• Aucun résultat trouvé

Du naturalisme à l’humanisme : un débat intellectuel et ecclésial

CHAPITRE II : LE CÉLIBAT ECCLÉSIASTIQUE, DÉBATS ET CONTROVERSES CONTROVERSES

I. Du naturalisme à l’humanisme : un débat intellectuel et ecclésial

a) Une opposition entre nature humaine et célibat

La naissance du courant naturaliste

Tout au long du Moyen Âge, la prêtresse est signalée dans les fabliaux comme la concubine de l’ecclésiastique, leurs mœurs y sont dépeintes de façon fort comique comme dans celui mettant en scène Aubérée110, prêtre de Bayeux, amouraché de sa jeune et jolie servante, et son évêque dévoyé. Toutefois, ce n’est réellement qu’au XIIe siècle, avec la naissance du courant naturaliste111, que plusieurs auteurs vont s’insurger contre le célibat ecclésiastique, considéré contre nature. C’est, par exemple, le cas d’Alain de Lille qui, dans son De Planctu Naturae, souhaitait assouplir le cadre de la théologie en introduisant la Nature, comme intermédiaire entre Dieu et le monde112. Ses idées furent reprises à la fin du XIIIe siècle, dans la continuation du Roman de la Rose de Guillaume de Lorris, par Jean de Meun. L’auteur s’emportait non seulement contre les ordres monastiques, la noblesse, le Saint-Siège mais aussi contre le célibat qu’il voyait comme une entorse aux règles de la Nature. Jean de Meun considérait que la virginité consacrée était une exception dénuée de tout fondement rationnel et naturel113. Au milieu du XIVe siècle, Boccace et son Décaméron, réputé pour ses récits de débauche amoureuse, mettait à son tour l’accent sur la nature, sur le plaisir d’aimer, sans toutefois remettre en cause l’enseignement traditionnel de l’Église.

109 K. J. Hefele, op.cit, vol. 11, p. 307-308.

110 G. Raynaud de Lage, Choix de fabliaux, Champion, Paris, 1986, p. 15-35.

111 S. Haber et A. Macé (dir.), « Anciens et Modernes par-delà nature et société », Annales Littéraires de

l’Université de Franche-Comté, Presses Universitaires de Franche-Comté, Besançon, n°898, 2012, 252 p.

112 G. Raynaud de Lage, Alain de Lille, poète du XIIe siècle, J. Vrin, Paris, 1951, 151 p.

113 « Jean de Meun est amené à refuser toute chasteté et toute continence : l’homme doit se soumettre au Dieu d’Amour et accomplir l’acte charnel […]. » (N. Grévy-Pons, « La loi du célibat et de la nature vers 1420 », École

33

Lamentation de la nature humaine contre la constitution de Nicée114

De toutes ces protestations contre le célibat ecclésiastique, la plus argumentée fut très certainement la Lamentation de la nature humaine contre la constitution de Nicée de Guillaume Saignet115, rédigée entre novembre 1417 et avril 1418. Ce traité est surtout connu par la réfutation entreprise par Jean de Gerson, chancelier de l’université de Paris, dans son

Dialogue sur le célibat des ecclésiastiques116. Saignet, sénéchal de Beaucaire, conseiller du

dauphin et du duc d’Anjou, a rédigé ce traité au milieu de sa carrière, après avoir joué un rôle politique important en tant qu’ambassadeur du duc d’Anjou et conseiller de Charles VII. Pourquoi composer un traité mettant en cause la discipline ecclésiastique ? Le traité, rédigé certainement pendant la réunion des évêques à Constance, mettait l’accent sur la nécessité d’une réforme in membris de l’Église. « Or dans la pensée de Saignet, la réforme du corps ecclésiastique passait par l’abolition d’une loi contre nature […] »117.

Le traité, qualifié de « songe en latin d’une langue plutôt difficile et obscure »118, débute par une allégorie de Dame nature, accompagnée de deux jeunes filles, Foi et Noblesse chrétienne, opposées à deux mégères, Guerre et Peste, elles-mêmes accompagnées par Constitution de l’Église. Après un rapide combat, s’engage une discussion entre Nature et Constitution, échange par le biais duquel Saignet développe ses arguments contre le célibat ecclésiastique : l’Église n’a pas respecté la volonté divine en limitant le nombre de ses enfants et la continence imposée est absurde car contraire aux lois de la nature, l’homme n’étant pas fait pour être chaste. Cependant, Saignet ne faisait pas l’éloge du plaisir charnel mais du mariage « car tous les mariages sont faits dans le Christ »119. Il reprenait la pensée traditionnelle de l’Église autorisant le mariage dans le but même d’éviter la fornication. Il faisait aussi de cette loi du célibat un exemple de limitation de la foi chrétienne : les musulmans ou les infidèles n’appliquant pas cette loi, les adversaires de l’Église gagnaient peu à peu du terrain. Dernier argument, la loi aurait été à l’origine de nombreux schismes120 : entre l’Occident et l’Orient, entre les enfants illégitimes et naturels, entre les sacrements du mariage et de l’ordination. Pour l’auteur, ne plus opposer l’état sacerdotal à l’état matrimonial aurait rendu à l’Église son rayonnement et aurait permis d’enrayer tous les abus dont elle était

114 N. Grévy-Pons, op.cit., p.133-156. 115 Ibid., p.133-156.

116 Ibid., p.163-187. 117 Ibid., p. 85-86.

118 A. Coville, « La traduction du Filostrato de Boccace par un sire de Beauveau au XVe siècle », Comptes-rendus

des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 85e année, n° 1, 1941, p. 15-16.

119 N. Grévy-Pons, op.cit., p. 91.

120 N. Grévy-Pons a parfaitement montré que la pensée de G. Saignet s’articulait autour de la notion de schisme dans l’Église.

34

victime. Saignet envoya ce traité au concile de Constance et rédigea trois lettres afin d’expliquer sa démarche : l’une adressée au pape Martin V, l’autre aux prélats et la dernière à l’empereur Sigismond. Or, sa Lamentation n’eut aucun impact sur les pères conciliaires.

Il fallut attendre le 10 juin 1423 pour que Jean de Gerson répondît au traité de Saignet, par son Dialogue sur le célibat des ecclésiastiques. Sa réfutation reposait sur la tradition. Certes, il ne contestait pas le tableau dressé par la Lamentation mais y répondait par des arguments très classiques : seule la chasteté différencie l’homme de l’animal, elle seule permet la méditation, c’est une grâce, un don de Dieu. Comme ses prédécesseurs, Gerson mit l’accent sur la pureté cultuelle, sur l’impossibilité de concilier vie maritale et vie ecclésiastique et se posa même la question du devenir de l’épouse et des enfants en cas de mort précoce du prêtre. À son tour, il soutint que la cupidité pourrait s’emparer des ecclésiastiques qui thésauriseraient pour leurs enfants et, enfin, fit du célibat une commodité. Gerson n’innova pas, se contenta de défendre la tradition, n’étant « que le porte-parole fidèle de la doctrine catholique »121.

D’autres lettrés rejetèrent aussi le célibat ecclésiastique en opposant nature et célibat, tel Alain Chartier, qui dans son ouvrage, Le Livre de l’Espérance122, rédigé en 1429, arriva aux mêmes conclusions que Guillaume Saignet. Ce secrétaire de Charles VI puis de Charles VII, surnommé le « père de l’éloquence française »123, pensait que le célibat ecclésiastique entraînait la dissolution des mœurs, l’avarice et la simonie ; selon lui, il s’agissait aussi de la cause du schisme grec et des scandales ayant entraîné la révolte hussite124. Le chroniqueur Jean Lemaire de Belges (1473-1524) déplora à son tour le célibat en ces termes : « un nouvel statut en leglise latine, qui desseura lordre du saint mariage davec la dignité de prestrise, soubz couleur de pureté et chasteté sans souillures. Maintenant, court le statut de concubinage au contraire […] »125. Au sein même de l’Église, ce célibat obligatoire était réfuté et c’est dans la polémique que l’Église débattit du sujet aux XIVe et XVe siècles.

121 N. Grévy-Pons, op.cit., p. 117.

122 A. Chartier, Le Livre de l’espérance. Texte établi par François Rouy, H. Champion, Paris, 1989, 225 p. 123 D. Delaunay, Étude sur Alain Chartier, Impr. de l’Académie, Rennes, 1876, p. 54.

124 A. Chartier, op.cit., p. 176-177.

125 J. Stecher, Notice sur la vie et les œuvres de Jean Lemaire de Belges, Œuvres de Jean Lemaire de Belges,

35 b) Une réfutation au sein même de l’Église.

Une délinquance critiquée et dénoncée au XVe siècle

Niccolò Tedeschi, dit Panormitanus, archevêque de Palerme, se demandait dans son commentaire sur les Décrétales « si l’Église ne pourroit pas ordonner aujourd’hui que les prêtres se mariassent comme chez les Grecs et répond nettement qu’il croit qu’oui »126. Panormitanus ne fut pas le seul ecclésiastique à remettre en cause cette loi ; ainsi vers 1370, sainte Brigitte aurait protesté violemment contre un évêque qui affirmait « si j’étais pape, j’abolirais la loi du célibat »127. Guillaume Durand, évêque de Mende, écrivit dans son traité De modo concilii generalis celebrandi :

« Presque tous les conciles et beaucoup de pontifes romains ont promulgué une foule de décrets tendant à réprimer et à punir l’incontinence des clercs et à les maintenir dans l’honnêteté. Mais aucune réforme des mœurs n’a été obtenue… Il y aurait donc lieu d’examiner s’il ne serait pas possible et utile d’introduire dans l’Église d’Occident, en ce qui concerne le vœu de continence, le régime qui, dans l’Église orientale, règle l’accession aux ordres, étant donné surtout que l’usage oriental était en vigueur à l’époque des apôtres »128.

À cette même époque, deux prêtres, le Britannique John Wycliff et le Tchèque Jan Hus, condamnaient le pouvoir papal, les indulgences mais également le célibat ecclésiastique. Les disciples du second publièrent en 1415 une Déclaration en douze points qui se livrait à une violente attaque contre le célibat ecclésiastique129. Leurs enseignements furent réprouvés par le concile de Constance et Jan Hus condamné à monter sur le bûcher en juillet 1415. Ce concile condamna également l’antipape Jean XXIII, qui s’était « rendu coupable de fornication avec la femme de son frère, avec des religieuses, des jeunes filles, des femmes mariées et […] d’autres crimes contre la chasteté »130. Le concubinage était donc dénoncé mais Jacques Lenfant, dans son Histoire du concile de Constance131, affirma qu’une pétition avait été déposée pour abolir la loi du célibat ; il avança aussi que le cardinal Zabarella « dans son projet de réformation […] disoit qu’il vaudroit mieux permettre aux prêtres de se marier que de tolerer leur concubinage »132. Le théologien français Nicolas de Clamanges, dit Clémangis, dressa un tableau bien sombre du clergé dans son De corruptu ecclesiae statu : « une fois prêtre […] ils

126 D. Diderot, J. Le Rond d’Alembert, art. « Worms », Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des

arts et des métiers, vol. 36, Chez Pellet, Genève, 1791, p. 571.

127 Revelationes Sanctae Brigittae, tome II, ch.10, Rome, 1628, p. 202-203.

128 G. Durant, De modo concilii generalis celebrandi, F. Clousier, Paris, 1671, p. 146.

129 A. Vacant, E. Mangenot, E. Amann (dir.), Dictionnaire de Théologie Catholique, Letouzey et Ané, tome XV, p. 3610.

130 A. Houtin, Courte histoire du célibat ecclésiastique, Ed. Rieder, Paris, 1929, p.158. 131 J. Lenfant, Histoire du concile de Constance, P. Humbert, Amsterdam, 1727, 2 vol. 132 Ibid., p. 333-334.

36

passent tout leur temps dans les auberges à boire, à festoyer […]. Ils s’enivrent, se querellent, se battent, profanent le nom de Dieu et le nom de ses Saints, puis vont dans les bras de leurs maîtresses, d’où ils s’échappent pour monter au saint autel […]133. Pierre de Pulka notait aussi les déviances sexuelles du clergé en écrivant « Ne les prendrait-on pas plutôt pour des amants que pour des prêtres ? »134. Ces multiples critiques montraient clairement le non-respect du célibat ecclésiastique mais une fois encore, le concile de Constance réaffirma cette loi, tout comme les synodes provinciaux réunis à la suite du concile. Ainsi, le 20 mars 1423, Théoderich, archevêque de Cologne, promulgua le canon suivant : « Plusieurs supérieurs ecclésiastiques tolèrent le concubinage des clercs soit par intérêt, soit par pure négligence. Peines pour les concubinaires et pour les supérieurs négligents »135. En avril 1429, Jean de Nauton, archevêque de Sens, fit ajouter dans les statuts ce décret : « Les nombreux concubinages qui existent parmi le clergé ont donné lieu à cette opinion qu’il n’y a pas de péché mortel dans la simple fornication. C’est pourquoi les évêques ne doivent plus tolérer aucun clerc concubinaire dans leurs diocèses, pas plus que de feindre de les ignorer pour de l’argent »136.

Le concile de Bâle : condamnation et réfutation

Lors du concile de Bâle (1431-1441), l’abolition du célibat ecclésiastique enflamma à nouveau les esprits. Après la rédaction par le théologien Gilles Charlier d’un Traité du célibat des ecclésiastiques, Johann Schele, évêque de Lübeck depuis 1420, en proie au problème hussite et aux nombreux scandales du clergé de Bohème, déposa, en 1433, un projet de réforme qui mettrait fin au célibat. Ce projet fut relayé par la motion que fit apporter l’empereur Sigismond en présence des députations juste avant son départ, le 19 mai 1434, « tendant à l’abolition du célibat, qui était très peu gardé »137. Connu sous le nom de Reformatio Sigismundi, ce texte alléguait, en outre, que le Christ n’avait émis aucune interdiction concernant le mariage des ecclésiastiques et que cette mesure avait produit jusque-là plus d’effets négatifs que positifs138. En 1439, le prince Amédée VIII de Savoie, élu à la papauté, avait été marié à Marie de Bourgogne, était père de plusieurs enfants, ce qui souleva l’objection de plusieurs évêques mais il obtint le soutien du secrétaire du concile Aeneas Sylvius

133 A. Houtin, op.cit., p.169. 134 K. J. Hefele, op.cit., vol. 11, p. 8. 135 Ibid., p. 123.

136 Ibid., p. 156. 137Ibid., p. 329.

37

Piccolimini, futur Pie II, qui affirmait qu’un mariage, qu’il fût ancien ou actuel, ne constituait pas un obstacle à la papauté ni à la prêtrise. Ce même Piccolimini écrivit d’ailleurs à son père, en 1443, pour expliquer comment, au cours d’un voyage en Italie, il avait rencontré une jeune Bretonne, Elisabeth, qu’il avait engrossée après s’être introduit la nuit dans sa chambre et affirmait qu’il n’y avait rien « de plus doux pour un homme que d’engendrer son semblable »139. Enfin, toujours au concile de Bâle, pour la première fois apparut l’argument physiologique contre ce célibat imposé, apporté par l’humaniste et médecin polonais Jan de Ludzisko. Il demandait que fût mis un terme à l’obligation du célibat car l’acte de chair était nécessaire à la santé du corps donc de l’esprit. Le concile continua néanmoins d’affirmer la nécessité du célibat ecclésiastique140 et lors de la vingtième session, le 22 janvier 1435, les Pères conciliaires promulguèrent un décret qui renouvelait la défense du concubinage des clercs et prenait pour sanction contre ceux qui ne s’étaient pas séparés de leurs concubines dans les deux mois une suspension des revenus de leur bénéfice de trois mois141.