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4-3- L’intertextualité comme modalité de déplacement

Exil et errance de l'identité et de la narration

III- 4-3- L’intertextualité comme modalité de déplacement

Nous commençons de prime abord par un bref aperçu sur le concept d’intertextualité ce qui nous permettra de l’aborder aisément dans le texte de notre corpus.

Le mot "intertextualité" a été introduit dans la critique littéraire en 1969 par Julia Kristeva, selon elle : « Tout texte est une mosaïque d’autres textes. » 148

Quant à Barthes, il considère que : « Tout texte est un tissu nouveau de citations

révolues. » 149 Quant à Gérard Genette, il définit l’intertextualité comme : « la relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes, c’est à dire (…) la présence effective d’un texte dans un autre. » 150

Nous tenons à préciser dans un premier temps que le recours à l’intertextualité suggère que l’énonciation romanesque est foncièrement plurielle, ce qui est le cas de notre corpus.

L’intertextualité dans Étoile errante se manifeste par l’insertion dans le récit principal d’extraits du livre du commencement comportant des mots en hébreu et énoncés par Reb Joël : « Elohim, Elohim, lui seul au milieu des autres, le plus grand des êtres… » EE, p.188 Elohim signifie Dieu.

Dans un autre passage, nous lisons : « Alors lui, le plus grand des êtres, il donna comme

nom à la lumière IOM, et à l’obscurité, LAYLA. » EE, p.189

148

- KRISTEVA Julia, Séméiotiké, Recherche pour une sémanalyse, Paris, Seuil, coll. Points, 1969, p.84.

149

- BARTHES Roland, Article « Texte » dans l’encyclopaedia universalis.

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D’autres fragments intertextuels se rapportant à la parole sacrée peuvent être retrouvés aux pages : 190-191, p.323

Nous avons affaire dans ces passages à des citations littérales et explicites. La référence à la parole sacrée ne se limite pas à ces fragments cités littéralement car nous décelons encore cette référence d’une manière différente mais non moins subtile à travers les propos d’Esther à l’arrivée du bateau : le Sette Fratelli, les sept frères :

« Un jour, avec mon père, on avait parlé des enfants de Jacob, ceux qui se sont répandus dans le monde. Je ne me souvenais pas de tous leurs noms, mais il y en avait deux dont j’aimais les noms parce qu’ils étaient pleins de mystère. L’un c’était Benjamin, le loup dévorant. L’autre, c’était Zabulon, le marin. […]Alors c’était peut-être Zabulon qui revenait aujourd’hui sur son navire, pour nous ramener jusqu’aux rives de nos ancêtres, après avoir errer tant et tant de siècles sur la mer. » EE, p.168-169

Aussi la présence des Juifs dans le ventre du bateau peut-elle être lue comme référence au prophète Jonas qui a vécu un moment dans le ventre d’un poisson : « La tempête

revient quand nous sommes tous dans le ventre du bateau. » EE, p.169

La situation des Juifs dans la cale du Sette Fratelli rappelle celle des noirs africains arrachés à leur terre et transportés vers une autre terre étrangère : « La plupart des

passagers sont déjà malades. Dans la pénombre de la cale, je vois leurs formes étendues par terre. » EE, p.170

Mais la différence est de taille entre les nègres transportés en tant qu’esclaves et les Juifs transportés en tant qu’immigrants clandestins, voire collons.

Quant au bateau, le Sette Fratelli, il constitue une référence littéraire au conte des sept frères. Il en est de même pour le conte de Sinbad le marin des Mille et une Nuit: «C'était un endroit comme il n'en avait jamais imaginé, même en écoutant sa mère lui

lire des livres, le Cinquième voyage de Sinbad le Marin quand il arrive près de l'île déserte où vivent les rocs. » EE, p.71.

Le prénom de l'héroïne palestinienne Nejma est un intertexte rappelant Nedjma de Kateb Yacine comme nous l’avons signalé dans l’étude des noms des deux personnages principaux.

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Un autre passage au début du chapitre d’Elisabeth représente un autre intertexte littéraire : « Elisabeth, celle qui a été ma mère, est morte hier, il y a déjà longtemps, et

j’éparpillerai, selon sa volonté, ses cendres sur la mer qu’elle aime […] Je ferai cela sans larmes, sans rien ressentir presque. » EE, p.327

Cet extrait rappelle l’Etranger de Camus.

Le fragment de la chanson péruvienne dont nous avons parlé en étudiant le titre du roman peut aussi être considéré comme une forme d'intertexte.

L’intertextualité comporte aussi les noms des sonates et des compositions musicales : « M. Ferne cherchait sur une pile de cahiers, où il y avait écrit des noms

mystérieux. Sonaten für Pianoforte Von W.A Mozart... » EE, p. 22

Tous ces fragments intertextuels sont incrustés dans la structure narrative mais restent décelables car ils sont étrangers au texte mais aussi familiers.

L’intertexte est étranger car il évoque la présence d’un autre texte, il est familier car il fait corps avec le texte. Il assure aussi le déplacement du texte le clézien vers d'autres textes (sacrés et profanes), d'autres arts (musique et chanson) et d'autres langues (hébreu et arabe) et surtout vers d'autres cultures comme l'atteste Miriam Stendal Boulos dans

Lectures d'une œuvre : « Chez Le Clézio l'intertextualité est cependant plus qu'une façon de se situer par rapport à une tradition littéraire. Son intertextualité est intimement liée à son interculturalité.» 151

Dans ce chapitre, l'accent est mis essentiellement sur la façon dont l'exil et l'errance sont racontés dans Étoile errante.

L'exil implique inéluctablement la question de l'identité. L'exil et l'errance de l'héroïne juive l'ont conduite à la (re)définition de son identité, au terme de son voyage, c'est elle qu'elle a fini par (re)trouver. Après bien des tourments et des passages à vide, la paix était là au bout du chemin.

Quant à Nejma, l'héroïne palestinienne, elle s'est lancée sur les chemins de l'exil et de l'errance pour échapper à une mort certaine dans le camp de Nour Chams. Mais à la différence d'Esther, Nejma n'a pas retrouvé Nejma, elle s'est plutôt perdue sur les chemins de l'exil et de l'errance en essayant de passer de son pays conquis à la Jordanie.

151

- STENDAL BOULOS Miriam, Lectures d'une œuvre, J.M.G Le Clézio, ouvrage collectif coordonné par Sophie Jollin-Bertocchi et Bruno Thibault, Paris, Editions du Temps, 2004, p.72.

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Esther et Nejma ont eu une rencontre chargée d'une multitude de significations dont l'écriture et l'humanité comme possibles médiatrices entre deux peuples ennemis.

Le Clézio a doté Étoile errante d'une architecture narrative portant dans ses moindres détails l'écho de l'exil et l'empreinte de l'errance dont une polyphonie vocalique faisant mouvoir l'histoire d'un narrateur à un autre.

L'errance narrative s'annonce et se prononce non seulement par des voix multiples mais prend aussi des voies tortueuses, sinueuses, non linéaires du moins. L'anachronie y fait figure de proue jusqu à frôler la déroute.

Aussi la linéarité est-elle mise à rude épreuve par l'ellipse qui nous fait par moments osciller entre la logique événementielle et le texte qui ne dit pas tout. Ce même texte qui passe par des détours diégétiques assez impressionnants dont la mise en abyme qui dévoile l'abîme de l'exil et de l'errance.

En dernier lieu, Le Clézio fait voyager son texte vers divers autres textes, arts et cultures faisant de l'intertextualité une espèce de tapis volant qui va au-delà des contes de Aamma Houria.

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Si l'exil est le destin des premiers êtres humains et l'errance sur la terre est leur lot après une naissance au paradis, il n'est guère étonnant de voir de tels phénomènes au cœur de toute forme de création tout comme ils ont été au cœur de la genèse des premières sociétés humaines.

C'est ce qui nous a conduit à retracer le cheminement de l'exil et de l'errance des livres sacrés jusqu'aux créations contemporaines passant par la mythologie grecque et l'antiquité romaine. L'idée, là, n'est pas de dresser un inventaire des textes qui ont traité de ce sujet mais surtout d'y retrouver des caractéristiques susceptibles d'être exploitées dans le texte de notre corpus. Il en est de même pour les définitions qui ont suivi.

Ces caractéristiques, nous les avons retrouvées effectivement dans Étoile errante notamment l'aspect physique et géographique de l'exil et de l'errance, leur dimension psychologique et temporelle. Dans le même volet, nous avons rappelé le substrat biographique de l'auteur Jean-Marie Gustave Le Clézio, descendant d'un arrière-grand-père breton immigré à l'île Maurice, fils d'un médecin de brousse exerçant au fin fond de l'Afrique noire, nous pouvons dire que Le Clézio porte déjà les gènes de la mouvance dans son sang avant de porter les mots de l'errance dans l'encre de sa plume.

La bibliographie est totalement en harmonie avec l'homme, des errances d'Adam Polo dans Le Procès verbal à la fluidité de Jean Marrot dans Révolutions passant par l'exil d'Esther et de Nejma dans Étoile errante.

De là, nous avons donné un aperçu sur le roman qui concentre une des plus grandes questions, et qui reste d'actualité à savoir le conflit israélo-palestinien mais à travers une histoire personnelle ou plutôt deux histoires personnelles.

Il s'agit d'un roman où s'imbriquent réalité et fiction, destins individuels et histoire sans afficher pour autant un contenu idéologique.

Mais le pas le plus important dans notre recherche n'est pas d'aborder l'exil et l'errance comme simples phénomènes géographiques, historiques ou politiques, mais en tant que représentation dans la fiction ce qui exige de nous d'être surtout attentifs à ses répercutions scripturales. C'est dans ce sens que nous avons œuvré dans les deux chapitres suivants. La question était d'examiner comment l'exil et l'errance se manifestaient dans Étoile errante et comment au-delà des pérégrinations dans l'espace géographique et temporel et au-delà des aléas de l'histoire, ils se déployaient dans la composition discursive et narrative.

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Pour ce faire, nous avons procédé dans le deuxième chapitre à l'analyse textuelle du roman. Nous avons commencé par l'analyse du titre "Étoile errante" qui, dès le départ, annonce le thème et présente les protagonistes dont nous avons étudié le profile et décelé une prédisposition à l'errance ajoutée à une onomastique motivée. Quant à l'errance géographique, elle se lit à travers la multiplicité des lieux traversés par les protagonistes et à travers une somme de déictiques spatiaux récurrents. Une mouvance temporelle fait écho à cette errance territoriale: l'exilé revisite par la force de sa mémoire des moments du passé avec nostalgie.

Même les temps verbaux subissent le contrecoup de la mobilité. Mais il existe un autre côté dans Étoile errante, celui qui dépasse et le temps et l'espace par une aspiration à un ailleurs toujours insaisissable ou du moins multiple.

Dans le troisième chapitre, nous avons axé notre attention sur la question de l'identité qui est souvent inhérente à l'exil. Esther la Juive, qui, après perte, vide, déception, désillusion, a fini par se retrouver avec elle même en rassemblant les pièces éparses de son identité. Ça lui a coûté quarante années d'errance, mais son voyage a abouti, Nejma la Palestinienne n'était pas à même de découvrir sa langue, sa religion, sa terre car elle-même, elle s'est perdue sur une route qui n'avait pas de fin.

Tout ceci porte à croire que c'est elle la vraie errante justifiant le singulier du titre. Encore une fois, l'exil et l'errance ne s'arrêtent pas là et continuent leur déploiement jusqu'à atteindre la structure narrative du roman: polyphonie vocalique, linéarité brisée par l'effet des anachronies, des ellipses et de la mise en abîme. Tous ces procédés auxquels est adjointe l'intertextualité montrent une fois de plus que l'exil et l'errance dans Étoile errante débordent largement du cadre de l'espace et du temps, des individus et des peuples.

Le littéraire a eu donc raison des politiques, des idéologies et de l'Histoire par la voix de Le Clézio sur la voie de l'exil et de l'errance. On ne se serait pas attendu à moins que cela d'un écrivain dont Marina Salles dit si bien ceci: « "être en accord et en errance",

la belle formule d'Edward Glissant pourrait assez bien définir la posture de Le Clézio dans le siècle. » 152

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Et c'est aussi sa posture dans Étoile errante. En accord avec lui-même, avec le monde et avec l'humanité. En errance, en refusant le cantonnement et le cloisonnement en faisant du mouvement un moyen de transcendance.

Au terme de notre recherche et même s'il n'est pas vraiment facile de conclure, nous tenons à signaler que malgré toutes les difficultés que nous avons eues dans le cadre de la documentation sur Le Clézio, il demeure un auteur digne d'être étudié, et son œuvre digne d'être exploitée tant elle ouvre au chercheur en littérature des horizons encore insoupçonnés.

Quant à l'exil et l'errance, nous ne pouvons clôturer leur sujet que par les propos d'Edward Said qui cite les belles phrases d'un moine du XII siècle :

«Hugues de Saint-Victor, un moine saxon du XIIème siècle, est l'auteur de ces lignes, qui nous hantent par leur beauté:

"C'est donc une grande source de vertu pour l'esprit avisé que d'apprendre progressivement, tout d'abord à évoluer par rapport aux choses invisibles et transitoires, afin d'être ensuite capable d'y renoncer entièrement.

L'homme qui trouve que sa patrie est douce est encore un tendre novice, celui à qui chaque terre semble natale est déjà fort, mais c'est celui pour qui le monde entier est une contrée étrangère qui est parfait. L'âme tendre s'est attachée à un endroit du monde, l'homme fort a étendu son attachement à tous les lieux, l'homme parfait n'éprouve plus aucun attachement de ce genre". »153

Encore faut-il trouver ce sésame qui permettrait à l'homme de passer du tendre novice à l'homme fort et enfin à l'homme parfait. D'ici là, l'homme restera errant jusqu'au bout de la nuit pour reprendre les mots de Céline.

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Corpus :

[1] LE CLEZIO J.M.G, Étoile errante, éditions Gallimard, 1992.