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La diégèse

Commençons par ce faux-ami le plus ressemblant qu’est le théâtre. Ce qu’il y a de spécifi-quement théâtral et qui distingue dans un premier temps le théâtre du cinéma, c’est l’« unicité » entre le plan-fiction et le plan-réalité, son caractère d’indivisibilité qui se manifeste notamment entre un personnage et l’acteur qui lui donne corps, autrement dit la présence « en chair et en os » de l’acteur sur la scène 2. Au théâtre, l’acteur est le personnage aussi bien – et dans le même temps – que le personnage est l’acteur. Au cinéma, l’acteur a été le personnage, mais dorénavant, à l’instant de la projection du film, le personnage n’est plus l’acteur. Le délai inhérent à toute œuvre filmique, entre le moment où l’image est enregistrée (tournage) et le moment où celle-ci est diffusée (projection), scinde définitivement le personnage et son acteur, ce dernier pouvant être aperçu, assis dans un fauteuil, devant son personnage, debout à l’écran, à l’occasion d’une avant-première par exemple. La même circonstance dans un contexte théâtral semble difficilement envisageable.

Cette « unicité » immanente au dispositif théâtral, entre le personnage et son acteur, entre le plan-fiction et le plan-réalité, poserait fondamentalement problème pour ma pratique où, précisément, je multiplie les situations permettant de jouer sur les dédoublements et autres conflits et permutations entre une actrice, son rôle et son personnage, ainsi que tout le contexte imaginaire qui l’enveloppe. L’image, l’illusion, la métamorphose, le double, le fantôme, le fantasme… voici ce qui fait l’essence du cinéma, contrairement au théâtre qui, il faut l’avouer, n’a absolument rien à voir avec l’image puisqu’il utilise des objets réels et des corps « en chair et en os ». Le cinéma c’est la mise en images ; le théâtre c’est la mise en scène.

Au théâtre, le personnage – l’acteur – n’est pas vraiment dans le même espace que le décor (souvent symbolique, rarement réaliste) il est dans le même espace que le spectateur 3. À l’inverse,

4. Étienne Souriau, « Les grands caractères de l’univers filmique », in L’Univers filmique, Paris, Flammarion, 1953, p. 7.

5. Contrairement à certains auteurs pour qui « diégèse » ne serait qu’un équivalent inutile de « drame », Jean Mitry propose une séparation simple et radicale entre les deux termes : contrairement à celui du drame, l’espace de la diégèse est autre que celui de la réalité.

6. Jean Mitry opère cependant une distinction : « le roman est un récit qui s’organise en monde, le film est un monde qui s’organise en récit ». Jean Mitry cité par Christian Metz, in Essais sur la signification au cinéma, tome 2, Paris, Klincksieck, 1971, p. 71.

7. André Gardies & Jean Bessalel, 200 mots-clés de la théorie du cinéma, Paris, Cerf, 2003, p. 121.

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au cinéma, le personnage – séparé de l’acteur – n’est pas dans le même espace que le spectateur, il est dans le même espace que le décor. Aussi ce dernier n’est-il plus seulement un décor, il est le monde du personnage. Ce monde, c’est ce qu’on appelle, en théorie du cinéma, à la suite d’Étienne Souriau, la diégèse : « tout ce qui appartient, "dans l’intelligibilité" à l’histoire racontée, au monde supposé ou proposé par la fiction du film 4 ». La notion de diégèse telle qu’elle a été définie par Souriau convient exclusivement pour désigner un univers complet dont tous les éléments – personnages, accessoires, décors, actions, etc. – se situent sur un même plan de réalité, photographique s’agissant de cinéma. Il n’y a donc pas de diégèse dans une pièce de théâtre 5, celle-ci étant constituée d’actions réelles, avec des acteurs en chair et en os, dans un décor symbolique et (dé)limité, au milieu d’une salle remplie de spectateurs. Le film et le roman, eux, sont des pseudo-mondes 6 homogènes et sans aucune limite imaginaire.

Certes l’image au cinéma est (dé)limitée par le cadre de l’écran, mais elle demeure, à l’intérieur de ce cadre, entièrement autonome, libre de tous les mouvements. Le cadre devient « champ » et le hors-cadre théâtral (hors-scène extérieur au drame) devient « hors-champ » au cinéma, c’est-à-dire la poursuite imaginaire du monde proposé par le film – poursuite invisible mais dont la présence se manifeste, entre autres exemples, par jeux de regard, ombres, reflets, continuité sonore, etc.

Si je m’attarde quelque peu sur cette notion de diégèse, c’est qu’elle met en relief ce qui, dans le spectacle théâtral, s’éloigne fondamentalement du modèle fantasmatique tel que je me l’approprie. Si le théâtre est étranger au fantasme et à la fantasmagorie, c’est tout simplement pour faire partie de la vie, et trop manifestement. En effet, les signifiés théâtraux sont certes fictionnels, mais ses signifiants (scène, décors, acteurs, actions, etc.) sont entièrement réels – trop réels pour permettre l’« entrée » du spectateur dans la fiction proposée. Le spectacle cinématographique, au contraire, est tout ce qu’il y a de plus irréel. Il se déroule dans un autre monde, celui des images. Albert Michotte appelle cela la « ségrégation des espaces » : celui de la diégèse et celui de la salle de cinéma (spectateur inclus). C’est paradoxalement l’irréalité totale du matériau filmique – l’image – qui permet cet étrange et fameux processus qu’on appelle

« impression de réalité ». En isolant hermétiquement fiction et réalité, comme dans le fantasme – et dans le rêve plus efficacement encore – où le sujet s’isole en lui-même, le cinéma se protège des interférences du réelqui viendraient constamment démentir ses prétentions à se constituer en monde. Le spectateur qui entre dans une salle se trouve « en vacances à l’égard du quotidien 7 », il se met à l'écart du monde des réalités externes et se laisse envelopper par les images. Il suffit d’observer un minimum le dispositif cinématographique : salle plongée dans le noir et totalement

8. Jean Cocteau, Du Cinématographe, op. cit., p. 46.

9. Rainer Werner Fassbinder cité par Jacques Aumont, in Les Théories des cinéastes, Paris, Nathan, 2002, p. 90.

10. Cités par Edgar Morin, in Le Cinéma ou l’homme imaginaire, Paris, Minuit, 1956, pp. 15-16.

11. Mikel Dufrenne cité par Jean Mitry, in Esthétique et psychologie du cinéma, Paris, Cerf, 2001, p. 128.

12. Jean-Pierre Meunier & Daniel Peraya, Introduction aux théories de la communication, Bruxelles, De Boeck Université, 1993, p. 129.

13. Comment ne pas s’en douter, la première s’étalant horizontalement quand le second se déploie verticalement ?

14. François Jost, Le Temps d’un regard, Québec / Paris, Nuit Blanche / Méridiens Klincksieck, 1998, p. 12.

QUEST-CE QUUN SPECTATEUR ? 69

insonorisée, fauteuils relaxants, rite d’immersion (musique, bandes-annonces, générique, etc.).

Certains des plus grands cinéastes ne s’y trompent pas : « le cinématographe est une arme puis-sante afin d’obliger les hommes à dormir debout 8 » ; « lorsque la lumière s’éteint au cinéma, on entre dans un rêve 9 ». Sans cesse, le maître mot : « le cinéma est rêve » (Michel Dard) ;

« c’est un rêve artificiel » (Théo Varlet) ; « n’est-ce pas aussi un rêve que le cinéma ? » (Paul Valéry) ; « il semble que les images mouvantes aient été spécialement inventées pour nous permettre de visualiser nos rêves » (Jean Tédesco) ; « je vais au cinéma comme je m’endors » (Maurice Henry) 10. Lorsque je regarde un film – au cinéma – je me sais dans la salle mais je me sens dans le monde offert à mon regard : « loin que l’œuvre soit en nous, nous sommes en elle 11 ». Il y a dans ce dispositif quelque chose qui le rapproche fondamentalement du rêve en ce qu’il produit un sujet – le spectateur – submergé par les images. Selon Meunier et Peraya,

« le caractère absolu du point de vue du spectateur sur l’irréel lui fait perdre les notions mêmes de situation et de point de vue. Le spectateur ne se sent vraiment ni près ni loin des êtres irréels qu’il perçoit, il ne se sent nulle part… et il en oublie même la sensation d’avoir un point de vue 12 ».

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Le dispositif spectatoriel

Ce qui rapproche le cinéma du théâtre, c’est qu’ils sont tous deux, au premier abord, des arts dramatiques. Le terme « dramatique » est à prendre ici dans son sens le plus strict et le plus simple : le cinéma comme le théâtre sont action avant d’être récit, l’histoire y est présentée en actes.

D’ailleurs, celui qui porte l’action, l’acteur, est pour beaucoup dans la relation entre théâtre et cinéma, passant régulièrement de la scène à l’écran au gré de ses contrats. Mais c’est précisément dans ce passage de la scène à l’écran que la rupture advient 13, eu égard au spectateur qui se trouve confronté, dans chacun des cas, à deux dispositifs totalement différents.

Qu’est-ce qu’un « spectateur » ? Le mot vient du latin spectare qui signifie « regarder », c’est à dire diriger ses yeux et donc son attention sur quelque chose que l’on fixe, que l’on examine, que l’on explore. Cela peut convenir aussi bien au spectateur d’une pièce de théâtre qu’à celui d’un film de cinéma. Cependant, s’agit-il du même spectaculum, du même spectacle, du même objet du regard ?

Pour François Jost, « ce qui fait que le cinéma est un spectacle, ce n’est pas l’intrigue, comme le voulait la première sémiologie, ni l’histoire, comme l’ont répété maint cinéastes hollywoodiens, mais le regard. Le cinéma aurait-il eu un avenir s’il n’avait été que le prolongement de la vue ? 14 ».

Le regard apparaît naturellement comme l’objet même de l’art cinématographique. Contrairement

POINT(S) DE VUE 71

à l’espace de la scène théâtrale, l’espace cinématographique s’avère « troué » de part en part, car ce qu’un film nous présente, ce n’est pas simplement, comme au théâtre, l’espace d’une scène – chambre d’hôtel, rue, forêt, plage, etc. – mais un regard (la caméra) sur cet espace.

Pour beaucoup de cinéastes, faire un film, c’est d’abord assigner une place à la caméra. La mise en scène cinématographique s’effectue avant tout en fonction de ce point de vue unique – mais extrêmement mobile – qu’est l’objectif de la caméra. Au théâtre la mise en scène s’effectue surtout en fonction de l’espace scénique. Dans un film, chaque élément, chaque décor, chaque acteur peut – et doit – être placé sur la « scène » au millimètre près par rapport à l’axe de vision du spectateur à venir, temporairement « interprété » durant le tournage par la caméra. Au théâtre, cette précision est impossible. Par exemple, impossible au théâtre de réaliser ce qu’affectionne particulièrement Le Cinquième fantasme et qui s’appelle un placement « en commande », c’est-à-dire lorsqu’un acteur est placé de telle manière qu’il nous cache un objet situé derrière lui.

Au cinéma, l’objet demeurera invisible pour l’ensemble des spectateurs ; au théâtre, seulement pour ceux placés dans l’axe acteur-objet. L’artifice n’est possible que pour un spectacle à point de vue unique, tel que le cinéma où la multiplicité des regards spectatoriels passe, comme dans un prisme, au travers du point de vue unique de la caméra.

Pour résumer, le spectacle cinématographique comprend déjà dans son image – et parce qu’il est une image (deux dimensions) – un regard, celui de l’auteur proposé au spectateur. Que ce dernier soit assis au centre du dernier rang ou sur le côté du premier rang, il verra exactement la même chose, certes légèrement déformée par la perspective : chaque élément disposé à la même place, l’un par rapport à l’autre dans le cadre de l’image. Au théâtre, chaque spectateur assiste, plastiquement, à un spectacle différent.

Participation affective

Ainsi peut-on dire qu’au théâtre le regard n’est pas investi : il ne s’agit pas pour le spectateur de regarder, il s’agit simplement de voir, tout voir, l’ensemble de la scène, autrement dit tout se passe sur scène. La scène, la disposition et le jeu des acteurs sur la scène, au milieu des décors, des accessoires et des lumières, sont les seuls outils de la mise en scène théâtrale, tandis qu’au cinéma, nous l’avons souligné, l’outil principal, c’est la caméra.

La présence de ce regard « en creux » dans l’image cinématographique, n’a pas pour unique objectif de « fixer » le regard du spectateur à son fauteuil, de lui imposer un regard unique, le seul possible, celui de la caméra, celui de l’auteur : ce regard, cette caméra se font aussi l’« acteur »

15. Cf. Edgar Morin, Le Cinéma ou l’homme imaginaire, op. cit., (tableau) p.106.

PARTICIPATION AFFECTIVE 73

d’une multiplicité d’opérations artistiques spécifiquement cinématographiques.

Edgar Morin a repéré, dans le passage de l’outil scientifique (le cinématographe des frères Lumière) à l’outil artistique (le cinéma), une considérable évolution dans ce qu’il appelle les

« techniques d’excitation de la participation affective 15 » – participation que l'on peut entendre comme l’activation chez le spectateur du processus de projection-identification imaginaire.

Selon Edgar Morin, le cinématographe – mais le théâtre aussi bien – ne fait que nous présenter une portion d’espace, le cadre ou la scène, à l’intérieur de laquelle intervient un « mouvement réel », c’est-à-dire ce qui advient du monde – ou du drame théâtral – dans cette portion d’espace.

A cette excitation affective primitive, commune au cinématographe et au théâtre, le cinéma y adjoint de nouvelles. Il y a d’abord mobilité de la caméra, cette mobilité étant le symptôme le plus évident de la présence d’un regard dans l’image, et non plus simplement d’un « voir ».

Il y a multiplicité des angles de prise de vue : plongée / contre-plongée. Il y a distance variable entre le spectateur et la scène représentée, d’où dimension variable de l’iconique inscrit dans le cadre et la composition : François Jost fait état notamment de la « fascination macroscopique » – le gros plan –, le « plan » théâtral, lui, ne peut varier qu’entre plan moyen et plan d’ensemble, selon la place qu’occupe le spectateur dans la salle. Il y a ensuite tout ce qui a trait au montage, et qui est absent de la technique théâtrale : la représentation de la scène est subdivisée en une série de plans de détails (principe du découpage) qui se succèdent selon un jeu rythmique, un tempo.

On peut même dans certains cas avoir recours à des artifices tels que ceux de l’accélération ou du ralentissement du temps, voire de l’arrêt sur image.

C’est par la mobilisation de ces paramètres formels que le cinéma transforme son matériau de base, l’image sonore du monde visible, en élément sémantique de son propre langage. La scène au cinéma – le plan – n’est plus simplement représentation d’un langage extérieur – langage du corps, dialogue des acteurs, écritures diverses, etc. –, elle est le lieu même où prend corps un « langage imaginaire », un langage spécifiquement cinématographique. Ainsi glissons-nous doucement du théâtre comme (faux) modèle à celui, tout aussi équivoque, de la littérature.

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