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La nouveauté comme puissance d’avenir

Toute nouveauté est un commencement

Une nouveauté n’est pas simplement ce qui n’était pas là avant, c’est ce qui arrive dans le monde et s’y fait une place, y modifie les arrangements existants, noue et dénoue des rapports. C’est ce qui ouvre des portes, en ferme d’autres, rend des choses possibles, déclenche des processus, des histoires, des réflexions, ce qui promet, ce qui engage et interpelle, ce qui incite à s’adapter, à créer, à agir. Cela signifie, en somme, que la nouveauté ne se limite pas au contraste marqué par le moment de son apparition, mais se profile comme une histoire à suivre, une tâche à accomplir, voire une aventure à entreprendre. Nous le verrons aussi plus tard avec Arendt : la nouveauté est ce qui donne, dans le monde, l’impulsion d’un commencement. Elle est de l’ordre de ce qui crée, rétablit, ou change le visage de l’avenir.

Nous l’avons aperçu déjà dans ce qui précède. Le moment de la nouveauté correspond chez Nietzsche à ce qui est puissant et vivifiant, à la réouverture de l’avenir pour le convalescent qui revient à la vie, à l’aventure à entreprendre vers l’horizon d’une mer libre. Cela ressortait aussi chez Hegel, qui comparait l’immédiateté de l’en-soi à une conscience embryonnaire encore à développer, à une vérité abstraite dont la conscience doit encore faire l’expérience. La nouveauté se distingue en ce sens par ce qu’elle n’est pas encore, par ce qu’elle rend possible ou tend à devenir.

Dans ces deux cas ressort clairement ce qui s’applique au temps linéaire comme au temps cyclique : le moment de la nouveauté est ouverture d’avenir et gain de puissance. Cela est illustré aussi par le langage métaphorique et symbolique employé par les deux auteurs. Dans les passages que nous avons cités, c’était par exemple l’éclair – image fréquemment associée à la nouveauté –, indiquant chez Hegel la soudaineté de l’événement tout en le situant dans un mouvement vertical. L’éclair représente tout à la fois la rupture, la lumière de la connaissance, de la spiritualisation, et la puissance. Parallèlement, la description de la

montée du moment révolutionnaire décrit un mouvement ascensionnel, positif, qui

accompagne ici la mise en place du monde nouveau surmontant les contradictions de l’ancien, ce dernier étant prêt à « sombrer dans les profondeurs du passé ».

De même, chez Nietzsche, la nouveauté est associée au renversement de la pesanteur en légèreté, qui est indicatrice de la rénovation, du retour de la santé et de la vigueur, et de la libération de la volonté créatrice. La pesanteur est associée à tout ce qui s’oppose à la vie, à la joie dionysiaque qui est danse et légèreté, dans une opposition géométrique entre le lourd et le léger, le descendant et l’ascendant, illustrant la perte et le regain de la puissance. Ce thème est développé également autour des circulations de Zarathoustra entre les sommets et les vallées ainsi que des mouvements du soleil, notamment. Dans les deux cas, la nouveauté est associée à un mouvement ascendant, qui symbolise un gain ou un regain de puissance.

Nous n’évoquons ici que ces quelques éléments dans le but de souligner une orientation récurrente de la notion de nouveauté. Gilbert Durand montre que « les symboles ascensionnels nous apparaissent tous marqués par le souci de la reconquête d’une puissance perdue, d’un tonus dégradé par la chute. » Il montre en outre comment « cette imagination du zénith appelle impérieusement […], les images complémentaires de l’illumination sous toutes ses formes ».208 On ne peut, cependant, poser une équivalence entre la puissance, la

lumière, et la nouveauté en général, dans la mesure où celle-ci désigne aussi, à son tour, l’arrivée de puissances nocturnes, telluriques, effrayantes, frayant plutôt avec la novelty que l’on trouve par exemple chez Edgar Allan Poe.209 Si l’idée de nouveauté peut pourtant

s’appliquer à ces manifestations plus sombres, c’est parce que ces éléments antagoniques sont reconnus comme détenteurs de la puissance qui, d’un point de vue donné, reconfigure l’avenir de manière menaçante – sans quoi on parle de chute, de déclin, de perte, mais non de nouveauté. Telle est, justement, l’ambiguïté de la technique, où l’innovation est associée à l’augmentation de la maîtrise de l’homme sur la nature, mais déchaîne en même temps des forces susceptibles de se retourner contre lui. Toute la question est bien, comme nous l’avons souligné au début de ce chapitre, de savoir à quoi s’applique, exactement, l’attribut de nouveauté, et parallèlement, qui détient la puissance dont elle marque l’apparition.

Mais pour revenir à notre propos, nous retenons, en somme, que la dimension d’avenir est centrale pour comprendre la notion de nouveauté. La tendance courante à définir celle-ci comme ce qui n’était pas là avant et, plus encore, l’expression de la volonté moderne de

208 Durand, p. 162.

nouveauté dans l’élan négateur de la rupture et de la table rase tendent souvent à faire oublier que la nouveauté est du côté du commencement et non de la fin. Bien sûr, comme nous avons pu le constater, le commencement d’une chose marque souvent la fin d’autre chose. Ce sont souvent deux faces d’un même événement. Mais ce que nous appelons nouveauté est du côté de la vie, de l’avenir, de la puissance et de l’action. Le nouveau phénix est celui qui naît, non celui qui meurt. Le Nouveau Testament n’est pas tant celui qui met fin à l’ordre ancien, que celui qui ouvre cette tradition sur l’horizon du salut et de la rédemption. Cela ne signifie pas que toute nouveauté soit heureuse, car cela s’applique tout aussi bien lorsqu’elle se présente sous le jour menaçant d’un danger, que l’on qualifie alors de nouveau dans la mesure où il correspond à l’arrivée d’une puissance antagonique ou menaçante. Toute la question est ici de savoir ce qui est en position de commencement et ce qui, en revanche, voit alors compromis l’horizon de son propre avenir.

En fait, la compréhension de la nouveauté dans sa dimension d’avenir est ce qui permet véritablement d’en cerner le caractère propre. L’ouverture d’avenir propre à la nouveauté est ce qui la distingue du simple changement. Une chose peut être récente, même surprenante, mais si elle n’a pas de suites, de conséquences, elle apparaîtra comme une singularité, une anecdote, un soubresaut, une variation, une fluctuation, et non comme une nouveauté à proprement parler – ou elle ne le sera qu’en un sens très faible. C’est à ce sens faible que se limite le goût superficiel de la nouveauté analysé par Heidegger sous le nom de curiosité (curiosité, en allemand se dit Neugier, « soif de nouveauté »). Selon l’auteur d’Être et Temps, la curiosité désigne l’une des dispositions du das Man, du moi dissolu dans la masse anonyme des hommes, de celui qui se disperse dans le monde et s’éloigne de la question que constitue pour lui son être. Elle consiste en cette soif insatiable et superficielle de nouveauté si familière aux modernes que nous sommes. Or si l’on suit l’analyse de Heidegger, il ressort que ces nouveautés sont « fausses » non pas parce qu’elles ne font que répéter de l’ancien, mais parce qu’elles n’ouvrent aucun avenir, ne posent aucun problème. Elles ne sont ni régénératrices, ni innovantes. Le propre de cette recherche effrénée du nouveau est au contraire que chaque nouveauté se referme sur elle-même, et n’appelle que la réitération d’une expérience avortée du nouveau : « [la curiosité] ne cherche le nouveau que pour sauter

à nouveau de ce nouveau vers du nouveau ».210 Cette disposition, explique l’auteur, cherche

du nouveau sans vouloir le réaliser véritablement, se complaisant avec pusillanimité dans le jeu des prévisions et des pressentiments, qui réduit ou banalise par ailleurs les nouveautés les plus marquantes.

La dimension d’avenir qui manque dans la nouveauté du curieux est aussi, comme nous avons pu l’apercevoir brièvement en considérant les nouveautés du Nouveau Monde, ce qui permet d’articuler les multiples sens de la nouveauté. Outre la différence avec l’antérieur qu’elles marquent à divers degrés, les nouveautés récurrentes et les nouveautés originales ont en commun d’introduire dans le monde des puissances d’avenir, et c’est sur cette base que repose la relation entre rénovation et innovation. De ce point de vue, d’ailleurs, il ne va pas de soi qu’une nouveauté originale soit systématiquement « plus nouvelle » qu’une nouveauté récurrente. La caractérisation d’une nouveauté comme récurrente parce qu’elle apparaît pour la première fois dans un contexte déterminé, mais non au regard d’un contexte plus large, convient certainement à la perspective de la connaissance empirique, qui s’intéresse à la régularité des événements. Mais il y a plus, et particulièrement dans le cas des nouveautés récurrentes, par exemple dans le domaine de la vie, la nouveauté ne désigne pas seulement un positionnement contextuel et temporel, elle signale un état concret des choses. La fraîcheur, la jeunesse, la santé, sont autant de manifestations d’une certaine nouveauté, somme toute relatives à un état de puissance. Tout un pan de l’imaginaire de la nouveauté, gravitant autour des thèmes de la régénération et de la renaissance, vise précisément cette dimension de puissance vitale, qui se reconstitue après s’être dissipée ou qui s’ajoute aux puissances existantes. D’autres domaines de la nouveauté, en revanche, déploient l’avenir d’une autre manière : l’invention, prise en un sens large, vise à augmenter la puissance humaine, mais elle est aussi ce qui pose des problèmes inédits, ouvre des horizons inconnus, exige l’adaptation et crée du mouvement.

De manière générale, donc, lorsque nous disons que la nouveauté apparaît en lien avec le commencement de quelque chose, nous disons qu’elle consiste en l’ouverture d’une zone d’avenir, par l’introduction de quelque puissance dans une situation ou un être donné. Selon

les termes de Whitmore que nous avons évoqués plus tôt : la productivité d’une nouveauté, les potentialités qu’elle porte, sont précisément ce qu’elle introduit dans le monde. Or introduire de la puissance, c’est créer de l’avenir. Loin, donc, d’offrir systématiquement l’assurance de ce qui vient, la nouveauté relève le plus souvent du risque à prendre pour vivre et persévérer dans son être, pour prolonger, élargir ou configurer l’avenir.

La présence de l’avenir

De l’avenir à la puissance

Commençons par préciser ce que nous entendons lorsque nous parlons d’avenir, notamment comme quelque chose qui peut être créé. L’avenir ne peut être défini simplement comme ce qui n’est pas encore, c’est-à-dire qu’il doit avoir – comme le passé – une certaine manière de présence. Saint Augustin, dans les considérations sur le temps que nous avons eu l’occasion de mentionner plus haut, le remarque très bien. Au niveau de la conscience, explique-t-il, l’avenir existe dans le présent sous la forme de l’attente, c’est-à-dire des préméditations que nous formons de nos actions, et des prédictions par lesquelles nous nous représentons ce qui viendra. Or ces prédictions sont à leur tour ancrées dans la réalité présente, dans ce qui apparaît comme cause ou comme signe de l’avenir :

De quelque façon que se produise ce mystérieux pressentiment de l’avenir, on ne peut voir que ce qui est. Or ce qui est déjà n’est pas futur, mais présent. Lorsqu’on déclare voir, ce que l’on voit, ce ne sont pas les événements eux-mêmes, qui ne sont pas encore, autrement dit qui sont futurs, ce sont leurs causes ou peut-être les signes qui les annoncent et qui les uns et les autres existent déjà : ils ne sont pas futurs, mais déjà présents aux voyants et c’est grâce à eux que l’avenir est conçu par l’esprit et prédit. Ces conceptions existent déjà, et ceux qui prédisent l’avenir les voient présentes en eux-mêmes.211

Augustin considère ici les cas où l’avenir est relativement prévisible et prend, à même le présent, une forme déterminée. Ces causes et ces signes correspondent aux potentialités et probabilités dont nous parlions plus tôt, et le regard anticipateur mêle diversement l’image de ces réalités présentes aux projets et aux fantasmes, dans les représentations par lesquelles se profile, si fuyant soit-il, le visage de l’avenir.

Néanmoins, tout avenir n’est pas présent sous forme de cause ou de signe, et l’imprévisibilité de l’avenir ne tient pas uniquement au fait que l’on ignore l’ensemble des

facteurs en jeu, dès lors qu’on accepte qu’il y a véritablement de l’imprévisible. Il faut cependant, d’une manière ou d’une autre, que la réalité présente en porte la puissance. Il faut que l’agent soit doué de volonté, qu’il soit en interaction avec un monde qui le sollicite et qui peut accueillir son action. Il faut que le désir puisse être éveillé, les projets prendre forme, etc.

Là encore, l’avenir, en tant qu’avenir, correspond à l’interprétation de ce que la réalité présente peut – ce qui inclut l’intervention de la volonté. Certaines puissances annoncent des manifestations déterminées, d’autres nous portent dans les zones de l’imprévisible, mais l’avenir est bien ce qui commence, ce qui point dans le présent, et non ce qui n’est pas encore. En d’autres mots, l’avenir est le mouvement qui part du présent. Cela est très bien exprimé par ce passage de Jean-Marie Guyau : « il faut désirer, il faut vouloir, il faut étendre la main et marcher pour créer l’avenir. L’avenir n’est pas ce qui vient vers nous, mais ce vers quoi

nous allons ».212 C’est dire qu’un être n’a d’avenir que dans l’exacte mesure où il détient la

puissance de désirer, de vouloir, d’étendre la main et de marcher. C’est pourquoi la nouveauté comme ouverture d’avenir se joue dans les mouvements, déclins et croissances, modulations et surgissements de puissance par lesquels se constitue l’avenir.

Le futur antérieur

Dès lors qu’on définit la nouveauté comme constitution d’une puissance d’avenir, se pose la question de savoir dans quelle mesure et de quelle façon l’avenir est contenu dans le présent. Sans doute, ce qui adviendra aura trouvé dans le présent ses conditions de possibilité minimales, mais c’est peu dire encore, car la possibilité d’une chose n’est pas pour autant l’annonce de sa réalisation, sans compter que tout avenir ne se prépare pas à la manière d’une possibilité.

212 Guyau, cité par Bachelard, dans L’Intuition de l’instant. Cité de La Genèse de l’idée du temps, où Guyau

explique ainsi la chose : « Le futur, à l’origine, c’est le devant être, c’est ce que je n’ai pas et ce dont j’ai désir ou besoin, c’est ce que je travaille à posséder ; comme le présent se ramène à l’activité tendant vers autre chose, cherchant ce qui lui manque. Quand l’enfant a faim, il pleure et tend les bras vers sa nourrice : voilà le germe de l’idée d’avenir. Tout besoin implique la possibilité de le satisfaire ; l’ensemble de ces possibilités, c’est ce que nous désignons sous le nom de futur. » (Jean-Marie Guyau. La Genèse de l’idée de temps. Introduction par Alfred Fouillée. Paris: Félix Alcan, 1890, p. 32.)

Dans son essai sur « Le possible et le réel », Bergson montre que ce que nous appelons le possible n’est pas un ferment d’avenir contenu dans le présent, mais est en fait une projection rétrospective, qui à la lumière de ce qui s’est réellement produit, en implante le germe dans un passé antérieur. En effet, si l’on comprend la durée comme la temporalité irréversible et imprévisible dans laquelle nous évoluons en tant qu’êtres conscients – et dans laquelle progresse aussi le mouvement évolutif de la vie –, le possible ne peut être qu’une catégorie relative au passé. L’idée d’un temps compris comme le perpétuel jaillissement de nouveauté imprévisible découlant de la persistance du passé, est radicalement opposée à l’idée d’un présent qui « contiendrait » l’avenir de manière déterminée. L’auteur critique ainsi la vision qui consiste à croire que le possible est déjà présent avant d’être réalisé, qu’il est comme ce dont le présent est gros :

Au fond des doctrines qui méconnaissent la nouveauté radicale de chaque moment de l’évolution il y a bien des malentendus, bien des erreurs. Mais il y a surtout l’idée que le possible est moins que le réel, et que, pour cette raison, la possibilité des choses précède leur existence. Elles seraient ainsi représentables par avance : elles pourraient être pensées avant d’être réalisées. Mais c’est l’inverse qui est la vérité. […] il y a plus, et non pas moins, dans la possibilité de chacun des états successifs que dans leur réalité. Car le possible n’est que le réel avec, en plus, un acte de l’esprit qui en rejette l’image dans le passé une fois qu’il s’est produit.213

Suivant cette idée, dans le cours imprévisible de la vie et de l’histoire humaine, la nouveauté ne se révèle vraiment qu’au regard de ce dont elle aura marqué le commencement. Bergson illustre la chose en relatant un échange avec un journaliste l’ayant interrogé sur sa vision de l’avenir littéraire. L’auteur explique qu’il n’a aucune représentation à cet égard, et que s’il était en mesure de se représenter la « grande œuvre dramatique de demain », il serait du même coup en mesure de la faire : « Qu’un homme de talent ou de génie surgisse, qu’il crée une œuvre : la voilà réelle et par là même elle devient rétrospectivement ou rétroactivement possible. Elle ne le serait pas, elle ne l’aurait pas été, si cet homme n’avait pas surgi. C’est pourquoi je vous dis qu’elle aura été possible aujourd’hui, mais qu’elle ne l’est pas encore ».214 Si l’on admet dans toute sa radicalité le caractère imprévisible de

l’invention, alors on comprend que se représenter maintenant l’œuvre de demain, ce serait déjà la créer. Qui plus est, en toute logique, la question de savoir quelle sera la grande œuvre de demain renvoie l’évaluation de sa grandeur ou de son succès à un avenir encore ultérieur

213 Bergson, « Le possible et le réel » in Œuvres, p. 1339 [109-110].

à celui de sa réalisation, en fonction des différentes réponses qu’elle suscitera, sans qu’elles soient pour autant, elles non plus, contenues en elle.

Bergson dit en somme la même chose lorsqu’il critique la conception du libre arbitre, réduisant la liberté à un choix d’option, souvent représenté en termes spatiaux, comme le moment où le voyageur arrive à une intersection et doit choisir, entre les chemins tracés devant lui, celui qu’il empruntera.

Certes, une fois qu’il est écoulé, nous avons le droit de nous en représenter les moments successifs comme extérieurs les uns aux autres, et de penser ainsi à une ligne qui traverse l’espace ; mais il demeurera entendu que cette ligne symbolise, non pas le temps qui s’écoule, mais le temps écoulé. C’est ce que défenseurs et adversaires du libre arbitre oublient également – les premiers quand

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