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Une neutralisation problématique en raison de la représentation des sujets de la Fédération

Section I. Une conciliation différenciée avec la représentation des collectivités territoriales

Section 2. Une neutralisation problématique en raison de la représentation des sujets de la Fédération

131. A contrario de l’État unitaire qu’est la France, l’organisation fédérale en Russie implique la représentation non seulement du peuple multinational du pays, détenteur de la souveraineté conformément à l’article 3 de la Constitution de 1993, mais aussi des sujets de la Fédération, dotés chacun d’une large compétence exclusive. La nécessité de la conciliation du principe d’égalité devant le suffrage avec le principe du fédéralisme en découle logiquement (§1). Cependant, l’effet de la conciliation obtenue est critiquable à plusieurs égards (§2).

§ 1. Une conciliation nécessaire avec le principe du fédéralisme

132. La conciliation du principe d’égalité devant le suffrage avec le principe du fédéralisme aurait pu être considérée comme acquise dans la mesure où le Parlement russe est bicaméral, la seconde chambre – le Conseil de la Fédération – étant composée des sénateurs nommés par les organes étatiques fédérés de la Fédération de Russie271 et représentant de manière égale tous les sujets de la Fédération. Les règles relatives au mode de scrutin permettant de composer cette

270 LEVAVASSEUR (P.), LEROY (T.) « Décision no 2014-405 QPC du 20 juin 2014, Commune de Salbris

[Répartition des sièges de conseillers communautaires entre les communes membres d’une communauté des communes ou d’une communauté d’agglomération] in DE CACQUERAY (S.) et alli, « Jurisprudence du Conseil constitutionnel », RFDC, no 101, 2015, p. 186-194.

271 Conformément à l’alinéa 2 de l’article 95, « Le Conseil de la Fédération est constitué à raison de deux

représentants de chaque sujet de la Fédération : un représentant de l’organe représentatif et un de l’organe exécutif du pouvoir de l’État ».

seconde chambre répondent parfaitement à l’exigence de l’égalité entre les sujets de la Fédération du dernier alinéa de l’article 5 de la Constitution de 1993.

133. Cependant, depuis 1995272, le législateur a entendu élargir la portée du principe du fédéralisme en ce qui concerne le découpage des circonscriptions législatives fédérales. Il a alors prévu que chaque sujet de la Fédération de Russie doit être représenté par au moins un député, indépendamment de l’importance de la population qui y réside. Une telle mesure, reprise de la réglementation idoine aux Etats-Unis273, a été contestée devant la Cour constitutionnelle au motif

qu’elle ne doit pas s’appliquer à la chambre basse. La représentation des entités fédérées, selon l’assemblée régionale requérante, serait notamment assurée par le Conseil de la Fédération dont elle constitue la mission spécifique.

134. Par son arrêt no 26-П du 17 novembre 1998274, la Cour valida l’appréciation du législateur comme impliquée par les exigences constitutionnelles. En effet, le principe d’égalité devant le suffrage découle des dispositions du Titre II portant sur les droits et libertés, alors que le principe d’égalité des sujets de la Fédération est l’un de fondements de l’ordre constitutionnel du Titre I. Or, ces derniers priment, dans un rapport hiérarchique intra-constitutionnel, sur d’autres dispositions de la Constitution275. En l’occurrence, elles sont, d’après la Cour, applicables aussi à la chambre basse dès lors que « l’organe représentatif et législatif de la Fédération de Russie, de

l’État fédéral, est le Parlement, c’est-à-dire le Conseil de la Fédération et la Douma d’État »276. Donc, chaque chambre doit assurer une représentation minimale à tous les sujets de la Fédération.

135. Le deuxième argument retenu par la Cour consistait en l’affirmation de caractère dérogeable du principe d’égalité devant le suffrage face aux impératifs constitutionnels distincts ainsi qu’aux divers motifs d’intérêt général. Cette précarité est assise sur des impératifs constitutionnellement consacrés 277 de « l’unité de l’État et la stabilité de l’ordre

272 Paragraphe 2 de l’article 11 de la loi fédérale du 21 juin 1995 relative aux élections de la Douma d’État de

l’Assemblée fédérale de la Fédération de Russie, dérogation reprise par l'article 18 de la loi fédérale no 67-ФЗ précitée. 273 Conformément au troisième alinéa de la Section 2 de l’article 1 de la Constitution américaine, « chaque État aura

au moins un représentant ». Emprunt de la dérogation observé par KOL’YUSHIN (E.I.), op.cit., note 87, p. 181-203.

274 CC FR, arrêt du 17 novembre 1998, n° 26-П relatif au contrôle de constitutionnalité de certaines dispositions de

la loi du 21 juin 1995 relative aux élections des députés de la Douma d’État de l’Assemblée fédérale de la Fédération de Russie.

275 Conformément au deuxième paragraphe de l’article 16 de la Constitution russe, « Aucune autre disposition de la

Constitution ne peut être contraire aux fondements de l’ordre constitutionnel de la Fédération de Russie ».

276 CC FR, arrêt du 17 novembre 1998, n° 26-П relatif au contrôle de constitutionnalité de certaines dispositions de

la loi du 21 juin 1995 relative aux élections des députés de la Douma d’État de l’Assemblée fédérale de la Fédération de Russie, § 3.

277 L’article 55 de la Constitution russe consacre en effet les raisons de limitation de la portée de certains droits

fondamentaux constitutionnellement garantis ; son alinéa 3 dispose notamment que « Les droits et libertés de l’homme et du citoyen ne peuvent être limités par la loi fédérale que dans la mesure nécessaire pour protéger les fondements

constitutionnel »278 en raison des particularités historiques et géographiques de la Fédération de Russie. Ainsi, selon la Cour, un découpage électoral fondé strictement sur la norme moyenne de la représentation écarterait plusieurs sujets de la Fédération de la représentation de la chambre basse en raison de distorsions importantes279 de la population du pays.

136. Une telle nécessité d’élargir la portée du principe du fédéralisme en ce qui concerne le découpage des circonscriptions législatives (§1), si bien qu’elle puisse être fondée au regard de l’interprétation de la Constitution retenue par la Cour, paraît cependant critiquable (§2).

§ 2. Une conciliation critiquable avec le principe du fédéralisme

137. Parmi les motifs de la Cour, il paraît toutefois que la méthode la plus puissante dans l’arrêt no 26-П est celle du droit comparé, bien que mobilisée sans référence explicite aux pays visés :les juges de Saint-Pétersbourg emploient les références à « l’expérience des États fédéraux

contemporains » ou à « l’expérience de plusieurs pays »280. Mais plus encore, à titre confortatif, la Cour aligne son standard sur celui des conventions internationales en la matière. Elle souligne notamment qu’il découle des articles 12 et 25 du PIDCP « [qu’]en vue de la sauvegarde de l’unité

de l’État fédéral, le principe d’égalité devant le suffrage peut être limité par la loi de la sorte que soit garantie la représentation des sujets de la Fédération de Russie peu peuplés et, partant, le caractère représentatif et légitime du Parlement ». En outre, une telle interprétation restreignant

de manière substantielle le principe d’égalité devant le suffrage n’est pas contraire à la position de la Cour EDH en la matière.

138. Cependant, l’importance de l’argument du droit comparé dans son raisonnement constitue une faiblesse majeure de la motivation. D’une part, la référence implicite aux États-Unis paraît être difficilement admissible dès lors que la Constitution américaine attribue explicitement aux deux chambres la vocation de représenter, bien que de manière différente, les États fédérés281.

Or, la Constitution russe n’indique pas une telle fonction en ce qui concerne la chambre basse. Seule la mention du mode de composition du Conseil de la Fédération est constitutionnalisée,

de l’ordre constitutionnel, de la moralité, de la santé, des droits et des intérêts légaux d’autrui, la garantie de la défense et de la sécurité de l’État ».

278 CC FR, arrêt du 17 novembre 1998, n° 26-П relatif au contrôle de constitutionnalité de certaines dispositions de

la loi du 21 juin 1995 relative aux élections des députés de la Douma d’État de l’Assemblée fédérale de la Fédération de Russie, § 3.

279 Au moment de la contestation de ladite loi, l’importance des distorsions à l’échelle nationale était considérable, de

5700% à 6200% : v. Ibidem, Opinion séparée du juge Vedyornikov.

280 Ibidem, §3.

faisant référence à la représentation des sujets de la Fédération de Russie dans l’article 95. De plus, la différence fonctionnelle entre les deux chambres, établie par le Titre V de la Constitution de 1993, permet de considérer l’interprétation des requérants, selon laquelle seul le Conseil de la Fédération serait susceptible de représenter les sujets de la Fédération, tandis que la Douma d’État représente le peuple multinational, comme fondée282.

139. D’autre part, selon la jurisprudence de la Commission EDH du 8 décembre 1981 « X

c./ Islande »283, citée dans l’arrêt de la Cour constitutionnelle, l’article 3 du Protocole no 1 à la

Convention EDH n’implique pas l’égalité de la force électorale. Sa citation ne peut donc être qu’un argument confortatif dans la motivation relative à une question de constitutionnalité et non pas de conventionnalité.

140. La critique de l’argumentation de la Cour a été exposée de manière exhaustive dans l’opinion séparée du juge Vedyornikov. Son dissentiment était surtout fondé sur les conséquences induites de l’application du système envisagé. En effet, les distorsions dans le nombre d’électeurs entre les sujets de la Fédération et le fait que seuls 225 mandats sont susceptibles d’être répartis pour l’élection au scrutin majoritaire, génèrent des disproportions exorbitantes. Il existe au moins 24 sujets de la Fédération dont le nombre d’électeurs est inférieur à la norme moyenne de représentation, au moins sept entre eux ayant cinq fois moins d’électeurs inscrits par rapport à cette moyenne. En raison du nombre limité de sièges à répartir, de nombreux sujets de la Fédération n’auraient pu bénéficier d’un siège supplémentaire. À titre d’exemple, le juge Vedyornikov évoque que « le nombre d’électeurs inscrits en district autonome d’Évenkie est de

12 364, tandis qu’en région de Tomsk ce nombre est de 709944. Un calcul simple montre que le poids d’une voix d’un électeur de la région de Tomsk est 57 fois inférieur à celui d’un électeur du district autonome d’Évenkie »284. De fait de la dérogation admise par la Cour, le principe d’égalité devant le suffrage connaît une limitation substantielle à son applicabilité telle qu’elle est susceptible de déboucher sur sa neutralisation. Par conséquent, selon le juge Vedyornikov, le principe d’égalité entre les sujets de la Fédération se trouve aussi atteint par « l’inégalité [des citoyens des différents sujets de la Fédération] dans la jouissance des droits et libertés de l’homme

et du citoyen dans le domaine politique le plus important qu’est le droit des élections »285.

282 Ibidem, p. 189.

283 Réaffirmée par la Cour EDH dans CEDH, 4 avril 2006, n° 44081/02, Bompard c./ France. 284 Opinion séparée du juge Vedyornikov.

141. En somme, les écarts dans le nombre d’électeurs inscrits entre les différents sujets de la Fédération sont de telle ampleur à l’échelle fédérale que le caractère effectif du principe d’égalité devant le suffrage à ce niveau peut être remis en question. L’ambiguïté de la conciliation opérée consiste en ce que même si cette dernière paraît nécessaire et cohérente au regard de l’organisation fédérale, elle aboutit à une impasse constitutionnelle s’agissant de l’effectivité du principe d’égalité devant le suffrage. À cet effet, certains auteurs dénoncent la raison politique officieuse d’une telle dérogation. Ainsi, la majorité de la population dans les entités fédérées peu peuplées appartient à des minorités ethniques qui seraient plus favorables au parti au pouvoir qu’à l’opposition et seraient partant plus enclins à confirmer le renouvellement des mandats de la majorité sortante286.

142. En plus de la réinterprétation du principe d’égalité devant le suffrage en vue de sa conciliation avec d’autres principes constitutionnels, notamment ceux de représentation des entités territoriales (Chapitre I), ce premier est limité de manière constante par des impératifs d’intérêt général spécifiquement encadrés par la loi ou par la jurisprudence et appréciés au cas par cas