• Aucun résultat trouvé

1.2. LE FARDEAU ET LE STRESS DE L’AIDANT

1.2.4. La nature du fardeau ou la multi-dimensionnalité du Burden Interview

Comme nous l’avons vu, le fardeau est un concept vaste et donc multi-dimensionnel. Face à l’échec des théorisations sur ces différentes dimensions du fardeau, sans doute était-il judicieux, à l’instar de Pearlin et al. (1990), de construire une conceptualisation à partir des données cliniques. C’est ce qu’ont fait Ankri et collaborateurs au cours de l’étude de la structure factorielle de Zarit Burden Interview (Ankri et al., 2005).

L’échelle BI couvre des domaines fort variés : santé, finances, vie sociale, relations interpersonnelles. Au-delà du seul score global de fardeau, les auteurs recherchent des composantes ou agrégations de facteurs pertinentes au plan clinique. Afin de mieux comprendre l’impact différencié de ces dimensions, les auteurs étudient leurs liens avec d’autres facteurs tels que les caractéristiques du malade, comme le degré de dépendance et la présence de troubles psycho-comportementaux, et celles de l’aidant, notamment son statut, conjoint ou enfant adulte.

Cette démarche s’appuie sur les qualités psychométriques du Burden Inventory. Les analyses factorielles réalisées jusqu’alors sur des versions courtes du BI ont donné différents résultats. Les versions en 17 et 12 items aboutissent à une structure bi-factorielle, différenciant contrainte personnelle (“personal strain”) et contrainte fonctionnelle (“role strain”) (Whitlach et al., 1991, et Hébert et al., 2000, in Vernooij-Dassen et al., 2003). Une structure en trois dimensions est dégagée à partir de la version en 14 items : agacement ou gêne, autocritique et dépendance vis-à-vis du patient (Knight et al., 2000).

L’étude d’Ankri et collaborateurs porte sur 152 dyades aidant-aidé. Parmi les données relatives au patient, recueillies par un médecin, on trouve le fonctionnement cognitif et sept types de troubles psycho-comportementaux. L’échantillon comprend 70 % de femmes et le niveau socio-économique moyen est relativement élevé. Les patients souffrent d’une démence légère à modérée. 38 % vivent seuls à domicile, les autres personnes cohabitant avec leur aidant. Globalement le fardeau moyen dans cet échantillon français est plus élevé que dans d’autres études européennes.

L’analyse en composantes principales aboutit à une structure en cinq facteurs, dont la valeur propre est supérieure à 1. Les trois premiers facteurs, expliquant 66 % de la variance du score global, sont retenus. Il s’agit des conséquences sur la vie personnelle et sociale de l’aidant, la culpabilité et le fardeau psychologique.

Le facteur conséquences sur la vie personnelle et sociale affecte les conjoints plus que les enfants,

55 et est corrélé à la dépendance dans les gestes de la vie quotidienne. Quand la dépendance augmente, le besoin d’aide se fait plus grand et l’impact sur d’autres sphères de la vie de l’aidant s’accroît. Il est logique que la dimension « conséquences sur la vie de l’aidant » soit plus importante chez les conjoints, plus impliqués dans les soins quotidiens. Cela corrobore les conclusions de Pinquart et Sörensen (2003b) : le poids des troubles comportementaux et fonctionnels impacte le fardeau des conjoints par rapport aux enfants.

La dimension culpabilité est au contraire plus élevée chez les enfants. Ceux-ci, ne cohabitant pas forcément avec le parent dépendant, sont moins impliqués de façon quotidienne et ressentent plus de culpabilité, ayant l’impression de ne pas en faire assez pour le parent. Ce sentiment et la crainte d’une insuffisance augmentent avec la progression de la maladie et les signes d’une vie psychique appauvrie chez le proche dépendant présentant dépression, tristesse ou agressivité. Ces trois troubles psycho-comportementaux sont effectivement corrélés à la culpabilité.

Enfin la composante dite « psychologique » renvoie aux items du BI tels que se sentir embarrassé, gêné, tendu, incertain ou en colère en présence du parent dépendant. Ce facteur est associé à la manifestation d’agressivité et d’énervement chez le proche. Les enfants et conjoints ne se distinguent pas sur cette dimension. Dans ces situations particulièrement tendues, le parent devenu dépendant demeure perçu comme un agresseur, n’y a-t-il pas alors un risque de retournement de l’agressivité ?

La structure factorielle du ZBI 22 items a certains points communs avec la structure de la version à 12 items, décrite par O’Rourke et Tuokko (2003). Les auteurs mettent en évidence deux facteurs principaux du BI 12 items dans un groupe de 770 aidants à domicile et en institution. Le premier facteur « personnal strain » ou « contrainte personelle » correspond à la détérioration de la vie personnelle et sociale de l'aidant (manque de temps, restriction des activités) ainsi qu'à la tension dans la relation avec le proche (tendu, en colère, incertitude). Le second facteur dénommé

« role strain », tout-à-fait différent de la composante décrite par Pearlin et al.(1990) portant le même nom, renvoie aux deux items de la dimension « culpabilité » de l'aidant (devoir faire mieux/plus).

Ankri et al. (2005) concluent que l’impact de la maladie est différent selon les aidants, notamment pour les conjoints et les enfants. Plus qu’une véritable approche comparative, la vulnérabilité particulière des conjoints, de par leur grande proximité, a été pointée antérieurement (Vitaliano, Russo, Young, & Becker, 1991). La cohabitation accentue le stress du fait de la surveillance constante, du changement dans la relation maritale et de l’isolement (Harper & Lund, 1990). Les conjoints impliqués dans l’aide, ressentant une pression émotionnelle et physique, auraient une mortalité majorée de 63% à 4 ans en comparaison de conjoints de la population tout venant

56 (N = 819, Schulz & Beach, 1999). Qu’en est-il de la détresse des enfants qui semble moins étudiée

? Ceux cohabitant avec leur parent malade rencontrent-ils des conséquences sur leur vie similaires à celles des conjoints en terme d’isolement et de fatigue par exemple ?

D'autres chercheurs, comme Harper et Lund (1990) ont tenu compte à la fois du statut mais aussi de la cohabitation, de l'institutionnalisation et même du genre. Ils ont comparé sept groupes d'aidants, soit les maris, les épouses et les filles, cohabitant avec le proche ou dont le proche est hébergé en institution. Ils ont constitué à part la catégorie des filles accompagnant leur parent au domicile mais n'habitant pas avec. Les fils plus rarement rencontrés ne sont pas représentés dans l'étude. Les auteurs ont ainsi montré que pour chacun d'eux le fardeau était expliqué par des déterminants différents. Cela confirme l'importance de ne pas amalgamer les aidants en un seul groupe.

Ces questions nécessitent d’être davantage développées. Par rapport aux aidants amis et autres membres de la famille, les enfants et conjoints auraient respectivement cinq et six fois plus de chance d’éprouver un haut niveau de détresse (Rinaldi et al., 200568). Ce ne sont pas tant les différences quantitatives de fardeau ou de troubles psychiques qui sont soulignées ici mais plutôt la nature des troubles et les facteurs associés distinguant le aidants conjoints et enfants.

Nous pouvons nous demander si cette configuration du fardeau chez les enfants et conjoints de personnes malades vivant au domicile, demeure identique en institution. Les mêmes profils sont-ils observés ? Bien que cela n’ait pas encore été vérifié, Zarit et collaborateurs suggéraient que la nature du fardeau change en institution (Zarit, S.H., Todd, & Zarit, J.M., 198669).

Le BI utilisé de façon plus fine pourrait permettre aux cliniciens de détecter des aspects particuliers du fardeau qui nécessitent une aide. En revanche, les auteurs évoquent, comme limite, la non prise en compte dans l’étude de facteurs modérateurs tels que la satisfaction dans la relation. Les aspects positifs de l’aide sont soulignés comme étant le reflet d’une qualité relationnelle perdurant malgré la détérioration (Pearlin et al., 1990 ; Gallagher-Thompson et al., 2001 ; Crispi et al, 1997 in Ankri, 2005). A l’avenir cette dimension positive devrait donc être évaluée et son impact comparé à ceux des autres dimensions mises en évidence ici. L’approfondissement d’une telle approche, en incluant notamment les aidants dont le proche vit en institution, devrait permettre d’adapter le soutien proposé et de mesurer ses effets plus spécifiquement.

68 Rinaldi, P., Spazzafumo, L., Mastriforti, R., Mattioli, P., Marvardi, M., Polidori, M. C., et al. (2005). Predictors of high level of burden and distress in caregivers of demented patients: Results of an Italian multicenter study.

International Journal of Geriatric Psychiatry, 20(2), 168-174.

69 Zarit, S. H., Todd, P. A., & Zarit , J. M. (1986). Subjective Burden of Husbands and Wives as Caregivers : A Longitudinal Study. The Gerontologist, 26(3), 260-266.

57 Bien que le fardeau soit associé à la détérioration de la santé psychique des aidants, cet aspect est relativement peu traité en France, où la recherche sur les aidants est partagée entre l’approche épidémiologique plutôt centrée sur le risque d’institutionnalisation et l’approche clinique l’abordant de façon approfondie à partir d’un nombre plus restreint d’individus.

Le terme de fardeau est davantage employé dans l’approche épidémiologique, où il est décrit comme la « résultante » du stress de l’aidant. La psychologie de la santé, prenant appui sur le modèle transactionnel du stress nous permet de définir plus précisément le fardeau, en le circonscrivant au fardeau subjectif et en l’identifiant comme une variable médiatrice, le stress perçu.

Cela n’ôte en rien sa multi-dimensionnalité, opérationnalisée notamment par Pearlin et al. (1990) à travers différentes échelles, puis explorée dans sa structure à partir des scores synthétiques au Zarit BI par Ankri et al. (2005). Apparaissent alors des différences entre conjoints et enfants.

Reste à étudier, en particulier en France, les liens entre les différents aspects du fardeau et la santé psychique en tenant compte particulièrement du statut de l’aidant mais aussi en intégrant les aidants dont le proche vit en institution, relativement délaissés par l’approche épidémiologique.

De nombreuses études internationales sur la santé psychique des aidants familiaux ont en partie exploré ces pistes. Nous présenterons ces travaux qui nous renseignent à la fois sur la prévalence des troubles psychiques mais aussi leurs déterminants. Nous tiendrons compte de l'évolution des modèles explicatifs notamment au plan méthodologique, allant des simples études corrélationnelles aux modèles d'équations structurales, en passant par les études longitudinales et les méta-analyses.

58

1.3. « ET LE MORAL ? » : SANTE PSYCHIQUE DES AIDANTS

La santé psychique peut être rapprochée ici de la notion de bien-être subjectif. Ce concept de bien-être recouvre en fait trois dimensions : l'absence de détresse ou affectivité négative telles que l'explorent les échelles de dépression, d'anxiété et de symptômes psychiatriques divers, l'affectivité positive, soit la deuxième composante émotionnelle, et la satisfaction de vie, soit la composante cognitive du bien-être (Bruchon-Schweitzer, 2002, p. 60). Cette dernière composante est définie par Diener comme « le jugement conscient et global sur sa propre vie » (in Bruchon-Schweitzer, 2002, p. 57). Le bien-être subjectif peut lui-même être conçu comme une dimension de la Qualité de Vie, tous ces indicateurs tentant de décrire ce qui fait qu'un individu « va bien ». Mais il est en fait bien des manières de définir la santé psychique ou la santé en général.

De nombreuses études portent sur la détresse psychologique des aidants, en lien avec un fardeau élevé. La diversité méthodologique et conceptuelle de ce corpus aboutit à des divergences d’opérationnalisation, de statut des variables et de résultats si bien qu’en dépit des méta-analyses (Pinquart & Sörensen, 2003a70 et b, 2004, 200671) les liens de causalité demeurent difficiles à établir.

Nous proposerons d'abord quelques repères dans ce vaste champ : nous pointerons certains enjeux théoriques ainsi que l'évolution méthodologique permettant d'y répondre. Ensuite nous présenterons les données relatives à la prévalence et les facteurs associés à la psychomorbidité chez les aidants de personnes atteinte d’Alzheimer, ainsi que les méta-analyses et modèles explicatifs disponibles pour chaque indicateur soit la dépression, l’anxiété et l’hostilité. Nous terminerons par les liens entre santé psychique et la dimension positive de la relation d’aide : bien-être et compétence de l’aidant notamment, trop souvent omis.

70 Pinquart, M., & Sörensen, S. (2003). Differences Between Caregivers and Noncaregivers in Psychological Health and Physical Health: A Meta-Analysis. Psychology and Aging, 18(2), 250-267.

71 Pinquart, M., & Sörensen, S. (2006). Gender Differences in Caregiver Stressors, Social Resources, and Health: An Updated Meta-Analysis. Journals of Gerontology Series B: Psychological Sciences & Social Sciences, 61(1), 33-45.

59