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1-1-5- Esther et le vide intérieur

Exil et errance de l'identité et de la narration

III- 1-1-5- Esther et le vide intérieur

Esther reste hantée par la disparition de son père, sa racine immédiate ce qui crée un vide immense au fond d’elle : « Je sentais les larmes qui glissaient hors de moi, le

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vide qui se creusait dans mon ventre, qui s’ouvrait au-dehors, un vide, un froid, et je ne pouvais m’empêcher de penser qu’il allait mourir, qu’il devait mourir. » EE, p.153

Ce vide, Esther le reconnaît en voyant les larmes de sa mère, des larmes sensées être de joie à l’arrivée du Sette Fratelli :

« Peut-être qu’elle pleure à cause de mon père qui n’est pas arrivé sur le chemin, là où on l’attendait. Elle n’a pas pleuré alors, même quand elle a compris qu’il ne viendrait plus. Et maintenant il y’a ce vide, ce vide en forme de navire immobile au milieu de la baie, et c’est plus fort qu’elle ne peut supporter. » EE, p.168

Le bateau est là et elles doivent embarquer sans lui.

« Tout d’un coup, Esther n’a pas pu attendre davantage, elle a commencé à courir, comme autrefois sur la route de Roquebillière quand Gasparini l’avait emmenée voir la maison des blés et qu’elle avait senti un vide entrer en elle, la peur de la mort. » EE,

p.137

Au port d’Alon, Esther s'est rappelé : « Il y avait un vide, après Saint-Martin, après la

marche à travers la montagne. Jusqu’en Italie, la longue marche jusqu’à Festiona, les souvenirs me revenaient comme des lambeaux. » EE, p.156

A Paris : « L’oncle Simon Ruben avait tout essayé. Il avait essayé la prière, il avait fait

venir le rabbin et un médecin, pour me guérir de ce vide. » EE, p.157

Cette récurrence du vide est souvent liée à l’idée de la mort, à la peur, aux lieux instables traversés, à cet enfermement au fond de soi surtout à Paris où Esther a connu un véritable exil intérieur à l’image de son enfermement dans un appartement « au 26

de la rue des Gravilliers. » EE, p.158

Esther a connu aussi le vide à Ramat Yohanan, un vide présage de la mort :

« C’était comme autrefois, sur la route près de Roquebillière, quand elle avait senti la mort posée sur son père, et que le vide s’était ouvert devant elle, et qu’elle avait couru jusqu’à perdre haleine. Esther s’est mise à courir […] Tout était étrangement vide. » EE, p.310

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Une fois de retour au Kibboutz, elle apprend la mort de Yohanan et le même jour celle de Jacques. Voilà ce qu'Esther a récolté sur la terre promise qu’elle quitte pour Montréal.

« Les autres, comment pouvaient-ils comprendre ? Ils avaient une famille, ils avaient un lieu de naissance, un cimetière où ils pouvaient voir les noms de leurs grands-parents, ils avaient des souvenirs. » EE, p.322

Ceci constitue tout ce dont Esther est dépossédée, et ça lui fait affreusement mal d'en être privée.

Il n’y a que la naissance de Michel son fils qui pourrait combler ce vide :

« Il serait l’enfant du soleil. Il serait en moi depuis toujours, fait avec ma chair et avec mon sang, ma terre et mon ciel. Il serait porté par les vagues de la mer jusqu’à la plage de sable où nous avons débarqué, où nous sommes nés. Ses os seraient les pierres blanches du mont Carmel et les rochers du Gelas et sa chair la terre rouge des collines de Galilée, son sang serait l’eau des sources, l’eau du torrent à Saint-Martin, l’eau boueuse de la Stura, l’eau du puits de Naplouse que la femme de Samarie avait donnée à boire à Jésus. Dans son corps, il aurait la force et l’agilité des bergers, dans ses yeux brillerait la lumière de Jérusalem. » EE, p.321

Et : « C’était la fin de septembre, quand mon soleil est né. » EE, p.320

C’est l’enfant racine, l’enfant famille, l’enfant terre, l’enfant mer et mère. C’est l’enfant passerelle entre passé, présent et avenir.

Mais, cet enfant, tout ce soleil ont-ils pu guérir Esther ? Visiblement, non : « J’ai mal au fond de moi, je ne pense pas oublier. » EE, p.313

Peut-on vraiment oublier, faut-il oublier ? Augustin Giovannoni répond :

« Nous avons besoin de la mémoire du passé comme expérience, mais aussi, et indissolublement, de l’oubli, de l’ouverture pour penser le nouveau et le possible, auxquels on accède à partir de la rupture par rapport à ce que nous étions, à ce que nous pensions. Nous avons donc autant besoin de la mémoire que de l’oubli. En effet, la mémoire et l’oubli

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sont liés de façon indissoluble, comme l’atteste ce proverbe latin "Nec tecum, nec sine te vivere possum", je ne peux vivre ni avec toi, ni sans toi. Cette condition rigoureusement commune à tous les hommes nous permet toutefois de faire notre deuil de ce que nous perdons et de trouver éventuellement, la force de nous construire d’une autre manière. » 122

C’est justement ce deuil qu’Esther n’arrive pas à faire, le deuil de son enfance volée, de son père disparu, de Jacques son fiancé tué, de tous ceux qui avaient été pourchassés, déportés et tués.

Esther n’a pas pu jusque là avoir accès à ce deuil salvateur, elle a toujours cette espèce de ressentiment au fond d’elle et cela même si elle a pu se forger un moi en rassemblant les pièces éparses de sa mosaïque identitaire de l’exilée qu’elle était, en donnant la vie à un fils, en devenant médecin. Le mal n’a donc pas pu être conjuré : « Si je ne trouve pas

où est le mal, j’aurais perdu ma vie et ma vérité. Je continuerai à être errante. » EE,

p.335

Si Esther a traversé de multiples zones géographiques et temporelles, elle a traversé aussi des zones d’abattement et de tiraillement de l’être, des zones où le vide et le trouble intérieurs se réfractent dans le discours et vibrent dans chaque mot et phrase du texte : « Il y’a un jardin aux arbres dénudés hérissé contre le ciel pâle. […] Seuls les

corbeaux y ont laissé des traces. […] On dirait une épave prise par les glaces. » EE,

p.311

« Je croyais que tout était si loin, presque inaccessible, à l’autre bout du temps, au terme d’un voyage long et douloureux comme la mort. » EE, p.314

A Festiona : « Le brouillard passait sur les champs, s’accrochait aux ruelles, montait

du lit de la rivière avec la nuit. » EE, p.125

« Je sens comme le froid au fond de moi. » EE, p.337

A la baie d’Alon : « Le vent froid entre peu à peu en moi, me traverse. » EE, p.155 A Ramat Yohanan : « J’étais pareille à Nora, je vois le sang et la mort partout. » EE, p.317

Quand il est question de vent, de froid, de brouillard, de nuit, de corbeaux, de sang, c’est que le mal est là et partout. Le mal n’a donc pas été conjuré. Pour ce faire, Esther a

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effectué deux mouvements/départs, deux mouvements/retours. Le premier vers Israël, le deuxième vers Nice : « C’est difficile de partir […] C’est difficile de revenir […] C’est

difficile de revenir bien plus que de partir. » EE, pp. 312-313

Le premier voyage est pour son fils : « C’est pour Michel que je retourne, pour qu’il

trouve enfin sa terre et son ciel, qu’il soit enfin chez lui. » EE, p.313

Le deuxième est pour Elisabeth sa mère mourante, pour son père aussi et pour elle-même pour qu’elle puisse enfin : « (s)’en aller, oublier, recommencer sa vie, avec

Michel, avec Philipe […] être dans le temps présent. » EE, p.335

Pour être dans le temps présent, il faut faire face aux démons du passé, les regarder yeux dans les yeux. C’est pour cela qu’Esther a erré à Nice puis à Saint-Martin et s’est arrêtée à l’endroit où était mort son père, à Barthemont pour apprendre et comprendre : « J’ai appris ce que je suis venue chercher. » EE, p.341

Elle a compris à : « la fin de l’été comme il y a quarante ans. » EE, p.342

Maintenant elle : « sent les larmes les larmes qui peuvent venir, pour la première fois

depuis des années, depuis qu’elle a quitté son enfance. […] Elle sent les larmes venir comme si c’était la mer qui remontait jusqu’à ses yeux. » EE, p.349-350

Esther peut maintenant éparpiller les cendres de sa mère dans la mer et retrouver la paix : « Elle sent une grande fatigue, une grande paix. » EE, p.350

Une paix qu’il a fallu rechercher pendant un long voyage (un exil, un voyage-errance) qui a duré quarante ans.

Au bout de ce voyage, Hélène retrouve Esther, ou Esther retrouve Esther, mais elle perd Nejma.

Bruno Thibault estime que : «Chaque voyage est en effet chez cet écrivain un voyage

vers soi, c'est-à-dire non seulement un voyage vers un Ailleurs et vers le Dehors, mais aussi un voyage vers le dedans, vers le monde intérieur et vers "l'autre côté" de la psyché. » 123

C'est ce qu'a fait Esther : un voyage physique durant toute sa vie et dont la dernière étape était un retour sur les lieux du mal, c'est aussi un voyage vers elle-même, vers le dedans pour combattre le vide et le vent qui se sont engouffrés en elle, un voyage vers la paix de l'âme.

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Est-ce qu'il en est de même pour l'autre errante: Nejma?