PARTIE I : RATIONALITÉ TECHNOSCIENTIFIQUE ET VISIONS DE L’HUMAIN
1. La technoscience
1.4. Le corps dans la technoscience
Pour la RDTS, le corps humain est « le produit non nécessaire d’une évolution physico-biologique immensément longue et complexe, au même titre que tous les autres organismes vivants »135. À ce titre, il n’aurait pas de statut spécial : « Produit naturel contingent, le corps humain est en fait et en droit […] modifiable, opérable (opérationnalisation du corps), suivant des finalités à être déterminées par les [humains] »136.
133 Gilbert HOTTOIS, Essais de philosophie bioéthique et biopolitique, op. cit., p. 29. 134 Pierre-André TAGUIEFF, op. cit., p. 295.
135 Ibid., p. 54. 136 Ibid.
Selon Michel Onfray, le corps ne doit plus être pensé sur le mode dualiste, même si on parle encore de matière et d’esprit;; « ce couple de termes signifie seulement deux moments d’une même réalité, deux modifications d’une semblable substance »137.
La position revendiquée est matérialiste et moniste : « Le corps est matériel, l’âme aussi, l’esprit également, à la manière dont se distinguent sous la peau un cœur et un poumon, une tête et un tronc »138.
Le corps humain, constitué de ses différentes parties, forme un complexe – « de processus physiques engendrant ce que l’on appelle la conscience dans certains de ses états » – pouvant être « l’objet d’actes de valorisation posés par des consciences »139. La RDTS et les discours relevant de sa mouvance hiérarchisent les parties du corps. Une attention primordiale est accordée à ce qui permettrait les états conscients : d’où la prééminence au cerveau140.
Si le caractère moniste du corps humain est mis de l’avant, la question de son unité pose problème : le corps humain devrait-il être abordé comme un tout indivisible? La réponse à cette question est importante;; elle serait concomitante de l’intégrité du corps
137 Michel ONFRAY, op. cit., p 217. 138 Ibid.
139 Gilbert HOTTOIS, Essais de philosophie bioéthique et biopolitique, op. cit., p. 54.
140 Dans une conception anthropologique technoscientifique, telle qu’Onfray nous la livre, le cerveau devient le lieu même qui quintessencie l’identité de l’humain. Cette dernière relève exclusivement de la machine cérébrale, via ses activités complexes d’intersubjectivité fondant l’humain dans l’humain. « Chacun est son cerveau, malgré son corps, indépendamment de l’enveloppe qui le contient et le porte » (Michel ONFRAY, op. cit., p. 265. ). La fin de l’humain est liée à celle du cerveau. « Quand mon cerveau défaille, je défaille;; […]. À partir de lui et uniquement, se justifient et légitimement l’avortement et l’euthanasie : avant le cerveau, après le cerveau, en dehors de ces deux bornes, toute querelle procède de sophisteries » (Michel ONFRAY, op. cit., p. 274).
humain. Elle a d’énormes répercussions éthiques : qu’est-ce qui serait permis ou non sur ce corps? Selon Hottois, la pensée technoscientifique décompose, « analyse et opère, sépare, distingue et identifie »141. Il n’y aurait pas de qualité immatérielle qui fonderait la notion de l’unité du corps, et de facto, son intégrité. Le corps est considéré « un » sous l’influence de la notion de personne avec laquelle il paraît indissociable. « Le corps est appelé ‘‘un’’ parce qu’il est au service […] de la personne qui dit ‘‘je’’ et qui serait, elle, effectivement unique et singulière »142. Hottois précise que cette indissociabilité du corps pose problème.
[P]arce que l’idée même de l’association corps-esprit comporte l’idée contraire de leur possible dissociation et qu’elle ne concerne pas nécessairement la totalité du corps. Il s’en faut de beaucoup : lourdement handicapé, par exemple de tous ses membres, un individu demeure bien une personne. Par contre, un corps complet mais dont l’encéphalogramme est plat n’est plus une personne. En outre, la psychiatrie et les neurosciences (telles les expériences du cerveau divisé) nous ont appris à mettre en doute l’idée qu’un corps est nécessairement habité par une seule personne et que le moi ou le sujet est unitaire143.
Puisqu’il n’y aurait pas d’unité du corps, il n’y aurait non plus de notion d’intégrité du corps. La question éthique du respect du corps sur la base de l’inviolabilité de son intégrité s’estompe.
Le corps humain et la dignité de ce corps n’existent pas, si ce n’est dans certains discours. Existent des corps particuliers, individuels et divisibles, dans une foule d’états et revêtus de dignités, de valeurs, aussi nombreuses que diverses. Existent des corps, des parties et des produits des corps dans des fonctions et des contextes multiples, scientifiques, thérapeutiques et économiques, notamment144.
141 Gilbert HOTTOIS, Essais de philosophie bioéthique et biopolitique, op. cit., p. 56. 142 Ibid., p. 57.
143 Ibid. 144 Ibid., p. 58.
Dans une telle logique, presque tout devient possible sur le corps. Sa dimension plastique, évolutive et polymorphe serait acceptable. Isabelle Lasvergnas discerne dans cette conception technoscientifique un corps humain qui serait un « corps-matière que le savoir génétique et la technologie seraient en mesure de domestiquer »145. Il est conçu comme réalité morcelable, « un corps […] fait de sang, d’organes, de peau, de sperme, d’ovules, d’ovocytes, de gamètes, etc. [qui serait] devenu un véritable fonds de réserves tissulaires disponibles et manipulables »146. Ce corps entre par son inexorable réification dans la catégorie de la marchandise commerciale et programmable. Nous assisterions à une nouvelle forme « d’instrumentalisation du corps humain, une nouvelle forme de son asservissement, radicalement différente des figures historiques antérieures de l’asservissement politique et économique de l’humain »147. En termes épistémologiques, c’est le constat d’un « glissement incommensurable du mécanique, en tant qu’il a été depuis la Renaissance, modèle d’approche du vivant, modèle d’approximation du vivant, au mécanique devenu principe du vivant à la fin du vingtième siècle? »148.
Hottois réfute l’accusation que la technoscience impliquerait une dévalorisation a
priori du corps et de l’humain. Pour lui, le véritable problème se trouve dans la
valorisation ontologique du corps : celle qui impose une valeur intrinsèque à ce dernier. Le corps aurait alors une valeur en lui-même comme si sa dignité pouvait se fonder sur un quelconque statut philosophique et/ou théologique, affirme Hottois149. Toute
145 Isabelle LASVERGNAS, « L’autre-corps du clonage, entre le Je et le Il », op. cit. , p. 165. 146 Ibid., p. 164.
147 Ibid. 148 Ibid., p. 161.
appréciation du corps devrait plutôt relever d’une « valorisation anthropocentrée »150. Par exemple, on définit la mort, depuis quelques décennies, par la destruction irréversible du cerveau qui signe la fin de l’humain.
Ce sont des hommes qui ont décidé, pour un certain nombre de raisons et contre un certain nombre d’objections, de définir ainsi la mort et donc la vie humaine, parce que cette définition et les actes de valorisation et de dévalorisation qu’elle comporte permettent de faire un certain nombre de choses avec et sur le corps, interventions rendues possibles par et utiles à la RDTS151.
La valorisation anthropocentrée n’est pas nécessairement favorable à la technoscience. Mais c’est sur son terrain seulement que s’articule une position de la technoscience face au corps quant à l’opérationnalisation et la naturalisation de l’être humain.
Affirmer la dignité du corps humain dans la RDTS relèverait d’une logique de fictions, une logique aux services de ce que nous jugeons bon d’accomplir. « C’est la réponse à la question ‘‘que voulons-nous faire et ne pas faire?’’ qui détermine la réponse à la question ‘‘que sommes-nous et que ne sommes-nous pas?’’ »152. Nous décidons de ce que nous sommes en réfléchissant sur ce que nous voulons faire.
Selon Hottois, l’option de l’approche ontologique relève aussi de la fiction, mais d’une fiction qui se donne pour la vérité ou la réalité qui s’imposerait d’elle-même fixant à tort les limites de l’opératoire. Il la juge obsolète, toujours conservatrice et rigide, alors que l’assignation anthropocentriste et pragmatique est jugée « plus souple, évolutive et
150 Ibid., p. 47. 151 Ibid. 152 Ibid.
nuancée, appropriée à la civilisation technoscientifique »153. La question de la dignité ne se porterait pas vraiment sur le corps humain proprement dit, mais émanerait plutôt d’une attitude face à l’humain. Citant Pic de la Mirandole, Hottois définit la dignité comme cette attitude qui respecte le fait que l’humain est toujours à faire, « y compris dans sa physionomie, dans sa capacité, sa liberté et sa volonté de transgresser les limites du donné naturel »154.
Mais la question de l’accompagnement de la RDTS se pose. Hottois se rend bien compte que les marchés et les techniques comme nouvel espace universel peuvent être manipulés au détriment de la majorité créant davantage de souffrances. Il convient que ces marchés soient régulés pour favoriser un partage plus égalitaire. Les fictions symboliques (morale, droit, politique, institutions…) s’imposent si on veut promouvoir l’épanouissement du plus grand nombre. « Car les souffrances des vivants ne sont pas des fictions, bien qu’elles puissent être aggravées ou allégées par des fictions symboliques et techniques »155. Mais, par exemple, pour accompagner la RDTS, et prendre en compte d’éventuelles souffrances que des marchés non régulés engendreraient, on se voit obligé de faire appel à des fictions morales et éthiques.
Comment déterminer les bonnes fictions qui accompagneront la RDTS et comment les fonder? Que peut-on permettre ou interdire … et pourquoi? Nous faisons face à une relative impasse : on ne veut plus des morales traditionnelles qu’on estime être une forme antérieure de sens. La prospection d’une compétence éthique est dans ce
153 Ibid. 154 Ibid., p. 56. 155 Ibid., p. 69.
contexte un compromis « à partir du principe du dialogue et d’une recherche de solutions suffisamment satisfaisantes, à trouver dans la confrontation des points de vue entre les divers acteurs sociaux »156.
Qu’on décrète l’obsolescence des réponses religieuses sous prétexte qu’elles reposeraient sur des valeurs périmées sur le plan des représentations collectives, les préoccupations d’un faire suffisamment unificateur ne continueront pas moins de nous hanter dans un contexte de pluralisme et de relativisme des positions, scientifiques, philosophiques et religieuses de notre époque157. « Le questionnement contemporain sur l’éthique est marqué au coin du tâtonnement, du transitoire. Il est pleinement inscrit dans le remaniement des valeurs avec lequel les sociétés occidentales sont aux prises »158. Ce remanient des valeurs nous propulsera-t-il vers plus d’humanité? Et quelle humanité? Quelles normes pour cette humanité? Comment les étayer? Jadis, l’argumentation ontologique sous-tendait les normes. Elle se débattait à l’intérieur de l’articulation du couple nature/artifice, élément particulièrement questionné dans la technoscience.
156 Isabelle LASVERGNAS, « Les transformations du vivant », op. cit., p. 11. Voir aussi H. ATLAN, À tort
et à raison, intercritique de la science et du mythe, Paris, Seuil, « Science ouverte », 1986; et Tout, non, peut-être, éducation et vérité, Paris, Seuil, « La Librairie du XXe siècle », 1991, cité par Isabelle
LASVERGNAS, op. cit., p. 11. 157 Ibid.