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Par les réflexions sur le médium utilisé dont manifestent les œuvres, celles-ci participent à transformer la relation entre le spectateur et l’œuvre comme elles modifient son rapport d’écoute. Campan précise, eu égard à « l’écoute filmique » (Campan 1999, p. 7), que « l’absolue répétition du même » entraine nécessairement une mutation du sens (Campan 1999, p. 30). Elle réfère en ce sens à

Ovide imaginant un dialogue entre Narcisse et Écho, proposant un deuxième exemple de répétition- transformation, plus efficace encore que la reformulation : « l’exactitude de la reprise en miroir » (Campan 1999, p. 30). Dans cet exemple où Écho répète avec exactitude la phrase énoncée par Narcisse : « Pourquoi me fuis-tu? », la différence s’intègre dans le seul geste de redire : « elle fait une puissance d’affirmation nouvelle, en allant chercher, sous les mots dits, la signifiance inédite que sa parole propre va réarticuler » (Campan 1999, p. 31). C’est de cet autre contenu dont on parle. L’on sort ainsi du « cadre de la pure mention : elle ne prétend plus rapporter les phrases d’un autre », mais fait « oublier leur énonciation première pour se les approprier » (Campan 1999, p. 31). S’instaure ainsi, par de multiples répétitions visuelles et sonores ordonnées selon un processus, une musicalisation des puissances propres au cinéma. Cette montée du temps, du rythme, de la texture et du timbre dans les essais audio-visuels engendre en ce sens une mutation du sens par l’apparente absence de sens qu’elle induit. En tant que prolongement de la pensée d’un musicien ou d’un cinéaste, elle crée un autre monde à percevoir. Les œuvres ne se contentent plus de représenter, mais constituent des corps audiovisuels et de nouvelles idées, qui nous aident à repenser notre rapport au monde. Au lieu de se porter à ce que l’on peut connaître, l’image-temps (Deleuze 1985) qu’elles induisent nous permet de croire en une certaine absurdité pour vivre pleinement l’expérience. Elles nous présentent quelque chose qui ne peut être ni envisagé ni saisi par la pensée : de l’impensé dans le monde qui s’organise devant nous, qui n’a pas de sens apparent. L’œuvre, qui est une pensée en soi dans laquelle l’on a injecté de l’impensé, nous réapprend à voir le monde, à prendre conscience de notre positionnement dans celui-ci ; ce qui nous « redonne [finalement] croyance au monde » (Deleuze 1985, p. 261). L’on accepte, par l’intervention de cet impensé, l’absurdité de ce qui nous est montré, de ce qui est porté à notre écoute. C’est en ce sens que ces images-temps favorisent notre adhérence et notre croyance au monde. Par son automatisme, le cinéma nous aide à comprendre le monde, le rapport à la machine étant primordial. En appelant nos perceptions, les œuvres audio-visuelles « nous [font] voir dans l’homme, non pas un entendement qui construit le monde, mais un être qui y est jeté et qui y est attaché comme par un lien naturel. [Par la suite], elle nous [réapprennent] à voir ce monde avec lequel nous sommes en contact par toute la surface de notre être » (Merleau-Ponty 1966, p. 96).

Sobchack énonce : « A film is an act of seeing that makes itself seen, an act of hearing that makes itself heard, an act of physical and reflexive movement that makes itself reflexively felt and understood » (Sobchack 1991, p. 3-4). Un film est en effet, dans une logique réflexive, un regard qui se regarde, un son qui s’entend, une pensée qui se laisse ressentir et comprendre. Les œuvres analysées nous proposent, par leur dimension réflexive et leur apparente matérialité, un va-et-vient entre regard sur elles-mêmes et sur le monde ; ce qui force le spectateur à prendre conscience de sa propre individualité comme de son rapport à quelque chose qui dépasse cette individualité. L’image

cinématographique telle qu’elle est travaillée dans ces exemples vient, en définitive, modifier l’image de la pensée ; en ce sens, elle résiste. L’empirisme supérieur deleuzien, tel que le précise Serge Cardinal, permet d’explorer « l’intelligibilité du sensible », cette « exploration » étant « l’une des réponses possibles à un autre problème, celui qui, selon Deleuze, définit notre époque : la croyance en ce monde-ci » (Cardinal 2010, p. XVII). Les œuvres analysées et les images qu’elles induisent, qu’elles soient sonores ou visuelles, nous font voir l’intelligibilité du sensible, restituent en définitive notre rapport au monde moderne, dans la logique de la métaphysique propre à Deleuze. Par ailleurs, les échanges et les partages sur lesquels se fonde le rapport entre cinéastes structurels et musiciens répétitifs, tout comme les similitudes formelles et les questions qu’ils posent aux médiums, attestent d’un militantisme en faveur de la « déspécialisation des disciplines » (Brenez 2006, p. 54). L’articulation de « l’avant-garde cinématographique avec celle des autres arts, philosophie, littérature, musique, peinture, danse, vidéo » permettant d’ « assurer un permanent dépassement de l’art » (Brenez 2006, p. 54). Louis Delluc proclamait après tout, en 1919, au sujet de l’impureté du cinéma : « le cinéma est un cheminement vers cette suppression de l’art qui dépasse l’art, étant la vie » (Delluc cité dans Brenez 2006, p. 55).

CHAPITRE III

3. RÉSONANCES ENTRE DEUX RÉGIMES RÉPÉTITIFS ; L’UN MUSICAL, L’AUTRE AUDIO-VISUEL

Ce mémoire de maîtrise développe, nous le rappelons, l’idée d’une musicalité propre au cinéma structurel en établissant certaines correspondances entre ce type de cinéma et la musique répétitive américaine – laquelle prend forme, au tournant des années 1960, au cœur du même univers underground new-yorkais, dans les mêmes institutions (universités, musées, galeries d’art) comme dans les mêmes « circuits parallèles » (Desjardins 1999, p. 223). Les cinéastes structurels (Snow, Frampton, Landow, etc.) ne cessent de rencontrer des compositeurs répétitifs américains (Glass, Reich et Riley). Les correspondances repérables entre ces courants musicaux et cinématographiques attestent d’un objectif commun aux cinéastes et aux musiciens : approfondir la relation entre les composantes formelles du médium. Cet approfondissement passe par divers procédés, qui seront analysés au long de ce chapitre : (1) rejet de toute téléologie par une importance accordée au processus et au travail par couches ; (2) mise en doute de la primauté de la structure narrative par une répétition créant des textures et des espaces ; (3) réflexions sur la technique et le médium utilisés (caméra, pellicule, magnétophone à bande magnétique) par la pratique de la boucle ; (4) interrogations sur les fondements des langages cinématographiques et musicaux par des expérimentations sur l’organisation temporelle de l’œuvre. C’est ainsi que, par exemple, comparant la singularité du régime répétitif musical de la pièce Come out (1966) de Steve Reich et la singularité du régime répétitif audio-visuel de Critical Mass (1971) de Hollis Frampton, on découvre dans la configuration cyclique et machinale de ce film une musicalité structurelle. Les interférences ou résonances possibles entre trois couples d’œuvres singulières48 seront analysées ici : (1) Critical Mass de Hollis Frampton (1971) et Come Out

de Steve Reich (1966) ; (2) ‹—› (ou Back and Forth) de Michael Snow (1969) et Music in Fifths (Philip Glass, 1969) ; (3) Crossroads de Bruce Conner (1976) et les musiques pour ce film, composées par Patrick Gleeson et Terry Riley.

48 Nous nous sommes arrêtés aux films de trois cinéastes – Frampton, Snow et Conner – puisqu’ils nous semblaient

exemplifier avec justesse, chacun à leur manière (nous le verrons dans les analyses qui suivront), les problèmes identifiés ici et partagés avec les musiciens répétitifs Reich, Glass et Riley. Il aurait évidemment pu être intéressant de nous attarder à d’autres cinéastes ayant eu, eux aussi, des affinités évidentes avec la musique répétitive – que nous avons écartés en raison de contraintes de temps et d’espace. L’on pense ici particulièrement aux films de David Rimmer (par exemple : Fracture, 1973) ; de Peter Kubelka (par exemple : Adebar, 1956-1957) ; ou encore de Paul Sharits (par exemple : T,O,U,C,H,I,N,G,, 1968).

3.1. Critical Mass de Frampton et Come Out de Reich : déphasages