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2.1. L’univers underground américain (1960-1970)

2.1.5. Conflits terminologiques

Il est symptomatique de constater que le cinéma « structurel » comme la musique « répétitive » sont au centre de « querelles lexicologiques » entourant l’étiquette appropriée pouvant le mieux décrire les phénomènes qu’elles font naître (Desjardins 1999, p. 220). D’abord, les compositeurs concernés – La Monte Young, Riley, Reich et Glass – sont regroupés, dans les études anglo-saxonnes, sous le terme de « musique minimale ». Pourtant, Girard remarque que le trait le plus commun permettant de les rassembler est « sans doute moins le minimalisme de leur structure que [leur] répétitivité » (Girard 2010, p. 24). Il considère, s’inspirant des analyses effectuées par Renaud Machart, que le terme « musique répétitive » serait plus approprié, leur musique étant avant tout fondée sur la répétition plus que par la « simplicité structurelle » rattachée à la notion de minimalisme (Girard 2010, p. 24). En ce sens, la musique des répétitifs rend compte de la « prédominance structurelle » plus que du « caractère restreint » ou de la « pauvreté » du matériau musical (Girard 2010, p. 24). L’origine du minimalisme en musique, en danse, en littérature ou en sculpture, se résume en quatre caractéristiques :

33 Johan Girard considère, dans son étude approfondie du phénomène musical nous intéressant, intitulée Répétitions. L’esthétique musicale de Terry Riley, Steve Reich et Philip Glass (2010), que le travail compositionnel effectué par La Monte

Young diffère de celui de ceux qu’il considère comme les « répétitifs américains ». Nous suivrons pour notre part cette taxinomie et en expliciterons les raisons au deuxième point du présent chapitre, intitulé : Les répétitifs américains ou la

(i) l’usage des ressources limitées ; (ii) le statisme et la résistance au développement ; (iii) la décontextualisation (contrairement à l’esthétique postmoderne, le minimalisme, lorsqu’il fait retour sur l’histoire, ne passe pas par l’allusion ou la citation) ; (iv) l’« impersonnalité » (expressément recherchée, par exemple, par Steve Reich dans ses œuvres processuelles) ; (v) l’aplatissement (flattening) de la perspective (littéralement dans les arts plastiques, métaphoriquement en musique, par la restriction du mouvement dynamique (Strickland traduit dans Girard 2010, p. 24-25).

Girard émet l’hypothèse que tous ces traits pouvant caractériser le travail de Riley, Reich et Glass – à l’exception du premier – sont « essentiellement portés par une répétition issue des procédés de duplication mécanique » (Girard 2010, p. 25), comme leur forme est « dépourvue d’orientation téléologique » ; qu’elle est « dépourvue, également, de fonction de renvoi, contrairement à la variation classique » ; et « aussi "mécaniste" que les techniques de duplications permises par le travail sur bande » (Girard 2010, p. 25). Différemment, si l’esthétique des répétitifs américains peut être qualifiée ou associée à la notion de minimalisme, c’est avant tout en raison de son caractère foncièrement répétitif. Par ailleurs, les termes « minimal » et « minimalisme » ne se limitent pas à la musique américaine, tel que l’indique Wim Mertens, mais concernent également les musiques indiennes, balinaises et d’Afrique de l’Ouest (Mertens cité dans Girard 2010, p. 25). Ils ne rendent ainsi pas compte des spécificités de la musique répétitive américaine. À cet égard, bien des œuvres d’Erik Satie et de John Cage sont considérées comme « minimales » ou « minimalistes » : Keith Potter qualifie le travail compositionnel avec le hasard de Cage de « proto-minimaliste » (Potter cité dans Girard 2010, p. 26). De son côté, Edward Strickland relève que 4’33 ou la pièce silencieuse de Cage « a été proposée par divers critiques musicaux comme étant la composition minimaliste quintessentielle » (Strickland cité dans Girard 2010, p. 26). Le terme « musique répétitive » nous apparaît ainsi plus adéquat pour qualifier le travail compositionnel de Steve Reich, Terry Riley et Philip Glass, d’autant plus que les compositeurs revendiquent cette nature particulière de leur musique. En effet, Philip Glass et Steve Reich, dans une entrevue donnée par Tim Page, en 1980, définissent la véritable nature de leur travail compositionnel, qui n’appartiendrait pas, selon eux, au minimalisme : « To call it "minimal" is just a mistake. […] Anyone who wants to talk about this music seriously is going to have to talk about repetitive structures – both harmonic and rhythmic » (Glass et Reich cités dans Page 1980, p. 50, nous soulignons). Glass et Reich font ainsi référence à une musique composée de structures répétitives, à la fois sur les plans harmoniques et rythmiques. En somme, la répétition n’est bien évidemment pas la « propriété exclusive » des répétitifs américains. Ceux-ci en font cependant, tel que nous le verrons, un « usage bien particulier » (Girard 2010, p. 26).

Le « Structural Film », tel que le définit d’abord P. Adams Sitney dans un article paru dans Film Culture (no 47) à l’été 1969 est, pour sa part, plusieurs fois remis en question par divers

faire écho, selon l’usage qu’en fait Sitney, à la vague structuraliste française faisant son apparition dans les années 1950 (Noguez 1985, p. 346). Pourtant, Sitney n’effectue pas le moindre rapprochement avec Lévi-Strauss, Barthes, ou d’autres auteurs appartenant à ce mouvement. Il référerait simplement à la particularité des œuvres s’y rattachant leur utilisation de la structure comme modèle théorique (Sitney 2002, p. 348). Malgré cela, le terme serait « largement inadéquat », selon Noguez, comme « il ne rendrait compte que d’un aspect du corpus à décrire » (Noguez 1985, p. 346). Le professeur, théoricien et cinéaste anglais Peter Gidal, dans la continuation de la théorisation de ce corpus, opérée par Sitney, conçoit le « Structural/Materialist Film » (Gidal 1976, p. 1-21) pour souligner non seulement la prédominance structurelle, mais aussi l’importance de la matérialité du film, attestant par le fait même de sa nature matérialiste – par sa capacité à créer des phénomènes à l’aide de la manipulation de matériaux constituant le contenu de l’œuvre, plutôt que dans la manipulation des idées qui décèlerait, croit-il, une volonté idéaliste. Gidal réfère, en ce sens, à un type de matérialisme en particulier : le matérialisme aléatoire34 de Louis Althusser, philosophe français associé au mouvement structuraliste ;

un lien qui, selon Noguez, « est tout aussi peu fondé [que celui théorisé par Sitney], du moins dans la réalité des films » (Noguez 1985, p. 347). Noguez propose pour sa part, en 1974, en ayant pour référence le « New American Cinema » du début des années 1960, le « New New American Cinema », « à l’instar de Jean Ricardou parlant de "Nouveau Nouveau Roman" pour désigner ce qui venait après Robbe-Grillet » (Noguez 1985, p. 347). Cette dénomination ne tient compte que des cinéastes œuvrant aux États-Unis, alors que le phénomène du cinéma structurel, bien qu’il fasse son apparition aux États- Unis, déborde tôt de cette sphère géographique, ne s’y réduisant pas. Malcolm Le Grice, cinéaste anglais, propose ensuite l’étiquette suivante : le « New Formal Film » (Le Grice 1977, p. 86-153). Ce concept étant de nature peu spécifique ou précise, pouvant ainsi s’appliquer à presque « tous les films expérimentaux de l’histoire » (Noguez 1985, p. 347). Par ailleurs, les termes « conceptuel » ou « minimal » pourraient bien décrire cette tendance expérimentale du cinéma, s’ils n’étaient pas associés d’abord aux mouvements homonymes, ancrés dans la tradition de l’histoire de l’art, référant à des œuvres aux caractéristiques parfois similaires – apparente simplicité, épuration, structure prédominante, retour conscient aux origines du médium, mais d’autres fois trop différentes ou ne s’y réduisant pas – technique en lien avec le matériau travaillé, exploration spécifique de ses propriétés intrinsèques du médium, réflexivité, densité, etc. (Noguez 1985, p. 347). Noguez propose ensuite le

34 « Un matérialisme de la rencontre, soutient Althusser, donc de l’aléatoire et de la contingence, qui s’oppose comme une

tout autre pensée aux différents matérialismes recensés, y compris au matérialisme couramment prêté à Marx, à Engels et à Lénine, qui, comme tout matérialisme de la tradition rationaliste, est un matérialisme de la nécessité et de la téléologie, c’est-à-dire une forme transformée et déguisée d’idéalisme » (Beaulieu 2003, p. 162-163). Beaulieu compare par ailleurs la réinterprétation de la politique de Marx faite par Althusser à la pensée politique de Gilles Deleuze, qui en serait l’héritière. Voir Beaulieu, Alain. 2003. « La politique de Gilles Deleuze et le matérialisme aléatoire du dernier Althusser ».

terme « cinéma littéral » pour souligner cette importance de la forme (shape) à laquelle réfère Sitney : « le signifié totalement immanent au signifiant, confondu avec lui, littéral » (Noguez 1985, p. 361). Nous verrons en quoi le signifiant fait naître un signifié qui, nous croyons, ne se confond pas avec lui, mais prend force à travers lui, pour finalement s’enlever de son emprise. Ce terme, selon nous, n’est ainsi pas plus exact que les précédents, comme il met l’accent sur l’importance de la forme, au détriment du contenu de l’œuvre, qui n’est pourtant pas moins présent, mais investit différemment. De plus, ce terme met l’accent sur une pratique du cinéma pur, alors que l’essence du cinéma réside, nous croyons, dans son impureté. Enfin, J. Ronald Green adapte pour sa part les titres respectifs d’une œuvre pour piano seul en trois parties, composées et interprétées par le cinéaste Michael Snow, qui s’intitulent respectivement : Piano antique, Piano biologique et Piano mécanique. Il nomme les différentes périodes du cinéma expérimental en suivant ce principe : le « cinéma antique » vient désigner les « jouets proto-cinématographiques » ; le « cinéma mécanique », la période moderne ou celle des avant- gardes russes et françaises des années 1920 ; le « cinéma théorique » pour caractériser la période du cinéma structurel – sans explication précise sauf celle, peut-être, selon laquelle un travail acharné sur la boucle décèle une volonté de théorisation ou de nouveauté de la part des cinéastes y étant associés (Green 2015, p. 103-126). Nous retiendrons, pour les biens de cette analyse comparative, le terme « cinéma structurel », tout en demeurant conscients des querelles lexicologiques entourant l’utilisation de celui-ci. Il nous semble plus approprié que tout autre terme listé ci-haut pour donner une idée claire de la démarche derrière les essais audio-visuels en question et du type de répétition qu’elles mettent en œuvre, que nous nous efforcerons de définir avec précision dans ce second chapitre.