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Exil et errance de l'identité et de la narration

III- 1-2- Nejma et la perte de soi

Le parcours de Nejma n’est pas totalement similaire à celui d’Esther même étant toutes les deux des errantes. Si Esther a pu décanter le passé, débusquer ses blessures jusqu’à en guérir retrouvant enfin son soi, Nejma dont le destin reste en suspens a fini par disparaître sur un chemin sans fin emportant avec elle ses maux et ses blessures. L’errance spatiale et temporelle d’Esther porte dans chacun de ses recoins un profond effort de quête identitaire qui a fini par aboutir, mais Nejma ?

La question de l’identité ne se pose pas pour Nejma, du moins pas comme elle se pose pour Esther.

Nejma n’est pas à même de chercher son identité, elle est musulmane pour ce qui est de la religion, arabe pour ce qui est de la langue, palestinienne pour ce qui est de la nationalité, quant à son lieu d’exil et d’errance, c’est la Palestine, son propre pays. Les repères identitaires ne sont pas si brouillés pour Nejma sauf peut-être celui de la terre étant expulsée de sa ville natale à l’instar de tous les autres Palestiniens, mais là encore l’arrachement n’est pas total, il est plus géographique et physique car les Palestiniens, même ayant perdu leur terre, ils l’ont emportée avec eux dans leur cœur. Ainsi la terre qu’ils n’habitent plus, elle, elle les habite jusqu’à la moelle, tout comme le souligne John Dos Passos : « Vous pouvez arracher l’homme du pays, mais vous ne pouvez

arracher le pays du cœur de l’homme. » Et c’est sans doute là le mal et le drame de

l’exilé.

L’identité pour Nejma n’est donc pas objet d’une quête ou d’une découverte, tout ce à quoi elle aspire est une place sous le soleil, ce soleil qui « brille pour tous » et sous lequel elle pourra retrouver sa dignité humaine. Une dignité perdue dans un camp où :

« Peu à peu même les enfants avaient cessé de courir et de crier et de se battre aux abords du camp. Maintenant, ils restaient autour des huttes, assis à l’ombre dans la poussière, faméliques et semblables à des chiens. […]Petites filles maigres aux épaules voûtées, leur corps flottant dans des robes trop grandes pour elles, petits garçons à demi-nus, aux jambes arqués, aux genoux trop gros, la peau d’un gris sombre, couleur de cendre, le cuir chevelu mangé par la teigne, les yeux envahis de moucherons. » EE,

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« L’eau était devenue si rare qu’on ne pouvait plus se laver, ni laver les habits. Les vêtements des enfants étaient souillé d’excréments, de nourriture, de terre, et les robes des femmes étaient devenues rigides de crasse, pareilles à de l’écorce. Les vieilles femmes, le visage noir, les cheveux emmêlés, sentaient une odeur de charogne. » EE, pp.232-233

La nourriture aussi était devenue rare une fois que le camp était abandonné par les Nations Unies : « Il y avait longtemps que le camion des Nations Unies n’était pas

revenu. Les enfants allaient dans les collines à la recherche de racines à manger, de feuilles et de fruits de myrte. » EE, p.272

Cette dégradation de l’humain n’était pas que physique, mais elle avait une incidence sur le psychique et le comportement des habitants du camp, notamment Nejma, qui, suite à toute cette horreur autour d’elle, a eu, une nuit, un comportement bizarre :

« Une nuit, j’étais si mal, je brûlais dans ma peau. Je sentais comme une pierre posée sur ma poitrine. Je suis sortie. […] C’était comme si tout le monde était mort, comme si tout avait disparu à jamais. Je ne sais pourquoi j’ai agi ainsi : j’avais peur soudain, j’avais trop mal à cause de ce poids sur ma poitrine, à cause de la fièvre qui me brûlait jusqu’aux os. Alors je me suis mise à courir le long des allées du camp, sans savoir où j’allais, et je criais : " Réveillez-vous !…Réveillez-vous !…" D’abord, ma voix ne parvenait pas à travers ma gorge, je poussais seulement un cri rauque qui me déchirait, un cri de folie. » EE, p.258

Rester dans le camp de Nour Chams signifie mourir ou sombrer dans la folie : « C’était

en hiver, quand notre camp avait connu le désespoir, la faim, l’abandon. Les enfants et les vieux mouraient à cause des fièvres et des maladies que donnait l’eau des puits. »

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Et ainsi de suite jusqu’au coup fatal infligé aux réfugiés, celui de la peste : « C’était une

peste, qui parcourait les allées du camp, et semait la mort en plein jour, à chaque instant, même chez les hommes les plus valides. » EE, p.276

Il faut donc quitter Nour Chams, cette grande fosse commune. Partir non pour oublier comme l’a fait Esther, mais partir pour avoir la vie sauve. Nejma en partant tente de sortir du cauchemar de Nour Chams, où mort et folie sont le maître – mot. Avec Saadi le nomade, commence une autre errance hors des limites assassines du camp, mais dans les limites meurtrières de la guerre.

« Et il m’a entraîné sur le chemin. » EE, p.281

Un chemin qui les a conduits aux frontières de la Jordanie, ce pays frère où ils espéraient recommencer à vivre.

Mais les massacres des réfugiés palestiniens au Liban dans les camps de Sabra et Chatila (1982) évoquées dans l’épilogue du roman montre que la vie des réfugiés est continuellement sous le signe de la menace que ce soit à l’intérieur de la Palestine dans un camp tel que Nour Chams ou en dehors, dans un pays voisin, c’est peut-être pour cette raison que Le Clézio a choisi de clore le chapitre de Nejma sur une phrase telle que : « La route n’avait pas de fin. » Ainsi Nejma continue d’être errante, tout comme l’est son peuple qui est jusqu’à l’heure actuelle sans repos et sans répit.

La marche d’Esther, son voyage en Israël, au Canada, son retour constituent une longue marche vers soi-même, une marche douloureuse, oui, mais constructive. Quant à Nejma, son errance est, au contraire, une perte graduelle mise en scène d’abord à travers la détérioration progressive de la vie des réfugiés dans le camp, puis à travers le spectacle de la désolation causée par la guerre, sur le chemin de l’errance jusqu’aux frontières de la Jordanie et là, elle chez elle comme elle l’a été à Akka ou sera-t-elle toujours une étrangère? Ou bien aura-t-sera-t-elle pour demeure ce territoire dangereux qu’évoque Edward Said :

« Juste derrière la frontière qui "nous" sépare des "étranger" se trouve le territoire dangereux de la non - appartenance : c’est là qu’étaient bannis les peuples à une époque primitive, et c’est là qu’aujourd’hui d’immenses fragments d’humanité errent, en tant que réfugiés et déportés. » 124

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Telle est la place que Nejma a sous le soleil.

Dans son journal, Nejma a plus parlé des autres que d’elle-même, elle a plus décrit ce qui se passe autour d’elle que ce qui se passe en elle, elle a peint la décomposition d’êtres humains encore en vie dans cet ignoble camp. Les rares fois où elle est avec elle-même, exclusivement avec elle-même, c’est quand elle songe à Akka, à son passé, à la mer. Pour le reste, il est tantôt question de Aamma Houria, tantôt de Saadi, de Roumiya, des vieillards, des enfants, et aussi des chiens.

C’est comme si Nejma est sortie d’elle même. Le poids de la douleur autour d’elle l’a fait exiler d’elle même jusqu’à frôler la perte de soi, si ce n’est l’écriture : l’écriture de ce journal. L’écriture où certains impossibles peuvent devenir possibles.