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Le De obitu Theodosii est remarquable par le nombre conséquent de citations et de références bibliques qu’il renferme ainsi que par l’aisance et la liberté avec lesquelles Ambroise les introduit et les commente.« L’extrême densité des citations, allusions et réminiscences scripturaires dans le tissu de la prose d’Ambroise a frappé tous ses lecteurs : Ambroise passe pour le Père de l’Occident latin qui a le plus continûment cité l’Écriture, au point que certaines de ses pages apparaissent comme une marqueterie de références scripturaires610. » Cette remarque de G. Nauroy à propos de l’ensemble de l’œuvre de l’évêque milanais vaut tout particulièrement pour son discours funèbre en l’honneur de Théodose. Au tournant du Ve siècle, Ambroise représente pour son époque un témoin important de la place et de la fonction de l’Écriture au sein du discours pastoral d’un évêque. Sa production littéraire, qui se caractérise par une vaste diversité de genres pratiqués – homélie, commentaire exégétique, oraison funèbre, discours polémique, dogmatique ou apologétique, exposé de morale et d’ascétisme, correspondance –, constitue dans son ensemble une prédication et on peut dire de celle-ci qu’elle est une « inlassable rumination de l’Écriture611 ». Cela signifie, pour être davantage explicite, que l’auteur relie entre eux les textes bibliques, qu’il les éclaire les uns par les autres, les mêle les uns aux autres pour les transformer en un matériau nouveau adaptable à toute circonstance nouvelle. Nous avons pu constater cet état de fait d’après l’utilisation que fit Ambroise du Cantique, en particulier dans le De obitu Valentiniani612.

609 Cf. C. Lanéry, 2008, p. 55. 610 G. Nauroy, 1985, p. 371. 611 Ibid.

Tout au long du discours en l’honneur de Théodose, Ambroise évoque des figures bibliques – patriarches, rois, prophètes – qu’il rapproche, pour leur vie et leur œuvre, de l’empereur défunt et parfois de ses fils613. Il s’agit là d’un procédé oratoire appelé σγκρισις, utilisé en rhétorique, notamment dans les éloges ou panégyriques, selon lequel les auteurs païens puisent, pour établir leurs comparaisons, dans l’histoire ancienne ou dans la mythologie ; les auteurs chrétiens le plus souvent dans la Bible614.

Un des principaux motifs de l’utilisation de la littérature antérieure réside dans la capacité qu’elle possède de fournir des modèles littéraires à imiter. En ce sens, Pseudo-Longin considère l’imitation, l’adulation des auteurs du passé, tant en prose qu’en vers, comme un moyen d’atteindre la sublimité du style et il illustre son propos pas un rapprochement avec la Pythie qui devient possédée par la divinité : comme elle, les écrivains sont inspirés d’un souffle étranger mais, dans ce cas-ci, il s’échappe du génie de leurs prédécesseurs615. Cependant, la littérature est aussi pourvoyeuse d’exemples servant à établir des comparaisons, lesquelles occupent une place importante dans le procédé d’amplification du sujet du discours épidictique. Ménandre suggère ainsi une citation d’Euripide tout en conseillant de ne pas citer le passage en entier, car il est généralement connu de tous, mais plutôt de l’adapter616. Le fait que l’usage rhétorique des citations et des allusions ne représentât pas, pour les païens, seulement qu’un moyen d’ornementation stylistique, mais également un moyen de suggestion et de renforcement, rendait possible le développement d’une méthode littéraire similaire du côté des auteurs chrétiens, qui pratiquaient dès lors une intertextualité semblable à ce qui se faisait dans la tradition païenne617. Les auteurs chrétiens voient dans les récits de la Bible une autorité morale supérieure par rapport à ceux de la littérature païenne : les références bibliques s’expliquent moins par leur capacité d’ornementation que par leur capacité à fournir des arguments d’autorité et du poids au contenu du discours.

613 Cf. B. Gerbenne, 1999, p. 163-176.

614 Cf. F. M. Young, 1993, p. 194-208, qui examina comment les auteurs chrétiens ont utilisé la Bible dans les discours d’éloge et comment ils adaptèrent ceux-ci à des fins chrétiennes.

615 Ps.-Longin., Subli. XIII, 2-3. Cf. Men. Rhet., II, 389, 3-390, 13, où il est recommandé par le rhéteur d’utiliser, dans un éloge de personne, des récits anciens ou des histoires qui serviront en tant qu’exemples pour illustrer les propos du discours. Ces récits devaient attirer l’attention de l’auditoire et le captiver, le disposant ainsi à assimiler, d’une manière agréable et attrayante, les propos élogieux faits au laudandus, et à apprendre. Cf. Cic., Brut. XXXV, 132, dans lequel Cicéron fait l’éloge de la pureté du langage de Quintus Catulus dans ses discours mais surtout de la qualité de son écriture, notamment dans l’histoire de son consulat et de ses actes, écrite, selon l’orateur, avec une grâce digne de Xénophon.

616 Men. Rhet., II, 413, 25-31.

617 F. M. Young, 1993, p. 198 ; C. Lanéry, 2008, p. 50 : les exempla chez Ambroise sont issus de la tradition de l’exemple historique, tel qu’il est défini par les théoriciens de la rhétorique. Ils consistent en des récits plutôt brefs qui s’incèrent dans des discours et ils y revêtent une valeur persuasive. Par cette fonction, ce procédé rhétorique fait donc intervenir dans l’éloge un personnage exemplaire dont l’attitude édifiante sert d’argument : le destinataire du discours bénéficie de l’autorité que confèrent l’historicité réelle ou supposée des faits rapportés et le prestige dont jouit le personnage donné en exemple. L’exemplum sert donc à démontrer et à exhorter, qu’il soit utilisé pour incarner ou pour élaborer une idée générale.

L’Écriture est, pour Ambroise, « le lieu spirituel du chrétien, elle constitue son monde intellectuel618 ».

Pour comprendre ce recours à la littérature antérieure, il faut également considérer le fait que l’association d’idées, parce qu’elle possède une valeur démonstrative, remplace souvent la démonstration et sert bien des fois de fil conducteur à des récits dont les particularités sont éclairées par une lecture furtive des évènements : l’épisode raconté évoque, souvent à partir d’un détail, un autre épisode et la mémoire voyage ainsi d’anecdote en anecdote619. Les hommes du IVe siècle, qu’ils fussent païens ou chrétiens, étaient obnubilés et subjugués par le prestige de leur propre passé et c’était par une sorte de réflexe d’épigones qu’ils mesuraient leurs actes à ceux de leurs devanciers, considérés comme exemplaires, et qu’ils faisaient refléter sur eux-mêmes un peu de la gloire des grands noms de l’histoire620.

La trame du De obitu Theodosii comporte un grand nombre d’exempla bibliques qui y sont largement développés et qui contribuent à éclairer certains thèmes essentiels du discours. Ainsi, Ambroise rapproche le jeune Honorius, présent aux funérailles de son père, de Joseph qui rend les derniers honneurs à son père et, par le fait même, Théodose de Jacob (§2). De plus, au §8, il est fait mention de l’âge de l’empereur lors de la bataille qui l’opposa à Eugène, ce qui est l’occasion pour le prédicateur de faire un rapprochement avec Abraham et Sarah, qui eurent un fils dans leur vieillesse, et de mentionner dans la foulée Isaac et de nouveau Jacob. La première comparaison, celle qui se trouve au §2 du discours, rapproche l’empereur défunt des patriarches de l’Ancien Testament. Ainsi, il a imité Jacob (§4), d’une part, par sa lutte contre « les tyrans infidèles », soit Maxime et Eugène, reproduisant alors le geste de celui-ci envers son frère Esaü, d’autre part, par sa lutte contre le paganisme621. Il est question ensuite de la clémence de l’empereur, mais le parallélisme n’est plus poursuivi explicitement : il se pourrait qu’Ambroise songeât à ce moment à Jacob qui pardonna à son frère qui avait cherché à le tuer622. La seconde comparaison, celle établie au §8, souligne la parenté d’âme entre Abraham d’abord, puis Isaac et Jacob, et Théodose : ce qu’ils

618 G. Madec, 1974, p. 245. 619 F. Heim, 1989, p. 277.

620 C. Lanéry, 2008, p. 51-52 : il importe, afin que l’exemple revête son autorité de précédent et puisse jouer le rôle auquel il est destiné dans le discours, que le passé représente un répertoire de modèles valables pour les hommes du temps présent. Ce passé incarnait ainsi une galerie de personnages exemplaires et l’histoire elle-même était perçue comme étant complète et achevée. Cependant, s’il était révolu, il ne devait pas être oublié puisque, paré du prestige que procure l’éloignement temporel, il avait pour but de susciter l’émotion qui fait justement l’efficacité de l’exemple auprès du public. Il était donc impératif que le passé restât suffisamment vivant dans les mémoires. Ce rôle de la mémoire exerçait une influence sur l’écriture de l’exemplum. Considérant que le contenu de l’exemple était un bien commun, déposé dans la mémoire collective, il n’était pas nécessaire pour l’orateur de préciser ses sources : celui-ci agissait de telle sorte qu’il ne semblait que les rappeler à son public, qui connaissait déjà les faits rapportés. Ainsi, Ambroise, dans le §27 du De obitu Theodosii, ne nomme pas explicitement l’exemple auquel il fait référence. 621 Y.-M. Duval, 1977, p. 281.

622 B. Gerbenne, 1999, p. 164, avança cette idée : cet épisode serait implicitement mentionné, à propos de la vision de Jacob, au §9 de l’oraison funèbre.

ont en commun c’est la foi623. Abraham a eu confiance en la parole de Dieu lorsqu’Il lui promit une descendance (§8-9) ; la naissance d’Isaac est citée explicitement dans l’oraison (§8), mais celui-ci est également décrit comme une figure du Christ qui se soumit à sa Passion : il était fidèle et «par sa foi en Dieu, il ne redouta pas l’épée de son père qui était sur le point de frapper624». De plus, en rapprochant Théodose d’Abraham, qui est justifié par la foi et non par les œuvres (§9), Ambroise insiste sur la vertu de foi de l’empereur et n’accorde pas de crédit aux actes précis de son gouvernement : c’est elle qui importe avant tout et qui a le plus de valeur. En effet, l’éloge des trois patriarches est la même : tous furent fidèles. Ceux-ci ont donné aux chrétiens l’héritage de la foi ; Théodose, pour sa part, a transmis à ses fils sa vertu de pietas (§2) ; Constantin a légué aux souverains la foi (§40) : se présente ici un des thèmes essentiels du De obitu Theodosii, celui de l’hereditas fidei, la foi incarnant la vertu par excellence des empereurs chrétiens625.

À la suite des patriarches, Ambroise établit un parallèle entre des rois de l’Ancien Testament – Josias, Asa, Abias, Amos – et, d’une part, les jeunes princes, en particulier Honorius, et, d’autre part, Théodose. C’est par des comparaisons et des oppositions que l’évêque illustre à nouveau quelles furent les vertus de l’empereur ou quelles devaient être celles de ses fils : les rois bibliques sont donnés dans l’oraison en exemples ou, au contraire, en contre-exemples. Le prédicateur choisit Josias et Asa (§15) en raison notamment de l’âge précoce auquel ils accédèrent au trône, ce qui permettait le rapprochement avec Honorius. Ce passage du discours qui fait intervenir ces deux rois est l’occasion pour Ambroise de les opposer et de définir peu à peu les critères qui permettent de distinguer les souverains entre eux626. Ainsi, l’évêque rappelle les actes du règne de Josias qui « plus que les autres rois d’Israël, célébra la Pâque du Seigneur et abolit les pratiques religieuses aberrantes627 ». Ce thème de la lutte contre les idoles, qu’on retrouvait au §4 de l’oraison, est à nouveau présent ici (§15) et plus loin, au §38, Théodose sera encore comparé à Josias pour les deux mêmes motifs, soit la célébration de Pâques et la destruction des idoles. Ambroise incite donc le jeune Honorius à suivre l’exemple du roi biblique, à le prendre pour modèle et donc à poursuivre la politique religieuse de son père628. Asa, quant à lui, est celui qui fut infidèle aux dons reçus de Dieu (§15). Il incarne dès lors l’antagoniste de Théodose, avec lequel il est mis en parallèle. Pour les auteurs chrétiens, l’orthodoxie des empereurs est un critère de gouvernement d’une grande importance et ils citent maintes fois les mauvais rois de l’Ancien

623 B. Gerbenne, 1999, p. 164.

624 Ambr., De ob. Theod. 9 : per fidem nec gladium ferituri parentis expauit.

625 B. Gerbenne, 1999, p. 165. Cf. J. W. Drijvers, 1992, p. 110 : avec le récit de la découverte de la croix, Ambroise met l’accent sur le fait que Constantin a laissé la foi chrétienne en héritage à ses successeurs, qui doivent dès lors adopter la même attitude qu’il eut à l’égard du christianisme.

626 On reconnaît les bons et les mauvais rois par leur fidélité ou leur infidélité à Dieu ainsi que par leur zèle à son service ou, au contraire, leur manque de dévotion. Cf. B. Gerbenne, 1999, p. 165-166.

627 Ambr., De ob. Theod. 15 : prae ceteris regibus Israhel domini pascha celebrauit et cerimoniarum aboleuit errores. 628 B. Gerbenne, 1999, p. 166.

Testament pour leur impiété. Chez Ambroise, les rois infidèles ne sont souvent mentionnés qu’au passage629.

Au §15, pour faire l’éloge de l’empereur, l’orateur met l’accent sur l’infériorité et les défauts du comparant, soit Asa. De cette façon, il n’affirme pas la prééminence de son objet, mais, plutôt, il déprécie celui auquel il le compare. Bien que les théoriciens éprouvent des réserves quant à ce procédé de comparaison, les orateurs n’hésitent pas à l’employer, convaincus qu’en soulignant l’infériorité du comparant, qu’elle soit réelle ou présumée, ils manifestent de façon plus éloquente la supériorité du laudandus630. Le comparant peut même jusqu’à devenir un repoussoir s’il est déprécié suffisamment : c’est ce qu’on appelle la comparaison d’opposition, technique rhétorique qui consiste à blâmer la situation contraire à celle dans laquelle se trouve le laudandus631.

L’éloge de Théodose est donc tissé sur un canevas de rapprochements et de parallélismes avec les personnages de la Bible, ce qui donne à Ambroise l’opportunité d’évoquer les vertus et les actions de l’empereur tout en dégageant, par la même occasion, les caractéristiques qui déterminent l’idéal du souverain chrétien : celui-ci a hérité de la foi d’Abraham et des patriarches, mais son règne s’incère dans le prolongement de celui des rois de l’histoire biblique. Ce n’est plus de la tradition profane des grands hommes que sont tirés les exemples qui illustrent de leur gloire l’ensemble des vertus de l’empereur mais du passé biblique. La source inspiratrice d’où puiser les références exemplaires et morales avait en effet commencé à changer depuis la christianisation de l’Empire : la Bible prit progressivement le pas sur l’histoire romaine et, pour les auteurs chrétiens, les grandes figures de l’Écriture devaient remplacer les héros de la tradition, même dans le domaine de la politique632. Les récits bibliques ont donc fourni à Ambroise un cadre littéraire dans lequel il pouvait extraire les éléments d’une théorie du pouvoir ; ils lui ont inspiré des comparaisons entre des situations contemporaines et des épisodes de l’Histoire sainte et lui ont proposé des archétypes qui se sont imposés à son imagination. La Bible ne représente pas seulement un recueil de préceptes à adopter, elle se veut aussi une galerie de portraits proposés à l’imitation ou, au contraire, à la détestation des souverains633.

629 Par exemple, Ambr., De ob. Theod. 16, où il est seulement dit : sed illorum patres Abias et Amos ambo infideles. 630 L. Pernot, 1993b, p. 694. Cf. le Panégyrique de Trajan, dans lequel, tout au long du discours, Pline compare

l’empereur à Nerva et à Domitien : alors que le premier n’est l’objet que de quelques critiques, l’autre est sévèrement blâmé. Les passages qui critiquent Domitien sont d’une telle sévérité que la dépréciation de celui-ci tend à se transformer en comparaison d’opposition entre le bon et le mauvais prince.

631 L. Pernot, 1993b, p. 696. 632 F. Heim, 1989, p. 281. 633 M. Reydellet, 1985, p. 433.

Les vertus de Théodose sont offertes à tous les chrétiens à titre d’exemple à suivre, mais tout particulièrement à son fils Honorius, auquel il est rappelé que son père s’était mérité la faveur de Dieu grâce à sa foi et que cette dernière fut ainsi garante de son pouvoir : à la fides de Théodose a répondu la fides divine et également la fides de ses soldats (§2-3)634. Ambroise soutient également, à l’adresse du jeune prince, qu’un empereur doit se consacrer à la christianisation de l’Empire : il est en quelque sorte mobilisé au service de la foi635. Ainsi, Théodose est loué pour les mesures qu’il a prises contre le paganisme (§4 ; 38)636.

Conscient de la précarité de la situation causée par la mort de Théodose et de la nécessité de consolider le pouvoir du jeune Honorius637, l’évêque a recours à tous les arguments pour motiver le soutien de l’armée envers celui-ci, mais surtout il offre une interprétation de la politique de Théodose qui est caractérisée par l’inspiration chrétienne et par la sollicitude envers l’Église663388. L’oraison funèbre de l’empereur suscite donc un intérêt non seulement pour la compréhension de la situation politique de cette époque, mais également pour la compréhension du genre de rapport existant entre l’empereur chrétien et l’Église, relation qu’Ambroise évoque dans la description du comportement de l’empereur défunt et des décisions prises par ce dernier.

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