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L’État comme champ du pouvoir et lutte doxique

Chapitre 4 : Néolibéralisme et crise de la pratique

2. Néolibéralisme et économie chez Bourdieu

2.1. L’État comme champ du pouvoir et lutte doxique

2.1. L’État comme champ du pouvoir et lutte doxique

Bourdieu a une vision du néolibéralisme, dans ses textes les plus théoriques, qui rejoint diverses recherches qui ont été menées depuis près de trente ans en sciences politiques, philosophie et économie232. Cette vision permet une compréhension plus subtile du rôle actif qu’a joué l’État dans l’instauration des conditions nécessaires à la diffusion de la norme néolibérale dans l’ensemble de la société française. Ce n’est pas le lieu d’étudier la genèse de sa conceptualisation du néolibéralisme dans le détail, mais notons simplement que Bourdieu a beaucoup insisté sur le fait que ses recherches, menées à la fin des années 1980, sur « L’économie de la maison »233 l’ont particulièrement rendu sensible aux changements économiques qui ont participé d’une « néolibéralisation » des différentes sphères sociales234. L’un des acquis fondamentaux de ces différentes recherches consiste à montrer que c’est l’État, bien plus que toute autre institution (publicité, etc.), qui a le plus directement participé

229

Sur tous ces points, cf. C. Laval, Foucault, Bourdieu et la question néolibérale, op. cit., p. 143-152.

230

J.-L. Fabiani, Pierre Bourdieu. Un structuralisme héroïque, op. cit., p. 276.

231

Interventions reprises pour beaucoup dans P. Bourdieu, Contre-feux, Paris, Raisons d’agir, 1998 et P.

Bourdieu, Contre-feux 2, Paris, Raisons d’agir, 2001. Toutefois, comme le souligne C. Laval, dans ses

différentes interventions, Bourdieu avait tendance à souscrire à une pensée « très banale pour la période » du néolibéralisme comme retour aux idées – faussement attribuées au libéralisme classique – d’un marché naturel et naturellement autorégulateur et d’un État qui se retire face à la scène économique pour se consacrer à ses

fonctions répressives. Cf. C. Laval, Foucault, Bourdieu et la question néolibérale, op. cit., p. 153-154.

232

On se reportera par exemple au commentaire des textes de Hayek par Dardot et Laval dans P. Dardot et C.

Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, coll. « Proche »,

2010, p. 242-269.

233

Actes de la recherche en sciences sociales 81-82, 1990, repris dans P. Bourdieu, Les structures sociales de l’économie, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points Essais », 2000.

234

Hervé Oulc’hen écrit ainsi que : « Le marché immobilier est un bon analyseur de la raison néolibérale, dont il

permet de ressaisir à la fois la genèse (l’habitus comme manière d’habiter) et la structure (la transformation des

modalités d’intervention de l’État au nom de la modernisation des entreprises) ». Cf. H. Oulc’hen, « La critique

du néolibéralisme chez Bourdieu. Genèse et structure d’un champ pratique », dans F. Brugère et G. le Blanc

81 à la création du marché de l’offre et du marché de la demande en ce qui concerne le cas de l’acquisition d’une maison235

.

Pour comprendre la théorie de l’État de Bourdieu, il faut partir de son concept sociologique : le « champ du pouvoir ». Le champ du pouvoir est un champ qui a pour particularité de réunir les dominants de chaque autre champ. Dans le champ du pouvoir, ce sont les différents capitaux caractéristiques des différents champs qui sont en jeu, dans leur valeur relativement, dans leur hiérarchisation, dans leur « taux de conversion » en d’autres capitaux, mais aussi dans leur définition légitime. Chaque champ est à la fois un champ de forces (chaque agent engagé dans le champ se caractérise par une certaine accumulation du capital spécifique qui est en même temps sa force spécifique) et un champ de luttes pour transformer le champ de forces lui-même236. Si ces luttes peuvent rester internes au champ considéré, les dominants de chaque champ peuvent aussi prendre le détour d’un méta-capital propre au champ du pouvoir, considéré comme « méta-champ »237 où ce sont « les différentes espèces de capital [qui] sont elles-mêmes des enjeux de lutte »238, méta-capital d’État qui permet « d’agir sur les différents champs »239. Premier élément de la théorie de l’État de Bourdieu : à travers les luttes pour l’accumulation du méta-capital au sein du champ du pouvoir, c’est une certaine doxa de la division objective du monde social en champs qui est en jeu.

Deuxième élément qui nous intéresse : l’État structure la subjectivité des catégories de perception et des schèmes pratiques qui composent les habitus. En effet, l’État est, dit Bourdieu complétant Weber, le « détenteur du monopole de la violence physique et symbolique légitimes »240, c’est-à-dire qu’il est capable de forger et d’imposer chez les agents sociaux, via ses institutions (dont la plus importante pour Bourdieu est l’institution scolaire), des catégories de perception et des dispositions à la pratique uniformisées sur un territoire déterminé241. La thèse de Bourdieu est à cet égard très importante : le champ du pouvoir

235

On se réfèrera à P. Bourdieu et R. Christin, « La construction du marché », dans Actes de la recherche en

sciences sociales 81-82 (1990), p. 65-85, repris dans P. Bourdieu, Les structures sociales de l’économie, op. cit., p. 145-194.

236

P. Bourdieu, Anthropologie économique, op. cit., p. 180.

237

P. Bourdieu, Sur l’État, op. cit., p. 339.

238

P. Bourdieu, « Champ du pouvoir et division du travail de domination », dans Actes de la recherche en

sciences sociales 190 (2011), p. 127.

239

P. Bourdieu, Sur l’État, op. cit., p. 517.

240

Ibid., p. 214.

241

L’exemple qui amuse et attriste Bourdieu est celui de l’orthographe, qu’il reprendra plusieurs fois : « un nénuphar avec “ph”, c’est plus beau qu’avec un “f” ; ça fait rire, mais c’est vrai : c’est vrai que c’est plus beau

82 qu’est l’État instaure, selon la configuration des rapports de force qui le caractérise, les conditions d’émergence et d’épanouissement d’un universel symbolique, c’est-à-dire qu’il est capable, par son action de violence symbolique, d’unifier et de normaliser les catégories de pensée avec lesquelles le monde social qu’il structure dans son objectivité est pensé. Au fondement de l’État se trouve donc une lutte entre l’ensemble des dominants propres à chaque champ qui occupent une place au sein du champ de pouvoir, lutte pour le pouvoir sur l’État qui est en même temps une lutte pour le pouvoir de l’instauration d’un universel déterminé, soit de quelque chose comme une doxa « orthodoxique ».

L’analyse de la genèse historique de l’État, comme principe constitutif de ces catégories universellement répandues dans son ressort, a pour vertu de permettre de comprendre à la fois l’adhésion doxique à l’État et le fait que cette doxa soit une orthodoxie, qu’elle représente un point de vue particulier, le point de vue des dominants, le point de vue de ceux qui dominent en dominant l’État, de ceux qui, peut-être sans se le donner pour fin, ont contribué à faire l’État pour pouvoir dominer242

.

C. Laval résume parfaitement le rôle incontournable – qui en faisait un enjeu crucial pour le développement d’une politique néolibérale – qui a été dévolu à l’État : « La lutte pour l’influence sur le pouvoir politique et, partant, la transformation de l’État et des détenteurs du monopole de l’universel qui en résulte apparaissent comme la clé explicative de l’avènement du néolibéralisme »243. L’État a joué un rôle central dans l’avènement du néolibéralisme, ou plus précisément et sans hypostasier la notion d’État, le champ du pouvoir a été, à partir de la fin des années 1960 et du début des années 1970, l’enjeu d’une lutte pour le pouvoir d’État – lutte au terme de laquelle l’État devait sortir profondément modifié – afin de faire reconnaitre un nouveau type d’universel doxique, c’est-à-dire une nouvelle manière de structurer l’objectivité de la hiérarchisation des champs et la subjectivité des catégories de perception et schèmes d’action. Nous allons maintenant essayer d’explorer les effets du néolibéralisme sur ces deux volets.

« formation étatique des esprits », on se réfèrera aussi à la version synthétique présente dans P. Bourdieu,

Raisons pratiques, op. cit., p. 123-131.

242

P. Bourdieu, Sur l’État, op. cit., p. 295.

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