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Notre définition d’antiaméricanisme et la typologie retenue

Ayant défini – mais parfois aussi critiqué – les approches des chercheurs sur le phénomène antiaméricain, il est maintenant temps de présenter ci-après la définition que nous retenons de tout ce qui a été exposé dans les parties précédentes. Après examen de la littérature, quelle définition donnons-nous à l’antiaméricanisme ? Quels concepts nous semblent importants pour le définir et pour l’analyser ? Les réponses à ces questions seront vitales pour la suite de notre travail et, avant tout, afin de répondre à la question de recherche que nous avons explicitée dans l’introduction.

Afin de répondre à notre question de recherche, l’antiaméricanisme doit être considéré comme une tendance psychologique à émettre des jugements critiques à l’égard des États-Unis pour la seule raison qu’ils représentent, selon ces sujets émetteurs, certains aspects jugés comme critiquables et indésirables par l’émetteur de ces messages. En tant qu’attitude, l’antiaméricanisme est un jugement biaisé, un préjudice systématique à tout ce que l’émetteur considère que représentent les États-Unis.

À cet égard, ce que l’Amérique fait n’est qu’un motif de plus pour déclencher l’expression de ces jugements ; autrement dit, les politiques sont une excuse parfaite pour l’opinion antiaméricaine afin de se rendre plus visible et, selon le type de politique, justifier ses propos. L’antiaméricanisme, en tant qu’opinion émotionnelle, crée l’identité commune de ceux qui y souscrivent, avec d’importantes conséquences sur les effets envisagés par des actions ou politiques entreprises par le gouvernement des États-Unis.

Tel que nous l’expliquerons dans la partie méthodologique, nous sommes d’avis que la meilleure manière de classifier l’antiaméricanisme dans le cadre de notre question de recherche précise est d’essayer d’appliquer la typologie existante de Katzenstein et Keohane aux possibles formes d’antiaméricanisme que nous trouverons dans les articles de presse analysés. Ceci revient à dire que nous allons procéder de manière déductive. Pourtant, dans l’hypothèse où les formes d’antiaméricanisme que nous trouverions dans la partie empirique ne pourraient pas être englobées dans la catégorisation de Katzenstein et Keohane, nous tenterions d’établir autant de catégories propres que nécessaires. Dans ce cas-là, nous serions en train d’appliquer une méthodologie inductive. Cette éventuelle combinaison (dont l’application, comme nous l’avons dit, est conditionnée à la nature du matériel empirique que nous trouverons lors de nos analyses) nous paraît plus intéressante puisqu’appliquer une certaine typologie d’ordre général qui date de 200789 pourrait ne pas être fructueux.

Par conséquent, il est intéressant que, avant de clore ce chapitre, nous présentions la typologie de l’antiaméricanisme par excellence que nous mentionnions dans le paragraphe antérieur.

https://www.theguardian.com/world/2019/feb/04/venezuela-maduro-warns-white-house-will-be-stained-with-blood-if-trump-invades

88 Benjamin E. GOLDSMITH, Yusaku HORIUCHI, « In Search of Soft Power: Does Foreign Public Opinion Matter for US Foreign Policy? », in World Politics, 2012, Vol. 64, No. 3, pp. 555–585. Disponible à l’adresse:

https://doi.org/10.1017/S0043887112000123

89 Peter J. KATZENSTEIN, Robert O. KEOHANE, « Varieties of Anti-Americanism: A Framework for Analysis », op. cit., p. 29.

2.4.1. La typologie de Katzenstein et Keohane

Katzenstein et Keohane proposent une typologie de six catégories90. Quatre de celles-ci s’organisent en fonction du degré d’identification du sujet potentiellement antiaméricain avec les États-Unis et ses pratiques91 et, de plus, en fonction de l’intensité de la peur que génèrent les États-Unis pour la société de l’individu. Les deux restantes constituent les versions historiques de l’antiaméricanisme.

Figure 4. Typologie de l’antiaméricanisme sur un continuum selon Katzenstein et Keohane.

Élaboration modifiée par nos soins et traduite de Katzenstein et Keohane92.

Évidemment, lorsque l’individu n’a pas peur des États-Unis et lorsqu’il s’identifie avec les États-Unis, nous ne sommes en présence ni d’une critique ni d’antiaméricanisme. Plutôt, nous pourrions parfois parler de pro-américanisme. Pourtant, du moment où, en dépit de l’identification avec les États-Unis, les conséquences des actions des États-Unis sont perçues comme menaçantes pour la société de l’individu, il s’ensuit que l’on est en présence de ce que Katzenstein et Keohane appellent l’antiaméricanisme libéral93. Le mot clé de cette sorte d’antiaméricanisme est « hypocrisie ». Même si les individus qui déploient ce type d’attitude s’identifient avec les États-Unis, ils considèrent que les standards et les valeurs attribués aux États-Unis ne sont pas respectés par ces derniers. Parfois, ces individus justifieront les actions des États-Unis qu’ils trouvent critiquables sous prétexte que c’est le rôle d’hégémon global qui force le pays à agir comme cela94. Ceci est une position qui sera contestée par des penseurs inscrits dans les courants poststructuralistes95 et constructivistes96.

90 Ibid.

91 Ibid., p. 28.

92 Ibid., p. 29.

93 Ibid., pp. 29–31.

94 Ibid., pp. 30–31.

95 Voir, par exemple, David CAMPBELL, Writing Security: United States Foreign Policy and the Politics of Identity, op.

cit.

96 Voir, par exemple, Alexander WENDT, Social Theory of International Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 1999.

Deuxièmement, il existe un courant antiaméricain social97. Celui-ci est plus ou moins fort selon le degré de peur (il est appelé « latent » ou « intense » en conséquence). Ce type d’antiaméricanisme est basé sur les différences de l’État providence européen, les différences des valeurs sociales comme la peine de mort, la préférence de traités multilatéraux à la voie unilatérale, etc. Cependant, il y reste toujours une forme d’identification avec les États-Unis puisque les individus qui s’inscrivent dans cette catégorie en partagent les mêmes idéaux démocratiques.

Troisièmement, l’antiaméricanisme souverainiste nationaliste (qu’il soit latent ou intense) se focalise sur les questions de la délégation des pouvoirs et de l’importance de l’identité nationale98. En effet, ce type d’antiaméricanisme sert à promouvoir la création d’une identité commune forte là où manquent des éléments d’union plus forts. Il sert aussi à glorifier la souveraineté des États99, dans la mesure où ne pas dépendre des Américains signifierait se gouverner de manière autonome et décider par soi-même. Finalement, ce troisième antiaméricanisme sert à renforcer la position géopolitique d’un pays antiaméricain sur la scène internationale, particulièrement s’il s’agit de puissances relativement fortes (e.g. la Chine).

Enfin, l’antiaméricanisme peut devenir radical100. Dans ces cas-là, l’identité des États-Unis, qui se reflète à travers les pratiques économiques et politiques dans les relations internationales, est à changer ; une transformation doit se produire depuis l’intérieur ou depuis l’extérieur. C’est cette forme d’antiaméricanisme, avec l’ajout de la peur ou de la menace, qui peut amener à l’usage de méthodes violentes pour « l’attaque et l’extermination »101 de la civilisation américaine102.

Pour finir leur chapitre, Katzenstein et Keohane présentent deux types d’antiaméricanisme basés sur l’histoire. Le premier, qu’ils appellent « antiaméricanisme élitiste »103, se caractérise par les considérations condescendantes à l’égard de la culture et l’identité américaines. Comme nous le verrons, il s’agit notamment de l’antiaméricanisme européen, dont l’expression ultime se produit en France104. Cependant, puisque cet antiaméricanisme est ancré dans différentes identités, il n’y a ni

« d’expectative ni de désir » que l’Amérique change105. Le deuxième antiaméricanisme est appelé

« l’antiaméricanisme héritage »106, basé sur le ressentiment des atrocités passées commises par les États-Unis dans un pays en particulier. L’histoire peut soit le faire exploser, soit le calmer. C’est le cas de l’antiaméricanisme mexicain, provenant des affrontements entre les deux pays il y a autour des deux cents ans, mais qui s’était relativement calmé107 jusqu’à l’arrivée de Trump et son discours anti-immigration, notamment celle provenant du Mexique.

Avec cette catégorisation, Katzenstein et Keohane analysent le contenu des critiques qui sont faites aux États-Unis selon l’identification et la peur que ceux-ci génèrent chez certains individus.

L’antiaméricanisme reste donc multidimensionnel (nous pouvons être antiaméricain par rapport à certains thèmes, mais pas pour d’autres), hétérogène (son apparition et sa typologie dépendent de l’expérience vécue par un individu et par une société), et surtout reste une tendance psychologique qui peut se situer dans un continuum s’étendant de l’antiaméricanisme libéral jusqu’à l’antiaméricanisme plus radical, ce dernier pouvant aboutir à la tuerie.

97 Peter J. KATZENSTEIN, Robert O. KEOHANE, « Varieties of Anti-Americanism: A Framework for Analysis », op. cit., p. 31.

98 Ibid., pp. 32–33.

99 C’est pourquoi ce type d’antiaméricanisme n’est que très réduit en Europe, où la souveraineté a été transférée, en partie, à des organisations internationales régionales comme l’Union européenne.

100 Ibid., pp. 33–34.

101 Ibid.

102 Voir, à cet égard, notre partie historique ci-dessous.

103 Ibid., p. 36.

104 Ibid.

105 Ibid.

106 Ibid., p. 37.

107 Ibid.

Comme nous l’avons mentionné auparavant, et comme nous l’expliquerons dans la partie suivante qui concerne la méthodologie (chapitre 3), ces catégories nous sont utiles puisqu’elles seront utilisées lors de l’analyse du matériel empirique afin d’examiner si elles sont toujours valables et utiles ou si, à l’inverse, nous avons besoin de nouvelles catégories. L’application de ces catégories (et une éventuelle création de nouvelles catégories) dépend toutefois de la nature du matériel empirique. En fin de compte, toute catégorisation doit servir à faciliter une appréhension du phénomène social. Ainsi, la catégorisation, soit celle de Katzenstein et Keohane soit la nôtre, nous servira à décrire le type d’antiaméricanisme actuel dans le contexte que nous délimiterons très précisément dans la partie suivante.

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