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Sous les traits de la rupture, de l’événement, du jamais-vu ou du renouveau, la nouveauté est le plus souvent identifiée comme ce qui apparaît en écart avec le passé. Différence, invention, rupture, table rase : la modernité s’est amplement nourrie de cette compréhension essentiellement négative de la nouveauté, radicalisée par son inscription dans une représentation du temps excluant les répétitions, de sorte que la nouveauté, dans ses expressions les plus fortes, s’oppose en bloc, par principe, à tout l’héritage du passé. Du rationalisme cartésien à l’irrationalisme d’avant-garde, on retrouve, diversement réitéré, ce refus de l’autorité du passé. Ainsi le mot de rupture cartésien est-il repris quelques siècles plus tard par le dadaïste Tristan Tzara en exergue de son Manifeste de 1918 : « Je ne veux pas savoir s’il y a eu des hommes avant moi. »

En fait, à des degrés variables, la part d’altérité apparaît dans toute acception de la nouveauté. Celle-ci s’oppose à l’ancien, à l’habituel, au vieux, c’est l’étrangeté de la découverte par rapport au connu, l’événement qui rompt l’habitude, mais c’est aussi la croissance, celle qui ajoute ou celle qui succède au déclin, c’est la santé retrouvée après la maladie, le chant du printemps après les silences de l’hiver. Car bien que la nouveauté récurrente puisse être dite récurrente en raison d’une certaine conformité à l’antérieur, elle est nouveauté en vertu de la différence qu’elle introduit avec ce qui la précède dans un certain passé ou un certain contexte. Son sens spécifique dépend dès lors, entre autres choses, de la détermination précise de ces éléments temporels et contextuels. Autrement dit, si l’on considère la nouveauté comme l’inscription temporelle de la différence, il faut encore déterminer de quel passé, de quelle temporalité, de quel contexte, de quelle différence on parle. Ces questions se posent également en lien avec celle de savoir en quoi ce que nous appelons la nouveauté se distingue du changement en général, ou encore de la différence et de l’altérité.

La présence du passé

Dans la mesure où la nouveauté relève d’un contraste avec l’antérieur, elle concerne, en un sens, les rapports entre des situations non simultanées. Si la nouveauté est relative au passé – au sens où, d’une manière ou d’une autre, cela n’était pas là avant – il faut qu’une

comparaison soit possible entre ce qui est et ce qui n’est plus. Il apparaît, dès lors, que la nouveauté n’a de sens que pour l’être doué de mémoire, en qui coexistent le présent et le passé, de sorte qu’ils peuvent être embrassés d’un même regard. On peut à cet égard évoquer les propos de saint Augustin, qui dans les célèbres méditations sur le temps menées dans ses

Confessions, souligne que passé, présent et avenir ne sont pas des temps différents, mais

différents modes de présence relevant des activités différentes de l’esprit :

Ce n’est pas user de termes propres que de dire : « Il y a trois temps, le passé, le présent et l’avenir. » Peut-être dirait-on plus justement : « Il y a trois temps : le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur. » Car ces trois sortes de temps existent dans notre esprit et je ne les vois pas ailleurs. Le présent du passé, c’est la mémoire ; le présent du présent, c’est l’intuition directe ; le présent de l’avenir, c’est l’attente.79

La mémoire est ce qui porte le passé dans une certaine manière de présence, ce qui permet d’embrasser le passé et le présent dans un même regard et de les mettre en rapport. C’est pourquoi son intervention s’impose comme nécessaire dans l’apparition de la nouveauté : c’est la mémoire qui permet de situer une réalité parmi les persistances du passé que sont le souvenir et l’habitude, mais aussi, à l’échelle collective, la tradition, l’institution, etc. Ainsi, pour comprendre la relation entre la nouveauté et le passé, il faut nous pencher d’abord sur la relation entre mémoire et nouveauté.

Paradoxe de la conscience : mémoire et oubli, tout est nouveau

Bergson : par la mémoire, tout est nouveau

Sans doute personne autant qu’Henri Bergson n’a affirmé le lien entre nouveauté et mémoire. La vie de la conscience, qui n’est autre chose que celle de la mémoire, est dès lors le domaine par excellence de la nouveauté. En fait, pour le penseur de la durée, ce lien est si intime qu’il implique non seulement que s’il y a nouveauté, il y a mémoire, mais plus encore,

79 Saint Augustin, Les Confessions (Livre XI). Tome deuxième. trad. Joseph Trabucco. Paris: Garnier, 1950,

que s’il y a mémoire, alors il y a nouveauté.80 En effet, pour Bergson, l’activité de la mémoire

est elle-même productrice d’un « jaillissement ininterrompu de nouveauté ».81

Cette affirmation de la nouveauté perpétuelle repose sur l’idée de la durée, soit du temps en tant qu’il agit à chaque instant sur le devenir de la conscience, et où, en conséquence, rien ne se répète absolument. C’est précisément la survivance du passé dans la mémoire qui entraîne l’irréversibilité de la durée, et la nouveauté de chaque instant. Car chacun des instants que je vis me transforme, et vient s’inscrire dans la constitution même de mon être, de ma conscience, qu’il altère irrémédiablement, puisque même si son souvenir peut se perdre dans les profondeurs de l’inconscient ou dans les gouffres de l’oubli, à tout le moins, je ne peux pas ne pas l’avoir vécu. Ainsi s’exerce l’action propre du temps, qui me pousse dans une transformation continuelle à mesure que je « m’amplifie » du souvenir des instants vécus :

De cette survivance du passé résulte l’impossibilité, pour une conscience, de traverser deux fois le même état. Les circonstances ont beau être les mêmes, ce n’est plus sur la même personne qu’elles agissent, puisqu’elles la prennent à un nouveau moment de son histoire. Notre personnalité, qui se bâtit à chaque instant avec de l’expérience accumulée, change sans cesse. En changeant, elle empêche un état, fût-il identique à lui-même en surface, de se répéter jamais en profondeur. C’est pourquoi notre durée est irréversible.82

En somme, la survivance du passé dans la mémoire conduit à une vision héraclitéenne de la conscience. Je ne me baigne jamais dans la même eau, non parce qu’elle coule, mais parce que je ne suis jamais deux fois la même personne – et d’ailleurs il illustre souvent le passage du temps par des métaphores aquatiques de l’ordre de l’écoulement et de la fluidité. Cependant, et c’est précisément ce qui lie la durée à l’action de la mémoire, ce qui passe n’est pas aussitôt perdu, de sorte qu’on peut parler d’un progrès de la conscience, non pas au sens d’un cheminement vers un état idéal, mais d’une manière qui associe la nouveauté de chaque instant aux dynamiques de l’augmentation et de l’expansion. Cela ressort mieux de la

80 Par mémoire, il faut entendre le phénomène de rétention du passé en général, qui n’est pas le fait d’une faculté

particulière, mais le mouvement de la conscience elle-même, ainsi que l’explique Bergson : « La mémoire n’a donc pas besoin d’explication. Ou plutôt, il n’y a pas de faculté spéciale dont le rôle soit de retenir du passé pour le verser dans le présent. Le passé se conserve de lui-même, automatiquement. » (Henri Bergson La Pensée

et le mouvant. in Œuvres. Textes annotés par André Robinet, intr. par Henri Gouhier. Paris: Presses

universitaires de France, 1959, p. 1387 [170].)

81 Ibid., p. 1259 [9].

métaphore dans laquelle Bergson explique que la conscience « fait boule de neige »83 avec

elle-même. Chacun des instants vécus, quelle que soit d’ailleurs la variété des expériences et des objets qui meublent ces derniers, me fait irréversiblement autre en raison de l’action de la durée elle-même. Même la vision que j’ai d’un objet inchangé devient autre, « ne serait- ce que parce qu’elle a vieilli d’un instant ».84 C’est dire que, dans le mouvement de la durée,

cela même qui se répète porte quelque nouveauté, dans la mesure où celui qui en fait l’expérience porte et accumule en lui le souvenir des manifestations antérieures. Non pas un retour à zéro, la répétition qui s’inscrit dans la mémoire consolide l’habitude ou l’importance d’une réalité.85

Il faut dire cependant que les termes d’instant et de moment sont ici des compromis, nécessairement inadéquats puisqu’il n’y a pas, chez Bergson, d’instant à proprement parler. Il ne peut dès lors être question que de la pointe la plus avancée d’un temps continu, plus proche de l’écoulement que de la pulsation. Ainsi, explique l’auteur : « notre personnalité pousse, grandit, mûrit sans cesse. » Puis il ajoute que « chacun de ses moments est du nouveau qui s’ajoute à ce qui était auparavant »,86 ce qui signifie que la durée maintient la conscience

dans un progrès continuel, dans une perpétuelle nouveauté originale caractérisée par l’irréversibilité et l’imprévisibilité. L’imprévisibilité signifie que ce qui vient n’est jamais « contenu » dans les états antérieurs, comme l’effet dans sa cause, ou comme une réalité dans une réserve de possibles, et que l’expérience excède toujours de quelque manière les anticipations que nous en avions formées. Ce n’est pas à dire que le passé n’agisse pas sur le présent : au contraire, explique Bergson, ce que je suis maintenant n’est autre chose que cette « somme » dynamique de mes souvenirs.

Ainsi, par l’enrichissement continuel de la mémoire, tout est nouveau pour la conscience, précisément en raison de cette persistance du passé créant une différence entre

83 Ibid., p. 496 [2]. 84 Ibid.

85 Du point de vue de la durée, même la répétition est productrice de nouveauté, comme le montre Gilles

Deleuze. La répétition même, explique ce dernier dans Différence et répétition, produit de la différence, elle ne relève pas de la simple multiplication du même, mais est plutôt élévation d’une réalité à la puissance n, en ce sens qu’elle acquiert du poids à force de se répéter. (Voir l’introduction de Différence et Répétition. Épiméthée. Paris: Presses Universitaires de France, 1968.)

les instants qui se succèdent, là même où les expériences vécues dans ces instants sont, de fait, assez semblables, et où l’on pourrait par ailleurs parler de répétition. De ce point de vue, donc, il y a nouveauté même lorsque tout semble s’y opposer, que les événements semblent n’amener que le retour de l’identique, ou que l’ennui paraît étirer le temps dans un écoulement stérile. La nouveauté apparaît comme un fait indiscutable de la vie consciente – la conscience et la vie étant pour Bergson en continuité –, du moins dès lors que, par l’intuition philosophique, on se rend attentif à ce que l’auteur appelle les « données immédiates de la conscience ». Avec l’Évolution créatrice, Bergson étend cette notion de la durée au devenir global de la vie, dont elle caractérise le mouvement évolutif – ce qui le lie aux débats sur la notion d’émergence évolutive que nous avons évoqués plus tôt. La métaphysique de l’élan vital qui est alors en cause thématise l’action de la durée dans les processus d’adaptation évolutive, et conduit à l’affirmation semblable selon laquelle, à l’échelle globale du vivant, le passage du temps correspond à une continuelle création de nouveauté, poussant dans le sens d’une complexification graduelle de ses fonctions, à une adaptation toujours plus grande et plus sûre à son milieu.

Ceci étant dit, notre intérêt porte pour l’instant surtout sur la nouveauté dans la conscience, soit celle qui peut aller de pair avec une conscience de la nouveauté. Or ce qui précède suffit à montrer combien la nouveauté est naturellement à l’honneur dans l’idée de la durée. Mais précisément pour cette raison, elle nous laisse avec une compréhension assez restreinte de la nouveauté. En effet, alors que les notions d’irréversibilité et d’imprévisibilité qui la caractérisent suggèrent un maximum de différence avec l’antérieur, cette nouveauté de chaque instant ne peut être comprise qu’en un sens assez faible. La différence qu’elle introduit avec l’antérieur est une différence de principe qui peut concrètement rester très mineure, comme dans le cas des différents moments de la contemplation d’un même objet, « fût-il identique à lui-même en surface », comme le spécifiait clairement le passage cité plus tôt.

Nous pouvons donner raison à Bergson quant au travail du temps sur la conscience. Mais notre intérêt porte ici, plus spécifiquement, sur la notion de nouveauté dont l’étude de la mémoire le conduit à faire si grand usage. Or justement, l’affirmation de la nouveauté systématique de chaque instant se limite à une caractérisation minimale des nouveautés

originales subjectives marquant le progrès de la conscience. En ce sens, elle nous éclaire assez peu sur la variété des nouveautés dont nous faisons pourtant l’expérience, et encore moins sur ce qui mérite plus qu’autre chose d’être compris comme objectivement nouveau.

Sans doute, dans la vie d’une conscience tissée des survivances du passé, chaque instant est marqué d’une nouveauté originale dans la mesure où il ne reprend à l’identique aucun des instants antérieurs. Mais ce ne peut être ce qui fait la différence entre la nouveauté d’une action décisive et la répétition d’un geste quotidien, dont chaque exécution diffère de celles d’avant par la seule action de la durée qui les sépare. On peut évidemment suggérer des degrés de différence, ce que Bergson fait parfois implicitement, notamment lorsqu’il parle de l’acte libre. Mais alors le critère de la nouveauté ne se limite pas à l’action de la durée, et reste à définir.

En fait, nous verrons que c’est plutôt en se tournant vers la dimension de l’avenir que l’on peut approfondir et distinguer la part de nouveauté qui intervient de manière significative dans le devenir de la conscience – aussi bien que dans le devenir du monde, comme nous le verrons. Or il est remarquable, justement, que le thème de l’avenir occupe une place assez mineure dans la pensée bergsonienne du temps, et c’est peut-être ce qui explique que la notion de nouveauté qu’il évoque si abondamment soit pourtant si faiblement déterminée. Celle-ci désigne en fin de compte le seul fait que la vie consciente exclut le retour à zéro, que même la répétition ajoute de la différence. Mais la question de la nouveauté est tout aussi bien de savoir ce que cela « rend possible », ce qui commence à ce moment. Car si l’on peut dire que chaque instant porte une part d’imprévisibilité, on ne peut dire que chaque instant soit également fécond, également « productif », pour reprendre le terme de Whitmore. Si l’analyse philosophique des données immédiates de la conscience fait apparaître l’écoulement continuel de la durée, elle ne fait pas à elle seule ressortir ce qui se distingue

par sa nouveauté. Dans le changement perpétuel, la nouveauté tend plutôt à se dissoudre, elle

ne caractérise plus que le quotidien de la conscience.

Or comment peut-on définir la fécondité de l’instant nouveau dans le progrès de la durée? En quoi l’imprévisibilité de l’instant amène-t-elle un progrès dans la conscience? Quelle puissance amène la durée dans la conscience? Bergson donne en fait la réponse :

l’enrichissement de la mémoire augmente et complexifie le champ de la perception et l’ensemble de mes actions possibles sur le réel.

C’est dire que le système nerveux n’a rien d’un appareil qui servirait à fabriquer ou même à préparer des représentations. Il a pour fonction de recevoir des excitations, de monter des appareils moteurs, et de présenter le plus grand nombre possible de ces appareils à une excitation donnée. Plus il se développe, plus nombreux et plus éloignés deviennent les points de l'espace qu’il met en rapport avec des mécanismes moteurs toujours plus complexes : ainsi grandit la latitude qu’il laisse à notre action, et en cela consiste justement sa perfection croissante.87

La mémoire est ce qui constitue la conscience, et plus elle s’enrichit, plus notre rapport au monde, c’est-à-dire notre capacité d’agir sur lui et d’être affecté par lui, se complexifie, jusqu’à donner lieu à la liberté.Cela définit l’action virtuelle du passé dans le présent, dont nous traiterons plus loin. La nouveauté reste une notion fuyante si cela tient d’un constat global, puisqu’on ne peut en attribuer un égal mérite à chaque instant vécu. Cependant, elle se précise si l’on considère que, même au cours de la vie de la conscience, certains moments se démarquent par une altérité manifeste, par leur force d’ébranlement de l’habitude et par leur fécondité, par leur puissance d’élargissement et de complexification de la capacité d’action sur le monde.

Ceci étant dit, Bergson n’en montre pas moins que la mémoire est une condition première de la nouveauté originale, et même qu’elle pousse vers la nouveauté. Du reste, elle est non seulement l’agent du progrès de la conscience qu’analyse Bergson, mais aussi la faculté qui permet de reconnaître et de percevoir autant les retours que les ruptures dans le devenir du monde.

Paradoxe : sans mémoire, tout est nouveau

De ce point de vue, donc, la nouveauté apparaît bien par la survivance du passé. Est- ce à dire que sans mémoire il n’y a pas de nouveauté possible? Ne dit-on pas aussi, tout au contraire, que sans mémoire, tout est nouveau ? Une telle idée est familière des critiques de l’effervescence des générations sans héritage du monde moderne. Pour celui qui n’a pas de mémoire, pour qui le passé n’existe plus, tout arrive toujours pour la première fois.

L’idée d’une amnésie radicale pointe ultimement vers un état d’animalité – voire un état végétatif, puisque les animaux sont eux-mêmes doués d’une certaine mémoire –, où faute d’une mémoire suffisante, d’une conscience élaborée, et faute d’un langage permettant d’articuler la coexistence des temps, l’être existe dans une sorte de surprise perpétuelle. Bien sûr, il y a dans tout être vivant une mémoire du corps, par rapport à laquelle la nouveauté n’est pas entièrement vaine.88 Les événements vécus par un organisme orientent son

développement et ses comportements : la répétition consolide l’habitude, l’irrégulier induit l’adaptation, le bagage accumulé par la mémoire sert de base à l’élaboration de nouveaux comportements.89

De ce point de vue, en somme, la capacité de percevoir et même de produire de la nouveauté n’apparaît pas comme une prérogative strictement humaine, mais est plus généralement un attribut du vivant, et particulièrement de l’animal, à la fois sur les plans ontogénétique et phylogénétique. Cependant il est indéniable que l’alliance du langage et de la mémoire qui est propre à l’homme porte la nouveauté à sa pleine signification temporelle. La nouveauté, pour l’homme, n’est pas uniquement un événement ou une réponse du corps, elle est un événement de la conscience, source de réjouissance ou d’inquiétude, de connaissance et d’invention, d’interrogations et de projets. Il est donc vrai qu’en dehors de l’interaction avec le milieu aux fins de la survie, la mémoire animale reste souvent assez

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