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Néolibéralisme, champs et habitus

Chapitre 4 : Néolibéralisme et crise de la pratique

2. Néolibéralisme et économie chez Bourdieu

2.2. Néolibéralisme, champs et habitus

La critique qu’adresse Bourdieu au néolibéralisme est avant tout dirigée contre les économistes néoclassiques, comme Gary Becker, et contre l’anthropologie de l’homo œconomicus qui est la leur. Bourdieu retrouve dans cette figure théorique les éléments les plus saillants de ce qu’il avait déjà décrit sous les traits de la scholastic fallacy, paralogisme auquel conduit une pensée inconsciente de ses conditions de possibilité – le retrait dans les univers scolastiques coupés de l’urgence du monde – et qui consiste, par intellectualo-centrisme, à mettre « dans la tête des agents qu’[on] étudie […] les considérations et les constructions théoriques qu’[on] a dû élaborer pour rendre compte de leurs pratiques »244. À l’aide de ce modèle conceptuel, qui a trouvé sa concrétisation dans les différentes versions de la rational action theory, la théorie économique tend à interpréter toutes les pratiques des agents selon leur seule dimension économique, faisant abstraction de tout ce que doivent ces pratiques à des logiques non-économiques qui, toutes prises ensemble, imposent de traiter ces pratiques comme des « faits sociaux totaux », au sens de Mauss245. Autrement dit, l’économie repose sur une abstraction anthropologique qui la conduit à faire comme si les pratiques dans leur ensemble étaient réalisées en vue de l’accumulation matérielle et de la maximisation du profit économique. Parallèlement et d’une manière solidaire à cette anthropologie, l’économie repose aussi sur une sociologie implicite qui se refuse à voir, dans les différents champs qui composent la société, autre chose que des espaces où est rejoué le même jeu pensé selon le mêmes règles : le jeu du champ économique où il est explicitement admis que les agents sont sur un marché (économique) dans une concurrence parfaite et parfaitement réglée et possèdent une information parfaite ou limitée246. Regardons de plus près les deux facettes de la critique de Bourdieu de l’économie néoclassique : une pensée de l’habitus en termes exclusivement économiques et une pensée de l’ensemble des champs qui a pour modèle celle du champ économique.

Quand Bourdieu étudie de plus près les présupposés de l’économie, il retient plusieurs caractéristiques qui en font, selon lui, une science fondamentalement cartésienne247. Celle qui nous intéresse ici renvoie à son « déductivisme » mathématique. L’idée est que les

244

P. Bourdieu, Les structures sociales de l’économie, op. cit., p. 320.

245

Ibid., p. 11.

246

P. Bourdieu, Anthropologie économique, op. cit., p. 157.

247

Ibid., p. 142. Bourdieu note ainsi que, d’abord, la science économique repose sur un déductivisme

mathématique ; ensuite, elle est anhistorique et suppose un monde « sans histoire, instantané en quelque sorte » ; enfin, elle suppose des agents qui posent des choix rationnels selon des fins posées consciemment.

84 économistes orthodoxes construisent des modèles mathématiques rigoureux – dont l’homo œconomicus est le parfait exemple – supposés rendre compte des pratiques des agents pour, ensuite, envisager, par déduction, l’ensemble des pratiques selon ces modèles. Dans ces termes, l’argument est relativement peu novateur, mais il devient intéressant quand Bourdieu affirme que le geste théorique des économistes néoclassiques représente en fait une

ratification particulière du réel. Selon Bourdieu, dans un univers social où l’on commence à considérer les sujets comme des acheteurs sur un « marché pur » et dont les choix ont pour principe le calcul coût-bénéfice, le discours de l’économie légitime cette représentation particulière, c’est-à-dire qu’il lui rajoute « sa force propre, proprement symbolique »248

en la convertissant en une « mythologie savante »249. Autrement dit, le discours de l’économie se retrouve dans une position de renforcement mutuel avec la doxa politique néolibérale, chacun, sur son mode propre, tendant à favoriser les conditions de la réalisation de l’autre. Dès lors, les économistes néoclassiques arborent un discours fondamentalement normatif, « ils participent à la construction de cet univers nouveau »250 , de cette nouvelle doxa qu’est l’économie néolibérale et, partant, de l’homo œconomicus comme réalisation d’un habitus strictement économique.

Quel sont les effets de cette réalisation des catégories de l’économie néoclassique sur les différents champs ? C’est ce qu’on pourrait appeler, avec C. Laval, le problème de l’extension du « nomos économique à tous les champs » : « le nomos économique prétend désormais régir non pas le seul champ économique dans le but de le purger de tout élément hétérogène à l’économie pure, mais toute la société »251. Les champs sont des espaces sociaux et de espaces de jeu qui sont le produit d’un processus d’autonomisation ; dit simplement, un champ est entre autres reconnaissable à sa capacité à affirmer des enjeux spécifiques

irréductibles aux enjeux des autres champs et aux enjeux que pourrait leur imposer la demande politique ou économique252. Chaque champ est aussi un espace de luttes où les agents qui y sont engagés cherchent à accumuler le capital spécifique au champ en question ; à un haut degré d’autonomie du champ, les dominants sont ceux qui ont le plus accumulé ce capital spécifique de telle sorte qu’ils ont le pouvoir d’affirmer, face aux « hérétiques » qui voudraient introduire de nouveaux principes de légitimation au sein du champ, l’irréductibilité

248

P. Bourdieu, Contre-feux, op. cit., p. 108.

249

P. Bourdieu, Anthropologie économique, op. cit., p. 153.

250

Ibid., p. 92.

251

C. Laval, Foucault, Bourdieu et la question néolibérale, op. cit., p. 205.

252

85 du nomos dont ils se font les orthodoxes253. Dans cette mesure, la réalisation et l’imposition du nomos propre au champ économique au sein des autres champs apparait comme un processus d’hétéronomisation des champs au travers de l’action du pôle hétéronome de chacun d’eux.

C’est à ce processus d’involution des champs que Cyril Lemieux a cherché à donner toute sa concrétude au travers d’une lecture des deux cours et de l’article que Bourdieu a rassemblés dans Sur la télévision254. Le champ journalistique, avec l’apparition et l’introduction en masse dans les foyers de la télévision, s’est vu profondément modifié dans sa structure : face à la logique de l’audimat qu’impose la télévision et qui pousse à penser « en termes de succès commercial »255, c’est l’entièreté du champ journalistique qui a vu son pôle hétéronome capable de faire valoir, contre le capital spécifique de ce champ, quelque chose comme un capital médiatique qui n’a de sens que référé à une demande économique externe. L’hypothèse de lecture de C. Lemieux consiste à montrer que, par cette mutation médiatique, ce sont les agents situés au pôle hétéronome au sein du champ du pouvoir lui-même qui trouvent l’occasion de faire valoir symboliquement leur pouvoir d’hétéronomisation ; autrement dit, les mutations au sein du champ journalistique favorisent des mutations homologues au sein du champ du pouvoir et, partant, favorisent le processus d’hétéronomisation de l’ensemble des champs, même des champs de production culturelle, pour devenir ce que C. Lemieux nomme des « espaces de services »256. Le pôle dominant de chaque champ tend dès lors à reproduire symboliquement – c’est-à-dire légitimer –, dans leur propre champ, l’illusio propre au champ économique, la seule qui trouvait à se réaliser dans la satisfaction de la demande externe en vue de l’accumulation du capital économique. C. Laval s’accorde avec le diagnostic de C. Lemieux :

En d’autres termes, l’époque néolibérale se caractérise par le fait que le capital économique fonctionne à la fois comme pouvoir matériel et symbolique dans le champ économique et comme principe de domination suprême sur toutes les formes de capital, en particulier politique, médiatique et culturel, lesquelles ne trouvent alors de légitimité qu’à servir, justifier, voire encenser l’accumulation du capital économique257

.

253

Ibid., p. 115.

254

P. Bourdieu, Sur la télévision, suivide L’emprise du journalisme, Paris, Raisons d’agir, 1996.

255

Ibid., p. 28.

256

C. Lemieux, « Le crépuscule des champs. Limites d’un concept ou disparition d’une réalité historique ? »,

dans M. de Formel et A. Ogien, Bourdieu. Théoricien de la pratique, op. cit., p. 91-93.

257

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