• Aucun résultat trouvé

Ségrégation, fragmentation, comment habiter la ville quand on est l’Autre ? L’exemple de Sydney et de La Paz

1. Une notion complexe

Le thème de la ségrégation fait naître trop aisément des discours top généreux ou trop partiels, des simplifications abusives (les banlieues et les cités mises toutes dans le même sac). Dans le Paris des « classes laborieuses et dangereuses » (livre de Louis Chevalier) on débat vers 1840 du risque de la détérioration du centre : « Le jour où nous aurons des quartiers aristocratiques et des quartiers prolétariens, des quartiers financiers et des quartiers indigents et, par suite, des compagnies de garde nationale en gants jaunes et en bottes vernies et d’autres aux mains calleuses, nous aurons détruit la base essentielle de l’ordre public et préparé d’effroyables calamités à notre pays. » L’idée de ségrégation précédait donc la diffusion du mot.

Maurice Halbwachs (Ecole de Chicago) parlait de différenciation sociale, de séparation des classes et des ouvriers mais n’utilise pas le mot « ségrégation ».

Selon Marcel Roncayolo, il existe un tiraillement entre deux définitions :

- Ségrégation identifiée avec la mise à l’écart ; elle exprime, dans des formes spatiales plus ou moins rigides, une discrimination plus générale, plus profonde, à la fois rigoureuse et parfois institutionnalisée. Le ghetto ethnique résumerait le mieux cette situation.

- Ségrégation définie comme la simple inégalité dans la répartition ou les conduites des groupes, inégalité qui conduit à une qualification plus ou moins claire, plus ou moins lisible dans le paysage urbain : quartier bourgeois ou quartier populaire par exemple.

La ségrégation implique de nombreux phénomènes : oppositions, répulsions, éloignements certes, mais aussi affinités, attractions et coexistences. D’où la notion de composition qui peut/doit compléter celle de ségrégation.

Selon Roncayolo toujours, la ségrégation résidentielle est une chose ; elle ne peut être comprise, dans sa gravité, qu’en relation avec d’autres formes de ségrégation.

La différenciation sociale des villes est faite de superpositions de territoires, qui ne laissent qu’une part relative à la résidence.

Selon cet auteur, mobilité et ségrégation s’imposent comme des questions conjointes.

Pour Jacques Brun98, la question des rapports entre l’espace et la société est au cœur du discours sur la ségrégation.

Le noyau sémantique de la notion de ségrégation est l’idée de discrimination. Il s’agit d’une pratique délibérée de relégation d’une fraction de la population à l’écart des zones d’habitat occupées par les catégories les plus favorisées.

Il y a de la spatialité dans la ségrégation : il s’agit d’un « fait social de mise à distance et une séparation physique »99

La définition du Dictionnaire de géographie et l’espace des sociétés de Levy et Lussault, reprend les travaux de Jacques Brun :

Il s’agit d’un « processus et d’un état de séparation spatiale tranchée des groupes sociaux qui se manifestent dans la constitution d’aires marquées par une faible diversité sociale, des limites nettes entre ces espaces et ceux qui les jouxtent et les englobent, une légitimation sociale, par une partie des acteurs au moins, de ce processus et de cet état. »

La ségrégation constitue une entrée pour aborder les problèmes des différents états des fonctionnements d’un système urbain. Selon les auteurs, en fonction de l’importance des stratégies de distanciation (mise à distance spatiale et sociale) menées par les acteurs individuels et collectifs, on peut dégager plusieurs types de ségrégation.

Dans un contexte de forte diversité sociétale (hétérogénéité forte) :

- mixité : lorsqu’il y qualification positive de l’espace. Si cet état est valorisé par les politiques on parle de mixité légitime.

- promiscuité : lorsque la distanciation est plus importante. La qualification de l’état est ici négative.

- cosmopolitisme : faible distanciation, cohabitation de plusieurs groupes (ex de Marseille) mais faible mixité.

98 Jacques Brun, Catherine Rhein, La ségrégation dans la ville, Paris, L’Harmattan, 1994

99 Jacques Brun, Catherine Rhein, 1994, op.cit.

Dans un contexte de faible hétérogénéité (faible diversité sociale) et de discontinuité forte : - ségrégation (dans le sens de ghettoïsation) : la distanciation sociale est forte et légitimée par le politique. Il y a qualification négative du contenu social (population ségréguée) et une représentation négative des habitants de cet espace. (cas de The Block et de El Alto)

- entre-soi : la distanciation externe est très forte et légitimée par le politique. La qualification y est positive. C’est le cas des isolats tels que les gated communities

Pour Alain Touraine, on observe à l’intérieur des métropoles, une croissance de non-villes, de contre-sociétés urbaines qui sont définies par la ségrégation, la violence et l’économie mafieuse. Selon l’auteur, il s’agit d’une situation de posturbanisation, voire de désurbanisation. L’identité culturelle apparaît comme le moteur du développement territorial, et la ville devient une « fabrique d’exclus » : intégration des minorités ethniques, émergence de la pauvreté d’exclusion sociale de différentes minorités (étrangers, vieux, chômeurs), augmentation de l’individualisme et perte du sens, du relationnel et des identités communautaires.

Enfin, d’après Philippe Gervais-Lambony, la ségrégation conduit à un renversement identitaire. Il s’agit du processus central dans la territorialisation par les opprimés. Déversés dans un espace marginal, la population finit par former une communauté, par s’approprier, puis par revendiquer le quartier. Cette communauté se reconnaît en l’occurrence à son origine ethnique (indien, aborigène), à son langage.100

Bien qu’il s’agisse d’un espace précaire, délaissé, monotone, avec peu (ou pas d’équipement), il est approprié, communautarisé et devient dès lors un référent identitaire que l’on est prêt à défendre (émeutes urbaines).

Cependant, cette identification territoriale au quartier ne devient-elle pas un outil tourné contre eux ? Cet attachement territorial ne fait-il pas l’affaire des « autres », ceux de la ville

« normale » ? (maintien de la précarité et d’une distanciation sociale et spatiale)

Le terme de ségrégation est appliqué à des réalités très différentes les unes des autres : raciale, ethnique, sociale, par âge… La ségrégation peut se manifester à des échelles très diverses. Selon P. Gervais-Lambony, dans les différents types de ségrégation, il faut prendre en compte le rôle de l’Etat et du politique qui impose et/ou entretient cette distanciation et dans le même temps, la population, éventuellement qui adhère.

« Les Etats, mais aussi les autorités territoriales utilisent en effet l’espace comme instrument de construction spatiale, de légitimation et d’action politique. Les communautés quant à elles

100 Philippe Gervais-Lambony, Territoires citadins. 4 villes africaines, Paris : Belin coll. Mappemonde, 2003

utilisent l’espace comme référent identitaire, et les référents identitaires comme outils de revendication territoriale. »101