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Le néolibéralisme : la genèse et la propagation d'une théorie d'action politique

3.1 La montée de l'idéologie néolibérale

3.1.1 Le néolibéralisme : la genèse et la propagation d'une théorie d'action politique

À partir de la fin des années 1970, pratiquement tous les gouvernements capitalistes dans le monde subissent une transformation à degrés variables de leur structure politique, dont les faits saillants sont la diminution de la présence de l'État dans l'économie, la privatisation des entreprises publiques, la lutte à l'inflation, le recul de l'État-providence et la montée du conservatisme politique. La Grande-Bretagne et les États-Unis fournissent l'impulsion en imposant un nouveau style de gouvernance qui sera émulé aux quatre coins du globe, y compris au Canada et au Québec2.

Réduite à son essence, la théorie néolibérale propose que le bien-être des individus d'une société est le mieux garanti par la protection de la liberté entrepreneuriale et la mise en valeur des droits de propriété, du libre marché et du libre échange. Dans ce contexte, le rôle primaire du gouvernement doit être de protéger cette structure institutionnelle favorable au bon fonctionnement des marchés par les voies politiques (garantir la stabilité de la monnaie, essentiellement) et militaires/policières (protéger la propriété privée et éliminer les menaces au bon fonctionnement des marchés locaux et internationaux)3.

Les marchés étant bien établis et bien protégés, le rôle du gouvernement doit être réduit au minimum, car celui-ci ne peut posséder suffisamment d'information pour répondre adéquatement aux signaux du marché et parce que des groupes d'intérêts (lobbys, syndicats, entreprises, etc.) vont inévitablement fausser et biaiser les interventions gouvernementales à leur avantage. Bref, seule la concurrence pure et absolue peut maximiser le bien-être des individus composant la société; l'action gouvernementale, elle, ne peut que mêler les cartes.

D'abord défendues par Friedrich von Hayek et une poignée d'autres intellectuels dès les années 19404, ces idées restent longtemps dans l'ombre académique, mais gagnent en popularité lorsque

reformulées, à partir des années 1960 par des économistes tels que Milton Friedman, Robert Lucas, James Buchanan, Gordon Tullock et le controversé Arthur Laffer5. Le point commun dans

l'argumentaire de ces penseurs fut que l'intervention gouvernementale constituait davantage une cause qu'une solution aux déboires économiques auxquels le monde était confronté. Des coupures de taxes radicales pour les citoyens les plus riches et pour les entreprises, jumelées à une politique monétaire visant le contrôle de l'inflation, constituent, selon eux, le bon remède pour une une économie malade,

2 John Dickinson et Brian Young, A Short History of Quebec (4th edition). Montreal & Kingston, McGill-Queen's University Press, 2008, p. 345.

3 David Harvey, A Brief History of Neoliberalism, Oxford, Oxford University Press, 2005, p. 2. 4 Ibid., p. 20.

5 Qui ira jusqu'à proposer l'idée farfelue que de diminuer les taxes des entreprises et des riches stimulerait tellement l'activité économique que les recettes fiscales pourraient augmenter malgré la diminution.

en réalignant correctement les incitatifs entrepreneuriaux6. Les gains en productivité devraient assurer

un meilleur niveau de vie pour tous, en assumant que l'augmentation de la richesse des éléments les plus dynamiques de la société finit par provoquer un effet de ruissellement vers le bas (trickle down).

Avec la fin de l'ère de prospérité des Trente Glorieuses, sont de plus en plus nombreux les politiciens et les penseurs qui tiennent le keynésianisme et l'État-providence pour responsables de la crise inflationniste et des déficits répétés des gouvernements nationaux. C'est dans cette ambiance que Margaret Thatcher et Ronald Reagan sont élus, promettant de réaliser une révolution des priorités gouvernementales, d'abord en menant une lutte sans merci à l'inflation qui passerait inexorablement par la désindexation des salaires de la classe moyenne par rapport au coût de la vie. Cela s'effectuerait, entre autres, par une diminution draconienne des dépenses gouvernementales, donc par d'imposantes vagues de mises à pied dans le secteur public et par une diminution de l'investissement public.

En Grande-Bretagne, Thatcher affronte le pouvoir syndical et attaque toutes les formes de solidarité sociale mises en place par ses prédécesseurs. Son gouvernement privatise British Aerospace, British Telecom, British Airways, les industries de l'acier, de l'électricité, du gaz naturel, du pétrole, du charbon, de l'eau, le transport en commun, les chemins de fer et une pléthore de petites entreprises étatiques. Il réussit du coup à maîtriser l'inflation, mais anéantit au passage la presque entièreté du pouvoir syndical en Grande-Bretagne et liquide l'essentiel de ses actifs publics7. Aux États-Unis, le

virage néolibéral commence sous Jimmy Carter : en octobre 1979, le président de la US Federal Reserve Bank Paul Volcker abandonne entièrement le modèle monétariste keynésien en faisant augmenter drastiquement le taux d'intérêt directeur, qui passe de quasi-nul en 1979 à près de vingt pour cent en 1981. S'ensuit une explosion des taux de chômage et une vague spectaculaire de faillites, mais cela est jugé le juste prix du réajustement de l'économie étasunienne. L'administration de Reagan renomme Paul Volcker à son poste pour poursuivre sa révolution monétariste8, mais elle va beaucoup

plus loin. Les taxes aux entreprises sont réduites drastiquement, tout comme les impôts des particuliers : la tranche supérieure d'imposition est réduite de 70 à 28% d'un seul coût, lors de ce qu'on appellera aux États-Unis la « plus grande diminution de taxes de l'histoire »9.

Dans les années suivantes, les nouveaux modèles de gouvernance adoptées aux États-Unis et en Grande-Bretagne exercent une formidable influence dans le monde capitaliste, si bien que même des pays réputés pour leur fort modèle redistributif comme la Suède adoptent dans une certaine mesure les

6 David Harvey, A Brief History of Neoliberalism, p. 54. 7 Ibid., p. 60.

8 Ibid., p. 25.

nouvelles approches monétaristes en vogue à l'époque10. Le virage néolibéral peut être vu comme une

évolution transnationale des mentalités politiques, en tout point similaire à la montée du keynésianisme cinquante ans plus tôt. Il ne s'agit pas d'une mode passagère; au fil des années 1980 et 1990 le néolibéralisme intègre même les discours des partis traditionnellement plus à gauche11. Chaque pays

entreprend à sa manière la transformation d'un « libéralisme enchâssé » plus ou moins interventionniste vers une nouvelle forme de gouvernance, plus orientée vers le libre-marché. Qu'elle fut ou non une solution au ralentissement de l'économie mondiale à partir des années 1970, la montée du néolibéralisme demeure un fait marquant de l'histoire mondiale dans les décennies qui nous intéressent. Au Canada, les dernières années au pouvoir de Pierre Elliott Trudeau sont marquées par une virage néolibéral timide, notamment avec l'adoption de la loi C-73 qui stoppe la lutte pour la protection du pouvoir d'achat, rongé par l'inflation12, mais le mouvement prend vraiment son envol avec l'élection des

Progressistes-Conservateurs de Brian Mulroney en 1984. Au Québec, l'approche néolibérale intégre l'action gouvernementale surtout à partir du second mandat du PQ de 1981 à 1985, notamment avec l'adoption de loi 70 qui coupe drastiquement dans les salaires du secteur public, et encore davantage après le retour des Libéraux de Robert Bourassa en 1985, alors que la privatisation des sociétés publiques et la déréglementation deviennent des priorités gouvernementales.