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Nécessité d’une nouvelle édition

I. Principes de l’édition des Romana et des

Getica par Mommsen (1882)

Mommsen choisit donc pour son édition de s’appuyer en priorité sur la classe I, et en particulier sur les manuscritsHetP, pour la raison principale que cette classe de manus-crits est la moins corrigée et a subi le moins d’interpolation. Comme il a alors bien souvent qualifié d’hypercorrections les leçons les plus « correctes » du point de vue du latin clas-sique et jugé comme originales les leçons les plus « dégradées », les deux textes produits par son édition comprennent bon nombre d’expressions orthographiquement ou grammatica-lement « incorrectes » du point de vue du latin classique. Ceux-ci confirment alors l’hypo-thèse de Mommsen, selon laquelle Jordanès n’a pas une bonne maîtrise du latin classique, du fait de son absence d’éducation1.

Certains chercheurs comme Giunta et Grillone, ou encore Bradley, ont cherché à mon-trer que Mommsen disqualifiait parfois un peu trop rapidement une leçon parce qu’elle était correcte. Ainsi Bradley a étudié attentivement deux manuscrits de la deuxième classe,

OetB, et s’il lui accorde toujours moins de crédit que la Ie classe a montré que certaines des leçons considérées comme erronées par Mommsen pouvaient remonter à l’archétype commun à ces deux classes2.

Bradley montre également que Mommsen déroge à plusieurs reprises à la règle qu’il s’est lui-même fixée : « classis solitaria vincitur »3 en choisissant la leçon de la classe I contre celle des classes II et III réunies, accordant cette dernière à une erreur de copiste.

1. Bradley 1995(I), p. 347. 2. Ibid., p. 356.

À certains endroits, il favorise même la leçon de la Ière classe contre celle de L et des classes II et III, toujours en considérant cette leçon comme une hypercorrection. Bradley affirme alors : « It is arguable that in a number of these cases Mommsen has admitted into his text readings which are the result of copyist’s error and that the rejected testimony of the other classes preserves the authentic reading »1.

Mommsen se comporte de la même manière à l’intérieur de la classe I. Il annonce que lorsqueHPVdivergent, il choisira la leçon portée par deux manuscrits contre un2. Or l’édi-teur favorise régulièrement les leçons du manuscritHdans des cas oùPVs’accordent contre lui. Même si ce choix s’effectue parfois pour conserver la leçon la plus correcte grammati-calement, quand il déroge à sa règle, c’est la plupart du temps pour conserver une leçon de

H, alors la moins « correcte » grammaticalement, ce qui contribue à donner à son édition une coloration non classique.

En voici quelques exemples :

Rom.219 : Mo.:in prouinciam redacta]H: prouincia; VP:prouincia;L :prouintia. Dans cet exemple, Mommsen s’oppose au consensus de tous les manuscrits contreH

en choisissant sa terminaison à l’accusatif en-amplutôt que la leur à l’ablatif en-a. Dans la mesure oùredactaimplique un mouvement, c’est bien l’accusatif qui est là le plus attendu. Il est donc là fortement probable que l’accusatifprouinciamsoit le fruit d’une correction de copiste.

Rom.125 :Mo.:affricam] L’apparat critique de Mommsen ne mentionne pas de va-riante à cette endroit, mais notre collation des manuscrits montre quePVLont afri-cam. Puisque la leçonaffricamne se trouve nulle part dans les manuscrits dont nous disposons, nous pouvons en déduire que c’est celle deH. Nous avons donc ici un cas où Mommsen a choisi une leçon « non classique » en allant à l’encontre du consensus des manuscrits dont nous disposons. Cette leçon, répétée à divers endroits contribue bien à donner l’impression d’un manque d’instruction de Jordanès.

Rom.124 :Mo. bobillis] Pas de mention dans l’apparat critique de Mommsen, mais consensus de tous les manuscrits sur la leçon bobilis. On peut donc en déduire que c’estHqui porte la leçonbobillischoisie par Mommsen.

Rom.203 :Mo.:iuncxisset]reliqui:iunxisset;(H): iuncxisset.

Rom.204 :Mo.:coniuncxerint]reliqui:coniunxerint;(H):coniuncxerint.

Ces choix de Mommsen, d’autant moins remis en question qu’ils n’apparaissent sou-vent même pas dans son apparat critique, contribuent à l’image qu’une grande partie des

1. Bradley 1995(I), p. 360 : « On peut avancer que dans un certain nombre de cas, Mommsen a admis dans son texte des leçons qui sont le résultat d’erreurs de copistes et que le témoignage des autres classes, qui a été rejeté, préserve la leçon authentique ».

chercheurs et chercheuses actuelles se font encore de Jordanès : un écrivain autodidacte qui manque de culture.

Nous nous trouvons alors devant une forme de raisonnement circulaire : parce que Mommsen considère Jordanès comme« peu lettré », se fondant alors sur une seule décla-ration de l’auteur, d’ailleurs discutable1, il a considéré bon nombre de leçons classiques comme des hypercorrections et leur a préféré des leçons « erronées » et, parce que le texte ainsi produit comprenait de nombreuses fautes, il en a déduit que cela confirmait le manque de maîtrise de la langue latine de Jordanès.

Pour notre édition, nous souhaiterions éviter de tomber dans une telle prophétie auto-réalisatrice et serons plutôt d’accord avec Bradley2 qui estime que Jordanès s’est nourri de suffisamment d’œuvres pour qu’on ne puisse pas supposer qu’il fasse des erreurs aussi grossières que certaines présentes dans la classe I et que Mommsen lui attribue.

Mais il faut éviter de tomber dans l’écueil inverse et s’attendre, comme Giunta et Grillone, à trouver la grammaire rigoureuse du latin classique dans les écrits de Jordanès, puisqu’il subit également le poids des usages du VIe siècle.

II. Giunta et Grillone (1992) : une édition des

Getica trop classique

Après avoir remis en question l’édition réalisée par Mommsen, qui livre une version trop altérée des œuvres de Jordanès, nous allons étudier celle que Giunta et Grillone ont publiée en 1991. Même si les chercheurs italiens ont négligé lesRomanapour se concentrer sur lesGetica, dans la mesure où ces deux œuvres partagent la même tradition manuscrite, étudier leur méthodologie est utile à notre édition.

Giunta et Grillone sont les premiers à proposer une nouvelle édition desGetica de Jor-danès depuis celle de Mommsen. Les motivations de cette nouvelle édition sont présentées dans leur préface3: la découverte d’un nouveau manuscrit, lePanorm. Arch. Stato, cod. Basile

(qu’ils appellentN), qui concurrence Hdu point de vue de l’ancienneté4et les recherches de Luiselli qui les ont poussés à reconsidérer leur jugement sur Jordanès, plus érudit que barbare autodidacte.

Leur édition se fait ainsi en réaction à celle de Mommsen, comme l’indique cette phrase d’intention dans leur introduction : « Quod autem adcommunem graphiampertinet, attente

1. Voir p. 15.

2. Bradley 1995(II), p. 491-492.

3. Giunta & Grillone 1991, p. VII-VIII. 4. HetNétant tous deux datés du VIIIe-IXes.

vigilavimus ne errata a Mo. accepta in textum nostrum deferrentur »1.

Dans cette idée, Giunta et Grillone décident ainsi de choisir des leçons qui ne font pas consensus dans les manuscrits :

— pour les noms de personnes et de lieux, ils se proposent de les écrire toujours de la même manière2;

— pour l’orthographe des mots, ils vont prendre la forme correcte.

On peut alors reprocher à Giunta et Grillone, lorsqu’ils choisissent activement les le-çons les plus « correctes » grammaticalement et graphiquement, de transformer à leur tour le texte, ce qui pose d’autant plus problème qu’ils semblent alors guidés plus par leur propre jugement sur Jordanès que par leur étude des manuscrits. C’est un des reproches que leur fait Goffart dans sa critique de leur édition : « The Palermo codex affects this edition less than do the views about Jordanes developed some forty years ago by Giunta himself and Bruno Luiselli »3. C’est quelque chose que l’on peut constater dans la façon même dont Giunta et Grillone présentent leurs choix éditoriaux. En effet, après avoir développé la théo-rie selon laquelle Jordanès, pour avoir pu rédiger son abrégé de l’Histoire des Goths après n’avoir eu le texte de Cassiodore que trois jours devant les yeux, devait avoir une bonne connaissance de la langue latine et avoir déjà fréquenté le Vivarium, ils écrivent : « Quo concesso, difficile non est statuere permulta illa errata, et syntactica et graphica, quae tra-duntur ex prima familia tantum, non ad auctorem nostrum, esse tribuenda, sed potius ad amanuenses Germanicos »4. On peut voir ici que leur choix d’écarter les leçons « non clas-siques » de la famille ne se fonde pas sur la comparaison avec le manuscrit N, mais sur l’hypothèse, contestable, d’un Jordanès lettré et qui a fait partie du cercle de Cassiodore.

Le résultat de leur édition est donc un texte exagérément corrigé qui ne reflète pas ce que nous livre la tradition manuscrite. Goffart conclut ainsi : « The editors’ program seems better suited to create a decorous, well-mannered text than to reflect the MS tradition »5.

1. Giunta & Grillone 1991, p. XX : « D’autre part, pour ce qui est de lagraphie commune/ordinaire, nous avons veillé avec attention à ne pas reporter dans notre texte les erreurs acceptées par Mommsen ».

2. Giunta & Grillone 1991, p. XIX.

3. Goffart 1995, p. 227 : « Le codex de Palerme affecte moins cette édition que ne le font les vues sur Jordanès développées il y a une quarantaine d’années, par Giunta lui-même et Bruno Luiselli ».

4. Giunta & Grillone 1991, p. XVIII-XIX : « Une fois cela admis, il n’est pas difficile de statuer que les très nombreuses erreurs, syntactiques et de graphie, qui ne sont transmises que par la première famille, ne doivent pas être attribuées à notre auteur, mais plutôt aux copistes germaniques/allemands ».

5. Goffart 1995, p. 228 : « Le programme des éditeurs semble plus se prêter à créer un texte convenable, policé qu’à refléter la tradition manuscrite ».

III. Deux éditions fondées sur des hypothèses

opposées et auto-réalisatrices

La langue de Jordanès a fait l’objet de plusieurs études, principalement sur lesGetica : sur son usage des participiales, et notamment de l’accusatif absolu1, sur les variations dans le genre des substantifs2, sur ses liens avec le latin tardif en général3, sur les subordonnées4, etc. Mais l’étude la plus complète sur le sujet a été réalisée par Galdi dans son indispensable ouvrageSyntaktische Untersuchungen zu Jordanes. Beiträge zu den ”Romana”, qui intègre et enrichi les différents articles qu’il a déjà publiés sur le sujet5.

Pour détecter les pratiques grammaticales et syntaxiques non classiques les plus cou-rantes chez Jordanès, Galdi s’est appuyé principalement sur les paragraphes copiés sur Flo-rus dont la similitude avec la source fait apparaître plus clairement les variantes. Mais ces pratiques se retrouvent dans l’intégralité du texte. La conclusion de l’étude en présente un certain nombre6:

— emploi de la terminaison-em pour les adjectifs de la deuxième classe accordés avec un accusatif neutre. Ex : « iuuenilem regnum » [Rom.320] ;

— absence d’accord en genre et nombre entre certains relatifs et leurs antécédents. Ex : « in lectulo eandem qui rem suggesserat » [Rom.350] ;

— interversion de l’accusatif et de l’ablatif. Ex : « de Scythiam […] ciuile bellum ex-truxit » [Rom.357] ; « utriquepristino matrimoniorepudiantes » [Rom.298] ; « arrepta ibidemtyrannidem» [Rom.293] ; « ArdaburemSerdicain exilio misit » [Rom.360] ; — emploi d’accusatifs absolus. Ex : « hic admirabiliter peneomnem Persidam uastatam

nobilissimas eorum urbes occupauit » [Rom.294] ;

— emploi demox seul comme subordonnant. «moxad campos uenisset Barbaricos, ilico exercitus fauore […] excepit » [Rom.372] ;

— abondance d’adverbes adversatifs et causatifs comme simple liaison (le sens des ad-verbes commeautem,ueroousiquidem s’est atténué au VIe s.) ;

— abondance de participes présents. Ex : « Haec et his similiaperpetransnec non et in templo Hierosolymitano Iouis statuam per Gaium Petroniumstatuens et in Alexan-dria Iudeos per Flaccum Auilium praefectumopprimenspostremo a protectoribus suis

1. Helttula 1883 2. Iordache 1998. 3. Ferro 1998.

4. Iordache 1992 et 1993 : évolution du sens des conjonctions, concordance des temps, usage des modes. 5. Galdi 2008, 2010, 2012

in palatio Romae occisus est » [Rom.279]1.

Or ces particularités ne sont pas propres à Jordanès, mais sont courantes à son époque. Les deux œuvres de Jordanès ne semblent pas, selon Galdi, s’éloigner plus du latin classique que d’autres textes des Ve-VIe siècles. Elles sont en revanche loin d’être dépourvues des tournures du latin tardif et ne justifient en aucun cas les hypercorrections classiques que font Giunta et Grillone2.

Nous nous sommes particulièrement appuyée sur le travail d’analyse de Galdi pour faire cette édition desRomana. Celui-ci nous a ainsi confortée dans le choix de certaines leçons « atypiques ».

1. Ibid.n. 81 p. 54. 2. Ibid.p. 36-37 et 490.