le PNUD constate également que les potentialités des technologies de l’information, tout en étant prometteuses pour le développement, sont inégalement réparties, certains pays étant nettement plus «branchés» que d’autres et l’écart ayant tendance à se creuser.

Or, insiste-t-on, «la solidarité humaine est essentielle à la cohésion sociale et à la solidité de la communauté, mais aussi à la croissance économique» (PNUD, 1999: 7). La solution, pour le PNUD, passe par une «gouvernance» conçue comme un «cadre de règles, d’institutions et de pratiques qui établit des limites et procure des incitations concernant le comportement des individus, des organisations et des entreprises» (PNUD, 1999: 8). Cette gouvernance est l’un des principaux défis qu’aura à relever le prochain siècle. Et pour y apporter sa contribution, l’OIG dresse la liste des principes sur lesquels devrait reposer cette gouvernance mondiale (PNUD, 1999: 9): «l’éthique, la justice et le respect des droits de tous», le «bien-être des individus comme une fin en soi», le «respect de la diversité des situations et des besoins de chaque pays» et, finalement, le «sens des responsabilités de tous les acteurs». Le PNUD, comme on peut le constater, embrasse large en cette fin de décennie... de siècle et de millénaire. Il reste néanmoins fidèle à ses principes lorsqu’il rappelle que «les marchés ne sont ni l’alpha ni l’oméga du développement humain» (PNUD, 1999: 2).

La Banque mondiale n’a pas à s’inquiéter de la comparaison puisqu’elle s’est donné un thème plus large encore, celui du «développement au seuil du XXIe siècle». Difficile de rivaliser avec une thématique d’une telle envergure qui, du reste, tranche avec celles qui avaient été choisies par cette OIG dans ses rapports annuels précédents, nettement plus ciblés dans leurs ambitions. Difficile de dire si le passage d’un siècle à un autre y est pour quelque chose, mais toujours est-il que la Banque mondiale se montre bien sage dans son rapport annuel en 1999. Elle tire en effet «quatre enseignements essentiels» (BM, 1999: 1) des cinquante dernières années:

1. Sans stabilité macro-économique, il ne peut y avoir de croissance, et donc de

développement.

2. La croissance ne se répand pas automatiquement par gravité; les politiques de

développement doivent répondre directement aux besoins des populations.

3. Aucune politique ne peut, à elle seule, déclencher le processus du développement;

une approche globale s’impose.

4. Le cadre institutionnel joue un grand rôle; un développement durable doit être

ancré dans un processus qui fait intervenir l’ensemble de la société et évolue avec les circonstances.

Ces «enseignements» donnent le ton. En effet, tout en ayant joué un rôle de première importance dans la manière dont s’est pratiqué le développement international au cours des dernières décennies, la Banque mondiale ne craint pas d’affirmer maintenant qu’il faut se donner une «nouvelle façon de penser le développement» (BM, 1999: 2). Elle fait la promotion d’un «cadre de développement» qui se veut «intégré» et qui doit amener à transcender les apories et les limites des cadres privilégiés jusque-là. Par exemple (BM, 1999: 2-3):

Il faut aujourd’hui dépasser la polémique sur le rôle de l’État et du marché, reconnaître la nécessaire complémentarité de ces deux pôles et enterrer l’idée qu’une politique donnée - dans le domaine de l’éducation, de la santé, des marchés financiers ou ailleurs - peut être la formule magique, garante de développement en tout temps et en toute circonstance.

Le moins que l’on puisse dire est que ce discours détonne par rapport à celui que tenait l’OIG au début de la décennie. L’étonnement passé, on constate cependant que la Banque mondiale ne s’est tout de même pas transfigurée. Le secteur privé continue, dans son analyse, à jouer un rôle de première importance dans le développement et il n’est pas vraiment à l’ordre du jour, pour la Banque mondiale, de questionner la mondialisation de l’économie capitaliste. Le commerce international, par exemple, représente pour les pays en développement, «le principal moyen de tirer parti de la mondialisation» (BM, 1999: 5). Elle les encourage d’ailleurs «à recourir plus largement aux mécanismes de l’OMC» (BM, 1999: 6).

Ces considérations, peut-être un peu influencées par le passage du XXe au XXIe siècle, semblent placer la barre assez haute pour le nouveau Président du CAD. Ce dernier a toutefois la bonne idée de se référer aux initiatives de son propre organisme qui, ayant adopté une «nouvelle stratégie» au milieu des années 1990, peut jouer la carte de l’avant-gardisme. La «mondialisation», le CAD en assume en effet la portée depuis un bon moment déjà puisque «les progrès de la libéralisation, l’ouverture des marchés, le rôle désormais prédominant du commerce dans le processus de développement, la mobilité financière, tous ces éléments de la mondialisation [...] ouvrent de nouvelles perspectives au partenariat avec les pays en développement qui fonde la stratégie adoptée en 1996» (CAD, 1999: 9).

Pour ce qui est de l’APD, le Président ne cherche pas davantage que son prédécesseur à camoufler qu’elle évolue dans une phase de décroissance depuis déjà plusieurs années: «De 1992 à 1998, le recul cumulé de l’APD des membres du CAD représente 88,7 milliards de dollars par rapport à ce qu’auraient reçu les pays en développement si le rapport global moyen APD/PNB des deux décennies précédentes s’était maintenu» (CAD, 1999: 14). Mais le phénomène n’est pas sans compensations, ces dernières provenant du secteur privé, par le biais notamment des «investissements directs étrangers». D’où la pertinence, pour le CAD, «d’une extension de la notion de partenariat aux acteurs privés» (CAD, 1999: 13). Cela ne justifie pas pour autant l’essoufflement des efforts en matière d’APD, car cette dernière est appelée à jouer un rôle important dans la mise en place d’institutions, de politiques et de capacités indispensables au bon fonctionnement et à la stabilité de l’économie de marché. Reprenant l’un des chevaux de bataille de la Banque mondiale, celui de la lutte contre la pauvreté, et rappelant que l’un des principaux objectifs retenus par la communauté internationale à l’issue du Sommet sur le développement social de Copenhague en 1995 est justement cette lutte contre la pauvreté, le CAD souscrit aux efforts des ONG qui réclament l’allégement de «la dette des pays pauvres très endettés» (CAD, 1999: 22). En définitive, l’atténuation des «problèmes mondiaux imputables à la pauvreté de masse permettrait déjà d’avancer d’un grand pas dans la mise en place de biens publics mondiaux» (CAD, 1999: 25).

«Cadre de développement intégré, gouvernance, interdépendance, solidarité, partenariat, biens publics mondiaux»... Les concepts ne manquent pas dans le discours de nos OIG, en cette fin de décennie, pour donner l’impression, comme le chantait naguère Bob Dylan, que «les temps changent». Il faudrait en effet «être dur d’oreille» ou profondément insensible au chant des sirènes - c’est-à-dire sceptique - pour entendre dans les discours institutionnels sur le développement international de la fin des années 1990 exactement les mêmes refrains qui faisaient recette au début de la décennie. Le développement n’a par ailleurs ni la légèreté d’une mélodie accrocheuse ni la fugacité d’un palmarès. C’est un processus dans lequel le discours ne joue qu’un rôle partiel, rôle pouvant consister à donner l’impression, justement, que «les temps changent». Cette impression, fondée ou non, elle se dégage nettement des discours analysés ici.