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À travers le temps, la notion d’âge d’or a été dévaluée par l’usage et s’est affadie pour se réduire à signifier une époque particulièrement florissante : on parle maintenant de l’ « âge d’or » d’une littérature ou d’une peinture ou encore on utilise l’expression « siècle d’or » pour désigner une période de l’histoire des Pays-Bas du XVIe et XVIIe siècles (en néerlandais de Gouden Eeuw) marquée notamment par un essor économique fulgurant et dans laquelle l’expression « âge d’or » recouvrait avant tout une floraison inédite de culture et d’art. Dans le langage courant, ces mots ont ainsi cessé d’évoquer un imaginaire et pour tenter de comprendre ce qu’ils représentaient dans la mentalité profane de l’Antiquité, il importe donc de leur rendre leur ancienne vigueur et d’évaluer la portée qu’ils avaient à l’origine.

La notion d’âge d’or, telle qu’elle était conçue par les Anciens, entrait en contradiction avec la réalité historique dans laquelle les Romains des temps de la République et de l’Empire notamment vivaient et elle évoquait un rêve que les poètes latins avaient construit à partir d’un ancien mythe qui contait les merveilles d’un monde où régnait une parfaite harmonie : la trame de ce mythe fut variée dans la littérature ancienne depuis le VIIe siècle av. J.-C., moment où, dans la civilisation grecque, il fit sa première apparition chez Hésiode dans Les Travaux et les Jours339.

339 Hes., Op. 106-201. Pour une analyse du mythe des races et des âges qui y sont associés chez Hésiode, cf. J.-P. Vernant, 1985, p. 19-106. Dans le récit du poète, chaque race possède des caractéristiques qui lui sont propres : sa temporalité, son âge, son genre de vie, ses activités, ses qualités et ses défauts exprimant sa nature particulière, constituent tous des traits qui définissent son statut et la différencient des autres races. De plus, il ne faut pas se méprendre quant à la désignation de « première race » pour qualifier la race d’or : si elle est dite « la première » et qu’elle se situe au commencement du récit hésiodique, ce n’est pas parce qu’elle est apparue avant les autres, ce qui procurerait au mythe un temps linéaire et irréversible, mais bien parce qu’elle incarne des vertus – symbolisées par l’or – qui occupent le sommet d’une échelle de valeurs intemporelles (ibid., p. 22-23). Refusant un développement temporel linéaire, Hésiode élabora la conception d’une déchéance progressive et continue selon la notion d’un temps cyclique : partant de ce principe, les âges se succèdent pour former un cycle complet qui, une fois achevé, recommence et ainsi de suite (ibid., p. 23). C’est pourquoi on voit Hésiode exprimer le regret de ne pas être mort plus tôt ou né plus tard (Op. 175). À propos de la race d’or dans le récit hésiodique, cf. J.-P. Vernant, 1985, p. 27 : les hommes de cet âge ignorent toute forme d’activité extérieure qui ne se rapporte pas au domaine de la souveraineté ; ils ne connaissent ni la guerre ni le labeur, la terre produisant par elle-même des biens sans nombre et tout ce dont ils ont besoin ; les hommes d’or vivent tranquilles et « comme des dieux », ;ς θεο (Op. 118-119). Plus récemment, cf. A. Ballabriga, 1998, p. 307-339, qui, dans son étude sur le mythe des races dans la Grèce archaïque, s’oppose sur certains points à l’analyse structurale de J.-P. Vernant (1985) et notamment sur le thème de l’Âge d’or (ibid., p. 318-322). Le thème d’un retour vers un âge d’or était susceptible de multiples variantes et fournit ainsi la trame de nombreuses utopies. A. Neyton, 1984, p. 11-24, fit un excursus des différentes variantes grecques et latines de l’Âge d’or. Plus spécifiquement, J. Fabre-Serris, 1998, p. 27-38, étudia les versions romaines du mythe datant du Ier siècle av. J.-C. et

Hommes et dieux y cohabitaient dans une seule et même société, s’asseyant à la même table, réalisant parfois des mariages heureux et féconds entre mortels et immortels. La nature y était généreuse et prodiguait aux hommes toutes les meilleures choses sans qu’ils n’eussent besoin de travailler pour en récolter le fruit : le lait et le vin coulant en ruisseaux, le miel dégouttant des arbres, le blé poussant spontanément en abondance dans les champs. Par ailleurs, ils n’avaient à craindre des agressions : pas de fauves, de serpents ou encore de plantes vénéneuses et, surtout, pas de guerre. Le mythe se présente ainsi surtout sous forme de triptyque : la paix, toujours idyllique, règne à la fois dans le monde des hommes et dans le monde animal ainsi que dans ses rapports avec l’humanité ; l’abondance permet aux mortels de subvenir à leurs besoins sans fournir d’efforts, grâce à la perfection de la nature ; s’il arrive que l’immortalité ne soit pas promise, du moins une longue vie exempte de maladies est garantie.

Les poètes latins voulurent avant tout exploiter ce mythe pour exprimer un idéal, construire un modèle imaginaire qui pût entretenir l’espoir qu’il pouvait exister un monde différent de celui dans lequel ils vivaient et, partant, meilleur : ils lui procurèrent une nouvelle symbolique et, de ce fait, sa fonction originelle fut évacuée pour se réduire à offrir un espace où déployer une rêverie consolante340. Ainsi que le dit A. Neyton, « songer à l’âge d’or, c’était substituer à la triste constatation de la réalité une vision d’un enthousiasme exaltant. C’était concrétiser un lancinant besoin d’évasion quand on était perdu dans les tourments […] de l’âge de fer341 ». Les poètes latins renièrent, par conséquent, le sens hésiodique du mythe, faisant de celui-ci leur pâture littéraire, car ce qui les intéressait par-dessus tout, c’était l’exploitation poétique qu’ils pouvaient en faire, chacun à leur façon 342. Le mythe représentait d’abord une réponse aux angoisses du présent et il était utilisé comme tel ; il fut ensuite une représentation individuelle, une expression propre, d’imaginaires différents selon les circonstances. Il était ainsi pour Catulle le rêve d’un monde où il aurait été permis d’aimer, où l’on aurait pu le faire sans redouter les trahisons et les infamies de la société dans laquelle il évoluait343 ; il était un cri de désespoir pour Horace dans un contexte de guerres

J.-P. Brisson, 1992, p. 25-72, celles des poètes Catulle, Horace et Ovide, qui en représentèrent un imaginaire de l’évasion. J. Fabre-Serris, 1999, p. 187-200, exposa également les traditions latines de l’aurea aetas à l’époque néronienne, dans lesquelles on chercha à faire de celle-ci l’emblème d’un renouveau politique et idéologique. 340 J.-P. Brisson, 1992, p. 8.

341 A. Neyton, 1984, p. 8.

342 Chez les auteurs latins, l’Âge d’or n’offre plus l’image d’une structure sociale, mais le souvenir nostalgique d’un passé prestigieux dont on pleure la disparition : cf. J.-P. Brisson, 1987, p. 124-128.

343 Cf. Catul., CIX ; V, 1-6 : le poète est conscient que l’amour dont il rêve est incompatible avec les exigences de la tradition morale romaine et, par conséquent, avec la réalité. Ces « murmures des vieillards grincheux » dont parle le poète signifient beaucoup. Catulle fait donc de la mythologie une échappatoire grâce à laquelle il peut s’extirper, par sa poésie, d’un présent peu acceptable : son idéal ne pouvait s’exprimer que par un modèle légendaire, qu’il trouva dans le couple de Thétis et de Pélée (cf. id., LXIV, où il exprime cet Âge d’or, ce temps reculé où les dieux visitaient les demeures des hommes et assistaient à leurs réunions [ibid., 285-287]).

civiles344 ; chez Virgile, il était l’occasion de chanter l’espoir de la paix retrouvée345. Dans les œuvres latines, l’Âge d’or revêt par conséquent les mêmes apparences mais possède une signification différente propre à chaque poète et ce dernier le fait évoluer au gré des circonstances dans la mesure où cette exploitation imaginaire reste assujettie aux évènements contemporains.

Virgile chanta, dans sa quatrième Églogue, l’Âge d’or, qu’il désigna par son nom346 et qu’il présenta sous les traits les plus familiers du mythe : la nature fournit elle-même à l’homme le pain, le vin, le lait et le miel ; il n’y a aucune agression à redouter ; le travail n’existe pas, qu’il soit agricole, commercial ou encore industriel, puisque le laboureur n’a plus que faire de ses outils et qu’il n’est plus besoin de teindre la laine347. Même la familiarité entre les hommes et les dieux est évoquée dans le dernier vers du poème : la commensalité est rétablie entre mortels et immortels ; les frontières n’ont plus lieu d’être entre les deux communautés qu’avait séparées la fin de l’Âge d’or348. Le tableau présenté est par conséquent fidèle et complet au canevas du mythe et on y reconnaît le modèle hésiodique tel qu’il a été rencontré chez Catulle et chez Horace mais avec une différence notable par rapport à ceux-ci : l’Âge d’or virgilien ne se situe pas plus dans un passé lointain, tel que considéré par Catulle, que dans un espace séparé et réservé à quelques-uns, tel qu’Horace le présente dans son Épode ; il est une promesse d’un futur proche, radieux et accessible à tous, promesse du retour de la paix et de l’abondance spontanée349. Cependant, à la manière de Virgile, Horace aussi, dans ses Odes et son Chant séculaire, chanta le retour de l’Âge d’or, non pas toutefois comme un évènement à venir mais comme un fait déjà accompli qu’il attribue à l’avènement providentiel d’Auguste350. Cet espoir du retour de l’Âge d’or s’inscrit ainsi dans la mentalité traditionnelle païenne351.

344 Cf. Hor., Epod. XVI, 1-24. C’est par la fuite, soit l’évasion qui est décrite dans ces vers, qu’Horace et ses compagnons pourront atteindre les rives de l’Âge d’or : ibid., 41-53 ; 63-66.

345 Cf. Verg., Bucol. IV. 346 Ibid., 8-9.

347 Ibid., 18-47. 348 Ibid., 63.

349 J.-P. Brisson, 1992, p. 78.

350 Hor., Od. IV, 15, 4-16 ; Carm. saec. 52-60 : le règne d’Auguste et la domination romaine de l’Orient ont pour résultat immédiat, d’après ces poèmes d’Horace, de voir le retour sur terre des divinités de l’Âge d’or et de quelques figures allégoriques symbolisant les vertus morales restaurées alors que l’Abondance prodigue à nouveau les bienfaits de la fécondité. Cette vision d’Horace qui présente Auguste comme celui qui réalise l’idéal énoncé dans la quatrième Bucolique entre en contradiction avec les dénégations de son Épode XVI. Cf. A. Loupiac, 1999, p. 183-187. 351 Par exemple, selon la pensée pythagoricienne, l’Âge d’or survenait à la fin de chaque Grande Année, qui constituait

une très longue période dont le cycle se terminait par le retour des astres à leur position initiale. Les néopythagoriciens pensaient que l’Âge d’or se trouvait au terme de cet intervalle de temps puisque, selon le mouvement des astres qui finissaient ainsi par retourner à leur place respective telle qu’elle était au début du cycle, les âmes auraient alors, de manière similaire, retrouvé leur pureté originelle, et ce, du fait que la nature revenait également à sa forme d’origine à l’aurore de chaque Grande Année : cf. Cic., Rep. VI, 22, 24, et Pl., Ti. 39d, où il est exposé, dans ce traité pythagorisant, la théorie de la Grande Année. Le mythe de l’Âge d’or est donc lié ici au temps cyclique : la révolution des astres et leur retour à leur conjonction première entraînent une succession des « âges ». Sur les théories de la Grande Année et de l’éternel retour dans la philosophie pythagoricienne, cf. A. Petit, 1987, p. 331-335. Le thème de la Grande Année a également été étudié par J. Bels, 1989, p. 169-183, qui définit sa signification ainsi que sa fonction chez Héraclite et les Stoïciens et fit l’analyse des liens conceptuels unissant les notions de Grande Année, de

Symmaque également célébra le retour de l’Âge d’or dans son panégyrique en l’honneur de Gratien, dont l’avènement était synonyme de siècle nouveau. Cet âge ne représentait donc pas un passé révolu, une époque à jamais perdue, mais un futur dont la réalisation prochaine avait été promise : le temps du bonheur n’est plus l’objet d’un amer regret ; il est celui d’une attente radieuse et confiante. Par là même, l’Âge d’or évoqué par Symmaque est un temps proposé et accessible à tous sans conditions :

Salue noui saeculi spes parta et in gremio rei publicae nutricis adolesce, laetitia praesentium, securitas posterorum. […] Si mihi nunc altius euagari poetico liceret eloquio, totum de nouo saeculo Maronis excursum uati similis in tuum nomen excriberem. Dicerem caelo redisse Iustitiam et ultro uberes fetus iam grauidam spondere naturam. Nunc mihi in patentibus campis sponte seges matura flauesceret, in sentibus uua turgeret, de quernis frondibus rorantia mella sudarent. Quis haec sub te negaret esse credenda, cuius indoles multa iam praestitit et adhuc spes plura promittit. Et uere, si fas est praesagio futura conicere, iamdudum aureum saeculum currunt fusa Parcarum. [Symm., Or. III, 2; 9]

Salut à toi, espoir enfanté d’un siècle nouveau, qui a grandi dans le giron de ta nourrice l’État romain, allégresse de tes contemporains, sécurité de ceux à venir. […] Si maintenant il m’était permis de m’élever plus haut par l’éloquence poétique, semblable au poète, inspiré des dieux, je transcrirais en entier sous ton nom le développement de Virgile sur le siècle nouveau. Je chanterais la Justice descendue du ciel et la nature qui, déjà fécondée, assure d’elle-même une production abondante. Dès maintenant, dans l’étendue des plaines, la moisson venue à maturité spontanément deviendrait jaune ; le raisin gonflerait dans les buissons et le miel suinterait, goutte à goutte, des feuilles des chênes. Qui affirmerait que sous ton règne ces choses ne sont pas croyables, duquel de nombreux talents se distinguèrent déjà et duquel l’espoir promet encore davantage. À dire vrai, s’il est permis de conjecturer l’avenir d’après ce présage, depuis longtemps les fuseaux des Parques s’activent à tisser un siècle d’or.

On peut constater que l’orateur paraphrase la Bucolique IV de Virgile : les vers 6 (redit et Virgo), 18-19 (nullo… cultu… tellus…), 28-30 (flauescet campus… sentibus uua… quercus sudabunt roscida mella) et 46-47 (« talia saecla » suis dixerunt « currite », fusis… Parcae) du poème trouvent écho dans ce passage du panégyrique. L’imaginaire virgilien, exploité par le procréation et d’κπρωσις. J. Richer, 1992, p. 83-89, exposa, d’une part, les aspects traditionnels et astronomiques de la théorie de la Grande Année et des cycles en y rappelant et en y précisant les données fondamentales, sans toutefois prétendre traiter de façon exhaustive cette question, d’autre part, certaines thèses quant à son calcul. Plus récemment, J.-B. Gourinat, 2002, p. 213-227, analysa la théorie de l’éternel retour et du temps périodique selon la philosophie stoïcienne.

panégyriste, trouve son accomplissement dans l’avènement de Gratien, promesse d’un siècle nouveau.

Afin de faire l’éloge de Gratien, Symmaque rapproche ainsi l’empereur du développement de la quatrième Églogue de Virgile sur l’enfant qui viendra à naître, dont la naissance fera recommencer une nouvelle série de siècles puis triompher un nouvel Âge d’or352. Tout comme Virgile qui, dans une première prophétie, chante l’avenir prestigieux du jeune héros (v. 4-17), le panégyriste embrasse de la même façon le règne, rempli de promesses, du jeune empereur : celui-ci, comme l’enfant du poème, deviendra un homme et, dès lors, l’Âge d’or régnera pleinement353. Les auteurs célèbrent tous deux l’avènement d’un saeculum, d’une ère nouvelle. Ce procédé de la comparaison occupera une place primordiale dans l’élaboration de l’éloge de Gratien.