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Une femme déjà image

Aujourd’hui, lorsqu’on parle de « femme fatale », on fait référence à un personnage, à un mythe. Et alors même que l’on emploie l’expression pour qualifier une personne réelle, c’est toujours en référence à une image, le plus souvent cinématographique, à un « cliché ». Pour beaucoup, le mythe de la femme fatale appartient à un âge révolu 33. Cet âge – l’âge d’or de la femme fatale – c’est la fin du XIXe siècle, époque à laquelle se développe dans les grandes villes une véritable industrie du spectacle : café-concert, cabaret, opérette, théâtre, music-hall…

mobilisent un personnel féminin considérable. C’est dans cette escouade féminine que se recrutent les premiers personnages de femmes fatales. Historiquement donc, la femme fatale contemporaine naît sur scène. Elle est déjà une image avant d’investir l’imaginaire masculin, les romans et les films noirs.

Cependant, si au début du siècle dernier, au travers de la femme fatale, les artistes expriment encore, bien que sur le mode fantasmatique, un phénomène qui puise ses sources dans la réalité,

UNE FEMME DÉJÀ IMAGE 31

PIC.3 Brian de Palma, Femme Fatale, États-Unis, 2002. 1

34. C’est, très précisément, ce qui est écrit dans le scénario original. Cf. Brian de Palma, Femme Fatale, scénario bilingue, Paris, Cahiers du cinéma, 2002, p. 13.

35. Pour trois raisons essentiellement : parce que l’objet du désir est démultiplié comme dans un miroir, parce qu’aucune figure masculine ne vient lui voler, en les réalisant, ses propres scénarios fantasmatiques, enfin, pour l’intensité renforcée de sa présence masculine fantasmée (projetée), qui ne peut faire que rupture, contraste, « souillure », au cœur de ce féminin redoublé.

36. « La connotation abyssale du féminin comme envers du représentable, du visible, du phallique, que la psychanalyse éclaire, reste un lieu de fascination ». Julia Kristeva, Sens et non-sens de la révolte, op. cit., p. 259.

aujourd’hui, dans notre société actuelle où la femme – plus ou moins – est l’égal de l’homme, ce n’est plus un phénomène social qui pousse les artistes vers la figure de la femme fatale, mais un phénomène purement esthétique. Les artistes qui, aujourd’hui, (ré)utilisent cette figure, ne le font pas en référence à la femme réelle, la femme de la société, mais en référence à des person-nages – surtout littéraires et cinématographiques – autrement dit, en référence à des images.

Femme Fatale de Brian De Palma

Ainsi en va-t-il du dernier film de Brian De Palma – un film qu’on ne peut passer sous silence puisqu’il s’intitule précisément Femme Fatale. Brian De Palma aime les films de genre, sa filmographie le prouve : citons pêle-mêle Carrie, Scarface, L’Impasse, Mission impossible…

Avec Femme Fatale, il s’attaque à l’archétype du film noir, son personnage le plus dangereux et le plus séduisant. Tout le film – son concept – est contenu dans le générique

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: dès le premier plan, en effet, on nous montre le visage de Laure, future femme fatale, se reflétant au travers d’un écran de télévision sur lequel passe le film déjà cité de Billy Wilder, Assurance sur la mort. Les cartons de Femme Fatale apparaissent de manière à faire coïncider parfaitement les deux films : le carton d’Antonio Banderas apparaît sur le personnage masculin d’Assurance sur la mort ; celui de Rebecca Romijn-Stamos sur le visage de Barbara Stanwyck ; et le carton-titre « Femme Fatale » à l’instant précis où la femme fatale d’Assurance sur la mort tire sur le personnage masculin. Le spectateur entre donc dans le film en regardant Laure qui regarde un film « avec une intensité sensuelle 34 ». Cette mise en abyme montre expressément que Laure va s’identifier au personnage interprété par Barbara Stanwyck dans Assurance sur la mort et se rêver en femme machiavélique qui va doubler les hommes pour s’enfuir avec la seule chose qui semble l’intéresser, l’argent.

Le film de Brian De Palma nous présente immédiatement un monde qui se réfère à l’image au lieu du réel. Il nous offre un certain nombre de clichés, dont celui de la femme au cinéma.

D’ailleurs, tout le film peut être considéré comme une vaste mise en scène du regard masculin sur l’image de la femme au cinéma. En se rêvant femme fatale, Laure se met en scène et se conduit de la manière dont les hommes l’imaginent, la fantasment. Elle va incarner son person-nage sous de multiples facettes telles que, entre autres, la femme fragile et vulnérable cherchant protection, la jeune femme douce, la séductrice, la garce manipulatrice et jusqu’à l’érotique lesbienne, grand fantasme masculin 35. Ces différentes tonalités font d’elle un personnage fuyant dont on a du mal à cerner les contours. Elle se présente surtout comme un objet de fascination 36,

FEMME FATALE DE BRIAN DE PALMA 33

PIC.4 Quentin Tarantino, Kill Bill volume 1, États-Unis, 2003.

38. Roland Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1957, pp. 187, 192 et 220.

39. Quentin Tarantino, Kill Bill volume 1, États-Unis, 2003. Kill Bill volume 2, États-Unis, 2004.

40. Quentin Tarantino a créé le personnage de Gogo Yubari spécialement pour l’actrice Chiaki Kuriyama après l’avoir vue jouer l’une des étudiantes qui s’entretuent dans Battle Royale (Kinji Fukasuku, 2000). Bel exemple d’un personnage inspiré d’un autre personnage.

41. Par exemple, la scène finale du volume 1 – le combat qui a lieu à « la Villa des Feuilles Bleues » – est une citation parfaite (décors, séquences, points de vue, etc.) mais décuplée, maniériste, du combat final mis en scène par Seijun Suzuki dans La Vie d’un tatoué (Japon, 1965). Cf. infra, « L’écriture sans fin », pp. 488-490.

42. Il y a cette idée étrange mais fort juste selon laquelle on reconnaît un mythe avant de le connaître.

une image sur laquelle les fantasmes masculins vont pouvoir se projeter naturellement. En pro-cédant ainsi, Brian de Palma ne constitue pas exactement un mythe de la femme fatale, bien plus il déconstruit celui-ci afin d’en faire ressortir la structure et les substances, il procède à son analyse sous cette forme poétique et non pas théorique, au travers d’une fiction dont chaque mouvement met en valeur une figure particulière du mythe.

Si Femme Fatale est le type même du film qu’on peut qualifier de « mythique », c’est aussi et avant tout parce que ses images font référence à d’autres images. En effet, comme le dit Roland Barthes dans Mythologie, « le mythe est un système qui s’édifie à partir d’une chaîne sémiologique qui existe avant lui : c’est un système sémiologique second » ; « le mythe ne peut travailler que sur des objets qui ont déjà reçu la médiation d’un premier langage » ; ou encore, « le caractère fondamental du concept mythique, c’est d’être approprié 38 », « approprié » étant à prendre ici dans le sens de « soustrait », « dérobé ». Avec Femme Fatale, Brian De Palma puise dans d’autres images, d’autres films, les thèmes et les formes avec lesquels il construit son propre récit, ses propres images. Aucune référence au réel ou à la société : uniquement au cinéma.

Kill Bill de Quentin Tarantino

Un autre film est construit sur le même mode, c’est Kill Bill 39. Dans ce diptyque, Quentin Tarantino met en scène toute une pléiade de femmes fatales

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: il y a d’abord l’eurasienne au nom explicite, Sofie Fatale, interprétée par l’actrice française Julie Dreyfus ; la black au regard ténébreux, Vernita Green (Vivica A. Fox) ; l’effrayante schoolgirl nippone, Gogo Yubari (Chiaki Kuriyama 40) ; la sino-américaine au regard troublant, O-Ren Ishii (Lucy Liu) ; et enfin, la blonde pulpeuse, Elle Driver, (Daryl Hannah) ; sans oublier la Mariée (Uma Thurman) qui, tout au long des deux volumes, se fait un devoir d’éliminer avec style chacune de ses rivales.

Comme on le sait, Kill Bill est une vaste mise en scène des références cinématographiques nourrissant l’imaginaire de son auteur, à savoir le cinéma de sabre, le western spaghetti et le cinéma noir notamment. Tarantino cite à chaque instant, que ce soit un décor, une scène 41, un personnage, un mouvement de caméra, un costume ou une réplique. Au spectateur cinéphile de replacer ces éléments dans leur contexte d’origine. Au non-cinéphile de pressentir 42, dans ce jeu de citations et d’associations, l’apparition d’un autre monde : le « Monde du cinéma » :

Mes films se déroulent dans deux mondes distincts. Le premier, c’est « l’Univers Quentin » de Pulp Fiction et Jackie Brown – un univers intensifié, mais plus ou

KILL BILL DE QUENTIN TARANTINO 35

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Photographie d’agence de Françoise Yip Photographe : Rob Daly

43. Quentin Tarantino cité par Hélène Frappat, in « La Mariée était en jaune », Cahiers du cinéma, n° 584, novembre 2003, p. 32.

44. Quentin Tarantino, in Kill Bill, CinéFilm(s), hors série n° 7, décembre/janvier 2004, p. 10.

45. Cf. Alain Silver & James Ursini, « La Femme dans le film noir », in Film noir, Paris, Taschen, 2004.

46. Quentin Tarantino, in op. cit., p. 10.

47. Notons que cette fameuse sentence avait déjà été prononcée, quelques années auparavant, par David Wark Griffith, l’un des premiers « grands cinéastes ».

48. Ce concept a donné naissance au personnage de « femme-flingue » : tueuse sadique (elle aime son boulot) telle que Famke Janssen dans Goldeneye (Martin Campbell, 1995) ou Brenda Bakke dans Gunmen (Deran Sarafian, 1994).

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moins réaliste. Le second, c’est le « Monde du cinéma ». Lorsque des personnages de l’Univers Quentin deviennent des spectateurs du Monde du cinéma, ils nous ouvrent une fenêtre sur ce monde. Kill Bill est le premier de mes films à se dérouler dans le monde du cinéma. C’est moi en train d’imaginer ce qui se passerait si ce monde existait réellement, si je pouvais y emmener une équipe de cinéma et y faire un film de Quentin Tarantino sur ces personnages 43.

Ainsi, Kill Bill tout comme Femme Fatale, mais plus ostensiblement, réussit une immersion dans ce « Monde du cinéma », ou plutôt d’un cinéma en particulier, un cinéma peuplé de tueurs, de complots, de vengeances, de mystères… et de femmes fatales.

Avec l’exemple de Kill Bill, on s’aperçoit que la puissance du personnage de la femme fatale, ne provient pas uniquement de ses attraits érotiques, de son charme, de sa sensualité, mais aussi de l’agressivité et de la violence dont elle fait usage pour parvenir à ses fins :

Bill est fondamentalement un mac à tueuses. Au lieu de procurer des femmes pour le sexe, il procure des femmes pour le meurtre 44.

Il est vrai que dans les films noirs, les femmes peuvent être aussi violentes que les hommes 45, mais contrairement aux hommes, la femme fatale atteste d’un usage féminin de la violence qui demeure ambigu : « c’était important pour moi que, dans toute cette folie féminine, il y ait une qualité féminine aussi 46 ». Si cette ambiguïté disparaît avec des personnages qui agissent en état de légitime défense, il n’en est pas de même lorsque la violence devient, au même titre que le sexe, un moyen, lorsque la violence dont la femme fatale fait usage est intentionnelle et calculée et qu’en prime, elle y puise du plaisir – un plaisir parfois très proche de la jouissance sexuelle.

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