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2.2 Vers un « virage étasunien » de la diplomatie québécoise ?

2.2.1 Le développement d'une politique étasunienne

Le Québec n'a jamais réussi à entretenir des relations politiques directes avec le gouvernement étasunien, pour la simple raison que Washington n'a jamais accepté, à l'instar du gouvernement français, de s'adresser au Québec en tant qu'acteur politique autonome18. D'ailleurs, le contraste entre

l'accueil réservé aux premiers ministres québécois lors de leurs voyages à Paris et à Washington est très parlant à cet égard. Comme le décrit Luc Bernier dans l'introduction de De Paris à Washington : la politique internationale du Québec, lorsqu'en visite officielle à Paris, le premier ministre québécois a droit à tout le faste que la tradition protocolaire française réserve aux chefs d'États souverains : il est accueilli par le Président dès son atterrissage, puis reçu à l'Élysée où il formule habituellement un long discours réitérant la solidité de l'attachement du Québec à la France. En visite à Washington, il est plutôt accueilli par le fonctionnaire de son gouvernement qui « couvre » la capitale étasunienne. Il n'a pas droit à un dîner d'État, mais plus vraisemblablement à une conférence devant des spécialistes de la question canadienne dans une salle du Center for Strategic and International Studies ou autre forum similaire, qui le bombardent de questions sur la baie James, sur le sort des autochtones ou encore sur les exportations de bois d’œuvre. Il doit agir en lobbyiste de l'État québécois pour faire valoir les

intérêts de la province, tout en rassurant les investisseurs peu familiers avec la réalité politique québécoise, notamment en cherchant à démontrer que les Québécois sont bel et bien des Nord- Américains et que le Québec constitue un excellent endroit où investir19.

Cependant, l'absence d'une relation au sommet entre les gouvernements québécois et étasunien n'a pas empêché le Québec de se doter d'une politique spécifique à l'endroit des États-Unis. Le gouvernement libéral d'Adélard Godbout avait créé en 1940 à New York un bureau du Québec pour les relations économiques et le tourisme, mais ni Godbout ni Duplessis n'avaient conçu de véritable politique étasunienne. Avec la deuxième phase de la nationalisation de l'électricité sous les Libéraux de Jean Lesage, le gouvernement québécois avait rehaussé la mission de New York au titre de délégation générale et entrepris de tisser des liens particuliers avec les grandes maisons de courtage de Wall Street pour chapeauter les importantes tractations financières qu'une telle opération impliquait20.

En date de 1970, 58% des exportations du Québec allait vers les États-Unis21 (une proportion

qui n'allait cesser de croître au fil des décennies suivantes). Cette constatation, jumelée à l'immense effort de financement du projet hydroélectrique de la baie James, amène le gouvernement Bourassa à se doter pour la première fois d'une véritable politique articulée à l'égard des États-Unis. Cela ne se fait pas sans heurts : l'appareil diplomatique québécois, qui au cours des années 1960 s'était développé principalement en fonction de la relation avec la France, ne peut se contenter de reproduire ses pratiques dans le cas des États-Unis, car les systèmes politique et économique étasuniens sont aussi perméables et décentralisés que l'État français est centralisé et unifié22. La complexité du partage des

pouvoirs aux États-Unis fait en sorte que les bureaucrates québécois ont, du moins initialement, une grande difficulté à déterminer où et comment ils devraient engager leurs ressources très limitées pour exercer un réel impact dans les relations du Québec avec les États-Unis23.

Malgré cette difficulté, il est clair que l'État québécois, dès le premier mandat des Libéraux de Bourassa, cherche à considérablement augmenter l'importance accordée aux États-Unis dans la conduite de ses relations internationales. D'abord, il est significatif que le premier voyage à l'étranger de Bourassa suite à son élection en 1970, comme cela deviendra coutume par la suite, s'était déroulé à New York plutôt qu'à Paris. Ce pèlerinage économique de Bourassa fut tout à fait conséquent avec son intention d'attirer des investissements étasuniens pour son méga-projet de la baie James, en vue de

19 Luc Bernier, De Paris à Washington : la politique internationale du Québec. Québec, Presses de l'Université du Québec, 1996, p. 1.

20 Balthazar et Hero, Le Québec dans l'espace américain, p. 67 21 Bernier, De Paris à Washington, p. 95.

22 Ibid., p. 100. 23 Idem.

créer les 100 000 emplois qu'il avait promis24. De plus, tel que mentionné au premier chapitre, grâce à

une initiative du gouvernement unioniste de Daniel Johnson, Robert Bourassa avait vu ouvrir dans les premiers moments de son premier mandat quatre nouvelles délégations du Québec aux États-Unis : celles de Boston, de Chicago, de Dallas et de Los Angeles. Du coup, les États-Unis devenaient le seul pays ou le Québec détenait plus d'une représentation. Rapidement, Bourassa insuffle une vocation éminemment économique à ces nouvelles délégations, l'attraction d'investissements devenant leur rôle principal25. Au fil des six années au pouvoir des Libéraux, le personnel employé dans les délégations

québécoises aux États-Unis passe de 26 à 47, au même moment où le personnel de la délégation parisienne recule de 77 à 6326. Le gouvernement multiplie les visites ministérielles, alors que le premier

ministre se rend pas moins de sept fois au Sud de la frontière27.

Le 15 novembre 1976, la population québécoise élit un gouvernement dont l'objectif avoué est de sortir le Québec de la fédération canadienne pour en faire un pays souverain reconnu internationalement. Il s'agit d'une circonstance sans précédent dans l'histoire du Québec, mais aussi d'une situation inusitée sur la scène internationale : un gouvernement sécessionniste à la tête d'une entité fédérée possédant déjà un réseau diplomatique, cela constitue une conjoncture tout à fait originale. Comme nous le soulignions au premier chapitre, c'est une loi de l'économie internationale, les investisseurs privés ont horreur de l'instabilité politique et le gouvernement péquiste en est bien conscient. De plus, René Lévesque et son entourage sont persuadés que pour convaincre une majorité de Québécois du bien-fondé de leur démarche indépendantiste, ils doivent d'abord démontrer leur sérieux en priorisant la saine gestion des affaires internes, la poursuite du développement économique en tête de liste. D'ailleurs, le concept même de « souveraineté-association » porte en lui une logique économique évidente : il s'agit de rechercher l'indépendance politique pour le Québec, tout en garantissant un partenariat économique permanent avec le Canada. Bien entendu, cette stratégie vise d'une part à vendre le projet aux Québécois, mais aussi aux milieux financiers étrangers. Dès lors, l'une des préoccupations du nouveau gouvernement doit être de rassurer les élites financières internationales, surtout étasuniennes, par rapport à son option fondamentale. Suite à une série d'échecs de relations publiques aux États-Unis en début de mandat, l'appareil diplomatique québécois se voit obligé d'élaborer sa première véritable politique à l'égard des États-Unis : l'« Opération Amérique ».

24 Noda, Entre l'indépendance et le fédéralisme, p. 35. 25 Ibid., p. 36.

26 Bernier, De Paris à Washington, p. 99.

2.2.2 L'« Opération Amérique » : le « virage américain » des relations internationales du Québec