PARTIE I : RATIONALITÉ TECHNOSCIENTIFIQUE ET VISIONS DE L’HUMAIN
2. La cybernétique
2.3. Nature de l’humain selon Wiener, le père de la cybernétique
Dans sa démarche, Wiener commence par s’éloigner des propositions de la religion chrétienne, de ses racines et influences judaïques et méditerranéennes. « The Christian religion and its Mediterranean antecedents have embodied it in the notion of soul »243. Wiener ne croit pas à la notion de l’âme. Il estime suspecte toute affirmation qui s’inscrit dans des particularités essentialistes. Décriant les propositions de l’ordre de la substance, il insiste sur le primat de la forme. « The individuality of the body is that of a flame rather than that of a stone, of a form rather than of a bit of substance. This form can be transmitted or modified and duplicated [...] »244.
L’humain est son corps, ce corps est une forme, un ensemble de données. Cette compréhension wienérienne reste cohérente avec la prémisse cybernétique qui enferme toute réalité à l’intérieur de la grande logique de l’information. Wiener n’hésite pas à anticiper sur des implications de sa théorie.
Observant la division cellulaire qui prend place de la conception à la formation complète d’un bébé, Wiener note une démarche de transfert d’informations assimilable à toute autre activité de transfert de données télégraphiques ou autre.
243 Ibid., p. 134.
When one cell divides into two, or when one of the genes which carry our corporeal and mental birthright is split in order to make ready for a reduction division of a germ cell, we have a separation in matter which is conditioned by the power of a pattern of living tissue to duplicate itself. Since this is so, there is no absolute distinction between the types of transmission which we can use for sending a telegram from country to country and the types of transmission which at least are theoretically possible for transmitting a living organism such as a human being.
Let us admit that the idea that one might conceivably travel by telegraph, in addition to traveling by train or airplane, is not intrinsically absurd, far as it may be from realization.
[T]he fact that we cannot telegraph the pattern of a man from one place to another seems to be due to technical difficulties, and in particular, to the difficulty of keeping an organism in being during such a radical reconstruction. The idea itself is highly plausible245.
Wiener précise qu’il n’est pas en train d’écrire un roman de science-fiction, mais plutôt que ses notions aident à comprendre que l’idée fondamentale de la communication « is that of the transmission of messages, and that the bodily transmission of matter and messages is only one conceivable way of attaining that end »246.
En tant qu’être informationnel comme tous les autres existants, l’humain n’aurait pas de statut ontologique particulier qui reposerait sur la possession d’un élément qui lui serait exclusif. Ce qu’il est est ce que sont tous les autres existants vivants ou non- vivants : des sommes plus ou moins complexes d’informations. Ce n’est que sur la base de sa plus grande complexité informationnelle que Wiener reconnaît à l’humain une valeur prédominante dans la hiérarchie du vivant.
En définissant l’être humain uniquement en fonction de la complexité de son intelligence, Wiener laisse entendre que la reproduction artificielle d’un organisme aurait une valeur existentielle identique à celle d’un être vivant. Le modèle informationnel s’applique indifféremment aux organismes et aux machines. Dans la mesure où elles permettent de
245 Ibid. p. 138-140 246 Ibid., p. 141.
combattre plus efficacement l’entropie, les « machines intelligentes » sont appelées à devenir des membres à part entière de l’organisation sociale. Là-dessus, Wiener est très explicite : « Il n’y a pas de raison pour que les machines ne puissent pas ressembler aux êtres vivants dans la mesure où elles représentent des poches d’entropie décroissantes au sein d’un système où l’entropie tend à croître »247.
Favorisant donc l’analogie vivant-machine en mettant sur le même plan les servomécanismes construits par l’humain et les systèmes naturels qu’elle assimile à des servomécanismes complexes, la cybernétique écarte toute notion de spécificité pour le vivant. Son hypothèse propose une rupture de la dichotomie entre vivant et non vivant en diluant les différences. Le vivant ne serait qu’un servomécanisme plus complexe que les autres. Les spécificités, jadis propres au vivant, peuvent être partagées par les machines ou se retrouveraient dans leurs comportements.
Approchant toute réalité à partir de cette logique de gestion de l’information, la différence entre les vivants, entre les vivants et les non-vivants, n’est plus de l’ordre de l’essence ou de la structure intérieure mais plutôt de degré.
Ce point de vue est remarquable concernant la nouvelle représentation de l’humain que Wiener s’est efforcé de promouvoir. Là où la méthode fonctionnelle ne voyait que des différences radicales entre hommes et machines, du fait de leur « composition matérielle », la méthode comportementale montre que les hommes et les machines procèdent de la même catégorie « existentielle ». De ce fait, ces deux types d’êtres deviennent homogènes et un même type d’analyse peut leur être appliqué à condition de négliger l’intériorité […] afin de privilégier l’extériorité248.
Relativement à la cybernétique et au paradigme informationnel, selon P. Breton, les grandes propositions de Wiener se ramèneraient à ces éléments essentiels :
247 Céline LAFONTAINE, op. cit. , p. 44.
- « Tous les objets que contient l’univers existent d’abord sous une forme informationnelle;
- « l’univers se trouve déterminé par la différence entre les objets qui le composent, cette différence étant équivalente à leur comportement;
- « les comportements de tous les objets de l’univers relèvent d’une même échelle d’analyse qui ne distingue que la complexité de ces comportements; - « il n’y a pas de frontière véritable entre l’humain et les autres objets qui
composent l’univers »249.
Les pensées de Wiener et des premiers cybernéticiens se sont tellement intégrées dans l’espace actuel, qu’elles deviennent quasi imperceptibles.