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3 - Nouveaux circuits d’échange des représentations et des connaissances

La reformulation du problème des banlieues à laquelle participent à leur façon les journa-listes va trouver sa plausibilité et sa vérification "savante" dans les points de vue développés par de nouveaux interprètes de la société et de ses règles du jeu. Leur apparition signale une transformation des circuits de l’information et des savoirs mobilisés sur les malaises sociaux et une recomposition du champ du pouvoir politique. Au fur et à mesure que le problème des banlieues se politise, semble s’enclencher une dépolitisation de son traitement (en termes de cadre cognitif et de solutions à appliquer) aboutissant à une sorte de " revanche symbolique de la police" en train d’acquérir sa légitimité sur le front à la fois analytique et pratique.

Nouveaux experts, nouvell es expertises

Depuis 1996-97, de nouveaux interprètes sont sollicités sur les problèmes de violence ou des banlieues. A côté de journalistes spécialisés dans "la violence urbaine", une nouvelle géné-ration de sociologues est venue se substituer à ceux des premières années. Directement spécia-lisée, elle aussi, dans la "violence urbaine", elle est porteuse de catégories interprétatives et de savoirs sur le monde social centrés sur "la déviance" ou la "délinquance", souvent inspirées du modèle américain. Or, le plus souvent ces nouveaux appelés tendent à relire sous l’angle de la violence toutes les conduites adoptées en banlieue par leurs jeunes habitants et à entre-prendre, à partir de cette question, une recherche étiologique des causes de leur brutalité dans leur personne même (et non dans les situations affrontées ou dans l’expérience sociale vécue). D’abord catégorie de pensée, la violence devient ainsi incarnée, un mode d’être au monde dont il ne reste plus qu’à retracer la généalogie par voie de filiation des attitudes personnelles.

L e c t u re étiologique, lecture également rétrospective [1] ou régressive qui part du résultat pour remonter à ses origines supposées, elle favorise une conception individualisante de la vio-lence qui fait de l’individu " v i o l e n t " le seul responsable de ses actes : les usages relâchés de la notion " d ’ i n c i v i l i t é ", créée tout récemment et importée des États-Unis par S. Roché, larg e m e n t employée dans la presse et au Gouvernement, accréditent ainsi une représentation des " j e u n e s des banlieues" en termes négatifs et tendent à pro d u i re une vision naturaliste ou continuiste de leurs comportements. En voulant désigner des pratiques sociales juvéniles relativement nou-velles (indiscipline systématique, agressivité verbale tournée contre les adultes), elle re q u a l i f i e également autrement des pratiques anciennes, focalise l’attention sur l’ensemble des conduites juvéniles et les donnent à voir comme problématiques pour la vie en société tant elles sont sus-ceptibles de déboucher très vite sur des actes délinquants lourds. Partant, l’incivilité présente les auteurs de ces pratiques "agressives" sinon comme des "barbares" ou des "sauvages", d u moins comme des êtres asociaux, non civilisés, directement responsables de la montée de la

[1] Dont il a été montré les dangers pour une compréhension exacte de l’histoire politique, voir P. VEYNE, Comment on écrit l’histoire “,éditions du Seuil, Paris (1978).

De l'insécurité à la sécurité

violence et d’un fort sentiment d’insécurité. Mais on pourrait faire une analyse semblable de la notion de "sécurité" ou d’insécurité" qui recouvre des phénomènes hétérogènes sans lien les uns avec les autres (violence réelle contre les personnes mais aussi dégradation des bâtiments publics et insécurité ressentie) tout en suggérant d’abord l’atteinte à l’intégrité des personnes et les attaques physiques.

Sous cet angle, l’échelle graduée de la violence proposée par la commissaire L. Bui-Trong est exemplaire de cette façon naturaliste et positiviste de penser les comportements "illégaux " ou non conventionnels. Elle est exemplaire également de la montée dans le débat public sur le malaise des banlieues, à partir de 1997, d’experts liés aux différentes bureaucraties intervenant pratiquement sur les questions de "violence urbaine" : magistrats et surtout commissaires de police qui connaissent un succès social inaccoutumé (nombreux sont ceux qui publient leurs mémoires ou leurs commentaires sur les banlieues). Appelés de plus en plus souvent pour don-ner leur point de vue dans la presse (alors que le sont de moins en moins les sociologues ayant travaillé sur les banlieues comme cela a été longtemps le cas, si ce n’est ceux qui sont experts dans le domaine de la "violence"), ils sont également ceux qui offrent des statistiques confir-mant l’importance, la croissance et la gravité du phénomène. L’apparition de ces nouveaux experts rattachés à l’Intérieur et dans une moindre mesure à la Justice concourt à attester de la nouveauté de la "violence urbaine" dont le caractère inédit ne peut qu’appeler une rénovation des interprétations. De nouvelles problématiques émergent directement reliées au renouvelle-ment que connaît l’analyse des politiques publiques : problématiques en termes de "risques collectifs" ou de "gestion des crises" qui renvoient dans l’oubli tous les travaux sociologiques anciens sur la délinquance juvénile, les milieux populaires et les problèmes d’urbanisation et de logement social (tels qu’ils avaient pu être sollicités par le ministère de l’Équipement via les groupes de travail instaurés par les Annales de la Recherche Urbaine).

La " revanche symbolique " de la police

L’IHESI (Institut des Hautes Etudes de la Sécurité Intérieure), créé en 1989, n’est pas étran-ger à ces changements opérés dans les commentaires sur le problème des banlieues : il a per-mis une rénovation de la police et de son image qui a rencontré les aspirations de comper-missaires issus des Renseignements généraux – et spécialisés dans le terrorisme – à ce moment-là en plei-ne reconversion dans l’analyse et le traitement des "banlieues" sous l’angle de la "sécurité" et de la tranquillité publique [1]. Stratégie d’extension du domaine de compétence des techniques policières et volonté affichée de produire des politiques professionnalisées et sectorisées [2] se conjuguent pour à la fois détrôner la Justice du terrain des réflexions sur la sécurité, supplan-ter l’Équipement dans le domaine de l’analyse des désordres urbains et rivaliser avec les polices européennes et surtout nord-américaines perçues comme ultra compétentes en ce domaine.

[1] Sur la rénovation de la police liée aux enjeux internationaux que posent le terrorisme et l’immigration, D. BIGO, Polices en réseaux. L’expérience européenne “, Presses de Sciences Po, Paris (1996). Sur la division du travail policier et sa hiérarchisation, D. MONTJARDET, “Ce que fait la police. Sociologie de la force publique“, éditions La Découverte, Paris (1996).

[2] Ce que manifestent la publication d’une revue scientifique d’abord interdisciplinaire - Les Cahiers de la sécurité intérieure–, le financement de recherches savantes, le souhait de créer un troisième cycle universitaire.

Violence et délinquance dans la presse.Politisation d’un malaise social et technicisation de son traitement Chap. 1

[1] Selon les mots de P. WILLISdans " L’école des ouvriers ", in Actes de la recherche en sciences sociales, n°24 (1978).

L’IHESI apparaît, en effet, tout à fait central dans le changement de paradigme accompli tant cet institut a fonctionné (comme avant lui la Recherche Urbaine) comme lieu de recyclage des savoirs sociologiques, d’échanges "interdisciplinaires" (entre sociologues, politologues, policiers, préfets) et d’importation de conceptions et de savoir-faire pratiques venus des États-Unis et élaborés pour contenir les émeutes raciales des ghettos noirs. La plupart de ceux qui interviennent publiquement désormais sur la question des banlieues sont passés par l’IHESI (que ce soit les commissaires mais aussi les sociologues) et à partir de 1993, un recentrage dras-tique sur les conceptions proprement policières de l’action publique à conduire en direction des banlieues au détriment des conceptions issues des sciences sociales s’est opéré.

Une vision "professionnelle" des banlieues et des événements qui les affectent portée par des experts (que ce soit les sociologues spécialisés dans la violence ou la délinquance ou que ce soit la police) et entièrement orientée par des soucis "sécuritaires" (ou de normes et d’ordre public) rencontre et reprend ainsi la vision spectaculaire et alarmiste promue par les premiers médias mobilisés sur cette question mais en la retravaillant dans un sens plus technicisé qui lui permet de gagner en extension et en force d’imposition auprès de commentateurs jusque là réticents. Cette vision, sinon élaborée par la hiérarchie policière du moins désormais monopo-lisée par elle, n’aurait pu connaître une telle réussite sociale sans la transformation de la "vio-lence urbaine" en enjeu politique et gouvernemental majeur et la réorganisation de la compé-tition entre ministères pour en obtenir le traitement dans laquelle le ministère de la Ville se voit concurrencé (et marginalisé) par l’Intérieur et la Justice, politiquement dominants dans la conjoncture actuelle. Ce sont eux, on vient de le voir, qui ont une emprise croissante sur la pro-duction des connaissances pertinentes sur ces questions (propro-duction de chiffres et d’analyses soit par leurs propres experts soit par des chercheurs qu’ils financent) et qui sont les principaux producteurs du cadre cognitif appliqué, à partir duquel les autres acteurs sont tenus de plus en plus de se situer. Les conséquences sont de deux sortes.

D’une part, les mesures de prévention sociales impulsées par le ministère de la Ville se trouvent facilement disqualifiées (ou disqualifiables) au nom de leur aspect non mesurable et donc indéterminé, ce qui constitue un handicap du point de vue de l’évaluation des politiques publiques.

D’autre part, ce circuit déplacé et refermé de l’échange d’informations sur des experts de la " violence" élève les coûts d’accès à la parole publique autorisée pour toute intervention dis-cordante : que ce soit celle des anciens professionnels de l’encadrement des populations préca-risées (travailleurs sociaux, psychologues etc.) déjà déstabilisés par la création de nouvelles fonctions d’intermédiaires locaux (les chefs de projet) rattachés au ministère de la Ville ; que ce soit celle de ces "profanes irrécupérables" que sont les "jeunes des banlieues" renvoyés à leur isolement et leur stigmatisation sans grande chance de réussir à se faire entendre autrement qu’en faisant de la "violence" leur mode récurrent de prise de parole politique : la seule façon pour eux, sans doute, "d’agrémenter leur descente aux enfers" [1].

Chap. 2