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Une intégration juridiquement délicate de l’équilibre politique 93 L’intégration du contrôle de l’équilibre politique dans la grille d’analyse de l’égalité

devant le suffrage peut être envisagée de différentes manières (§1), le choix du contrôle juridictionnel étant le plus ambigu en la matière. Il a cependant été fait de manière concordante par les juges constitutionnels russe et français par la catégorie d’une « délimitation arbitraire » (§2).

§ 1. Une pluralité des interprétations extensives possibles

94. L’équilibre politique, implique-t-il une simple ignorance des répartitions géographiques des tendances de vote ou la mise en place d’un équilibre politique des partis dans chaque circonscription électorale ? Autrement dit, existe-t-il un critère tangible de découpage neutre, non-partisan ? Il apparaît, d’une part, qu’une délimitation ayant pour but la représentation équitable des partis politiques serait, à son tour, une manifestation d’un découpage méta-partisan dans la mesure où elle ne tendra pas vers le reflet objectif de la volonté des électeurs mais vers la création artificielle d’une démocratie « consociative »209. Mais, d’autre part, le nombre de la population ou le nombre d’électeurs inscrits, donnée nécessairement objective, ne permettrait pas à lui seul de garantir non seulement l’égalité quantitative de la force électorale, mais surtout celle qualitative, c’est-à-dire « la sincérité globale du scrutin à travers les choix politiques exprimés

209 En science politique, la démocratie consociative suppose le partage de pouvoir étatique entre tous les groupes

socioculturels de l’État, dans la réfutation de toute logique majoritaire. V. sur la conception de la démocratie consociative LIJPHART (A.) « Constitutonal design for divided societies », Journal of Democracy, 2004, no 15, p.

dans les circonscriptions »210 ou l’absence de biais partisan implanté dans le système. Les critères de justiciabilité des découpages partisans posés doivent ainsi être « identifiables et

vérifiables »211 ; or, tel n’est pas le cas dans la quasi-totalité des systèmes juridiques pratiquant le contrôle juridictionnel des découpages électoraux212.

95. En d’autres termes, l’idée selon laquelle le principe d’égalité devant le suffrage implique non seulement l’égalité de poids démographique des circonscriptions électorales, mais aussi l’absence de gerrymandering, est difficilement transposable dans les termes spécifiques du contrôle juridictionnel. Par exemple, la Commission de Venise ne propose pas d’établir des critères de la juticiabilité des découpages partisans pour permettre leur contrôle juridictionnel213. En effet, selon elle, l’équilibre politique des découpages doit être assuré par la mise en place d’une autorité indépendante chargée de se prononcer ex ante sur la question.

96. Cette solution a été reprise dans les pays analysés dans la création des commissions de délimitation des circonscriptions électorales. En France, la Commission de délimitation ad hoc se prononce sur le projet de redécoupage des circonscriptions législatives par un avis public. En Russie, un système hiérarchiquement organisé de commissions électorales a été mis en place, chacune d’elles étant chargée d’élaborer un projet de découpage qui sera ultérieurement adopté214.

97. Cependant, l’idée d’un contrôle juridictionnel de l’opportunité politique ne peut pas être totalement exclue. Ainsi, le juge américain a admis l’éventualité de censurer un découpage électoral dont la neutralité est grossièrement viciée par un avantage systématiquement procuré à une communauté raciale au profit d’une autre215. De même, pour la Cour suprême, est contraire au principe d’égalité devant le suffrage un découpage conçu « de telle manière qu’il réduit

régulièrement et immanquablement l’influence d’un électeur, ou d’un groupe d’électeurs, dans le processus électoral pris dans son ensemble »216. Il en découle une pluralité de méthodes possibles afin d’étendre le contrôle proprement juridique du principe d’égalité devant le suffrage à la

210 AVRIL (P.), op. cit., note 139, p. 124.

211 EHRHARD (T.), Le découpage électoral sous la Vème République : intérêts parlementaires, logiques partisanes,

op. cit., note 6, p. 140.

212 Ibidem. V. aussi à propos de l’Allemagne et le Canada les contributions d’Elisabeth Zoller et de Jean-Pierre

Kingsley dans le recueil des documents d’études par JAN (P.), Droit de suffrage et modes de scrutin, op. cit., note 14, p. 12-13.

213 Code de bonne conduite en matière électorale, op. cit., note 28, p. 17.

214 Sur la question, v. de manière plus détaillée infra, paragraphes 235, 236 et 237.

215 Cour Suprême, 14 novembre 1960, Gomillion v. Lightfoot : censure du découpage litigieux à l’unanimité. 216 Cour Suprême, 30 juin 1986, Davis v. Bandemer : rejet de la requête insuffisamment fondée.

vérification du respect d’un certain équilibre politique de découpage électoral, conçu comme la prévention du risque de gerrymandering217.

98. Dans la poursuite de l’objectif d’intégrer le contrôle de l’équilibre politique dans la grille d’analyse du principe d’égalité devant le suffrage (§1), les juges constitutionnels français et russe ont opté pour un contrôle juridictionnel tacite et très prudent de l’équilibre politique des lois de découpage électoral (§2).

§ 2. Des interprétations extensives tacitement retenues

99. Les positions institutionnelles des juges constitutionnels en Russie et en France diffèrent largement de celle de la Cour suprême des États-Unis. Les conceptions du rôle de la justice dans les pays analysés sont celles de « bouche de la loi », conformément à la conception de Montesquieu, et non du « jurislateur », ce qui les appelle à faire preuve d’une retenue judiciaire très importante218. Pourtant, ils expriment aussi, d’une certaine manière, une volonté d’intégrer dans leur contrôle la question des découpages partisans.

100. Ainsi, tant en France qu’en Russie, les juges constitutionnels, en procédant à l’encadrement des dérogations possibles au principe d’égalité devant le suffrage font mention de la réserve de l’interdiction de l’« arbitraire » en matière des découpages électoraux. Le Conseil constitutionnel impose notamment, depuis sa décision no 86-208 DC, « [qu’]enfin, la délimitation

des circonscriptions ne devra procéder d'aucun arbitraire »219. Il en est de même pour la Cour constitutionnelle russe qui fait référence aux « disproportions […] arbitraires ou abusives »220, voire, de manière plus large, à des « décisions arbitraires et non justifiées lors de l’organisation

217 EHRHARD (T.), Le découpage électoral sous la Vème République : intérêts parlementaires, logiques partisanes,

op. cit., note 6, p. 140.

218 « Conçu selon un modèle de type « kelsenien », c’est-à-dire concentré et abstrait, chacun sait que le contrôle de

constitutionnalité est un contrôle de validité qui laisse le juge libre de choisir parmi les différentes interprétations acceptables du texte. […] Dès lors, prendre en compte visiblement les conséquences serait revenu à intégrer dans le raisonnement des éléments qui, n’étant pas de droit « pur », à l’instar des conséquences politiques, économiques, sociales, stratégiques, etc., auraient entaché la légitimité juridictionnelle de l’institution ». V. pour une analyse de cette différence les premières pages de la thèse de SALLES (S.), Le conséquentialisme dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, Issy-les-Moulineaux, LGDJ, 2016, p. 11-12.

219 CC, décision n° 86-208 DC des 1 et 2 juillet 1986, Loi relative à l’élection des députés et autorisant le

Gouvernement à délimiter par ordonnance des circonscriptions électorales, cons. 24 et 27 ; v. plus récemment la référence à des « délimitations arbitraires de circonscription » dans CC, décision n° 2008-573 DC du 8 janvier 2009, Loi relative à la commission prévue à l'article 25 de la Constitution et à l'élection des députés, cons. 26.

220 CC FR, arrêt du 17 novembre 1998, n° 26-П relatif au contrôle de constitutionnalité de certaines dispositions de

la loi du 21 juin 1995 relative aux élections des députés de la Douma d’État de l’Assemblée fédérale de la Fédération de Russie.

et la tenue des élections »221. Une évolution dans l’appréciation de l’interdiction de l’arbitraire est ainsi visible en Russie, de l’appréciation des éléments plutôt quantitatifs à celle subsumant potentiellement des considérations qualitatives, bien que non citées expressément.

101. Ladite notion d’arbitraire peut renvoyer, de manière générale, à une mesure prise sans justification raisonnable ; elle « s’applique à quelque chose que l’on ne peut pas raisonnablement

admettre »222. Le Conseil constitutionnel l’utilise ainsi en visant la règle selon laquelle les

dérogations en la matière doivent intervenir dans une mesure limitée et être dûment justifiées223.

A contrario, les exceptions qui ne sont pas susceptibles d’être justifiées ainsi sont considérées

comme l’usage du pouvoir arbitraire224. La Cour constitutionnelle russe la place dans le contexte idoine, c’est-à-dire dans la désignation explicite des décisions non justifiées, lorsqu’elle analyse le caractère fondé ou non des dérogations introduites par le législateur.

102. Si cette interdiction de l’arbitraire était appliquée au cas des découpages électoraux, elle impliquerait que le législateur établisse un cadre juridique permissif des abus. Le Conseil d’État français a établi clairement ce lien dans son avis du 22 novembre 2012 : « le refus de

l’arbitraire réside dans la prévention des délimitations non critiquables du strict point de vue de l’égalité démographique, mais intéressées du point de vue politique »225.

103. Pourtant, si les juges constitutionnels ont su délicatement intégrer une telle considération dans les paramètres de son contrôle (Section I), la concrétisation de sa portée relativement au principe d’égalité devant le suffrage demeure juridiquement faible (Section II).

Section II. Une concrétisation juridiquement faible de l’équilibre politique