• Aucun résultat trouvé

« Voilà encore un trait de la nouvelle économie psychique :

il n'y a plus de division subjective, le sujet n'est plus divisé.

C'est un sujet brut »29. L'homme sans gravité. Jouir à tout prix. Charles Melman.

Présentée par Jean Pierre Lebrun comme « une lecture radicale de la situation actuelle amenant à devoir penser un changement de grande ampleur aux conséquences anthropologiques incalculables, qui installe la congruence entre une économie libérale débridée et une subjectivité qui se croit libérée de toute dette envers les générations précédentes - autrement dit produisant un sujet qui croit pouvoir faire table rase de son passé »30, La Nouvelle Economie Psychique (la NEP) de Charles Melman est explicitée dans cet ouvrage.

Il s'agit d'une mutation inédite qui n'est pas sans effets et « qui nous fait passer d’une économie organisée par le refoulement à une économie organisée par l’exhibition de la jouissance »31. Cette jouissance qui « n’est recevable qu’à condition d’être de l’ordre de

l’excès, c'est-à-dire produisant une éclipse subjective »32, envahit notre monde régi par une

économie libérale de marché. Elle touche tous les niveaux de la société et semble être particulièrement « consommée » par les jeunes.

Le déclin du religieux, l’explosion du nombre des familles mono-parentales dont le seul adulte présent est souvent la mère, la perte des repères générationnels, le goût de se retrouver en groupe autour d'un même objet que l'on partage, l’apparition de la novlangue (un mot / une chose) sont les arguments sur lesquels s'appuie et s'organise La Nouvelle Economie Psychique. Ce ne sont plus les notions d’interdit, d’autorité, de savoir, qui règlent les rapports

29 Melman, C., L’homme sans gravité. Jouir à tout prix, Paris, Editions Denoël, 2002, p.32, l.8-10. 30 Ibid., p.13, l.13-18.

31 Ibid., pp.18-19, l.23-24 et l.1-2. 32 Ibid., p.105, l.27-28.

Page | 132 humains mais les pratiques gestionnaires qui prennent le relais. On assiste à une désacralisation du domaine de la mort, par exemple dans l’exposition des corps : « Koperwelten, la fascination de l’authentique »33, et on voit en outre la jouissance sexuelle

perdre sa place d’exception et devenir « une marchandise parmi les autres »34.

A la question posée par Jean-Pierre Lebrun - qu’elle place pour le sujet ? - Charles Melman répond « il y a place pour un sujet, mais un sujet qui a perdu sa dimension spécifique … C’est devenu un sujet entier, compact, non divisé »35. Le sujet se modifie. Le progrès, l’autorisant à avoir accès aux objets de manière directe et immédiate, procure la satisfaction libre et possible du désir, l’incitant ainsi à la perversion. Il n’y a plus de place pour un sujet divisé par son désir puisque comblé par l'objet. L’objet a, cause du désir, objet à jamais perdu, et dont la perte constitue le sujet, cet objet a donc, prend corps au dehors sous forme de kyrielles d’objets issus des progrès de la production libérale.

La Nouvelle Economie Psychique est sensée nous assurer le bonheur [p.118], en multipliant et en favorisant les possibilités d'accès à une jouissance pour tous [p.139]. « Nous avons grâce à ce régime, le bonheur de participer à un monde qu’il faut bien dire positif, un monde simple où le mot, le signifiant, renvoie directement à la chose, n’a pas d’autres signifié que la chose elle-même. Et où la fonction de l’antécédent résume ce qu’il en est de la causalité : ce qui est avant est la cause de ce qui vient après. Nous sommes là dans le registre de la métonymie, c’est la contigüité qui organise l’ensemble de notre monde. L’invocation du père comme métaphore, caractéristique du patriarcat, vient effectivement introduire une rupture dans cette simplicité apparemment heureuse, où tout est « naturel » »36.

Le prix à payer pour tout cela, précise Charles Melman, se répercute au niveau du « sujet, du moi et de l’objet »37 : - le sujet, en ce qu’il est délogé du lieu d'où il pense, devient désarrimé,

fluctuant; - « le sujet ou plutôt le moi, se trouve exposé, fragile, à la dépression, puisque son tonus n’est plus maintenant organisé, garanti par une sorte de référence fixe, stable, assurée, un nom propre, mais a besoin sans cesse d’être confirmé »38 ; - quant à l’objet qui se présente pour le névrosé sur fond d’absence, il devient, dans La Nouvelle Economie Psychique,

33 Exposition dont il a déjà été question au Chapitre 1 : L’angoisse, une familière étrangeté. 34 Ibid., p.59, l.16.

35 Ibid., p.32, l.9-10. 36 Ibid., p.97, l.3-14. 37 Ibid., p.47, l.15. 38 Ibid., p.49, l.8-12.

Page | 133 accessible : « l’objet bascule, il est aujourd’hui présent dans le champ de la réalité »39. La possibilité de le manipuler, de l'utiliser, de le garder, de le jeter au gré de ses envies, l’accessibilité donc de l’objet dans la réalité du quotidien, modifie le rapport du sujet au monde qui l’entoure. Délaissant sa position de sujet névrosé, il est mis en position de jouir de l’objet, renvoyé en cela à une position perverse. Il se fond ainsi à la norme sociale qu’est devenue la perversion [p.67] unique arrimage, ultime rempart contre la psychose [p.119]. C’est de cette nouvelle relation à l’objet, conçue non plus dans sa position de représentation de l’objet perdu, mais dans son rapport à la matérialité de l’objet, que Charles Melman relie l’organisation de la société à la mutation de l’organisation psychique du sujet [p.68]. L’objet ne vaut plus par ce qu’il représente (ce qui serait une référence à la perte originelle) mais par ce qu’il est, et qui est source de bénéfice.

En découlent certaines conséquences :

le sujet qui n’inscrit pas sa division reste soumis à la violence devenue « un mode banal de relation sociale » [p.85].

La perte de l’autorité qui ne fait plus barrage à l’angoisse.

Le traumatique qui vient se substituer au symbolique, laissant apparaitre un sujet porteur d’une exigence de réparation dont la réponse ne peut être que chirurgicale, juridique, médicamenteuse (orthopédique ?) dans une sorte d’économie duelle permettant la satisfaction et saturant la demande. Cet écart au symbolique dégage le symptôme de la séquence langagière par laquelle il est construit.

La Nouvelle Economie Psychique cherche à substituer l’image à la parole, et c'est là sa façon de traiter les lois de la parole [p.110].

Dans l'accès au savoir d'aujourd'hui et dans sa transmission, la numérisation a remplacé l'alphabétisation [p88].

La psychanalyse serait visée elle-même par cette modification de l’économie psychique : « la psychanalyse, une fois articulée, et renvoyée dans le milieu social où elle agit comme agent qui interprète ce qui se passe, aurait cet effet dont je parlais il y a un instant, écrit Charles Melman, .... c'est-à-dire provoquer un passage à l’acte qui la vise pour se débarrasser des questions qu’elle pose » [p.90].

La Nouvelle Economie Psychique, précise-t-il, établit le lien entre : une société guérie de son symptôme (refoulement du sexuel) du fait de l'affranchissement des contraintes sociétales,

Page | 134 religieuses, linguistiques induites par la société capitaliste, et un sujet désintriqué de la structure symbolique de son symptôme. Ce qui vient du dehors impacte et modifie ce qu’il en est à l’intérieur, provoquant l’atomisation du sujet : naissance d’un libéralisme psychique, naissance d’un sujet qui s’autoriserait de lui-même.

La NEP, La Nouvelle Economie Psychique est l’incidence effective sur la structure subjective des changements majeurs intervenus dans notre société telles par exemple la fin du patriarcat ou encore la dissociation récemment obtenue entre jouissance sexuelle et reproduction ; dans les lignes introductives du texte L’homme sans gravité, Jean Pierre Lebrun écrit « si les conjectures qui sont débattues dans les pages qui suivent sont fondées, si l’homo faber cède effectivement la place à « l’homme fabriqué », si c’est donc, à des hommes nouveaux » - à ces « hommes sans gravité », presque des mutants – que nous allons désormais avoir affaire, devons nous préciser que les enjeux seraient immenses et que nous ferions ici qu’à peine les entrevoir »40, ce à quoi il semble que Charles Melman donne raison en écrivant « … nous allons vers une disparition, non pas de l’inconscient au sens freudien du terme, mais du sujet de l’inconscient »41. Le sujet est S.D.F., sans domicile fixe, anhistorique, coupé du religieux, livré à lui-même et manipulé.

Dans l’avant dernier chapitre, Charles Melman pose aussi le progrès de la science comme ce qui « nous « barre » en tant que sujet » [p.164]. Au questionnement des origines, de la sexualité, de la mort et de l’amour, se substitue « une réponse en fournissant des amas de connaissances jusqu’à littéralement éteindre tout vœu de savoir » [p.210]. Il y a une reconnaissance intéressée « d'un sujet du besoin et du sujet d’une demande » par la science qui estime pouvoir les combler, démontrant ainsi sa capacité « à « traiter » -à faire taire !- le sujet du désir »42.

40 Ibid., p.15, l.5-12. Cf. conclusion du Chapitre 5 : L’angoisse « couteau-suisse » ou l’angoisse dans tous ses états, et particulièrement le passage sur la NBIC, c'est-à-dire l’association des nanotechnologies (N), des biotechnologies (B), de l’informatique (I), des sciences cognitives (C).

41Ibid., p.155, l.3-5. 42 Ibid., p.169, l.2.

Page | 135