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2.1. L’univers underground américain (1960-1970)

2.1.3. Art élitiste?

Annette Michelson, lors d’une conférence tenue à l’occasion du 4e Festival de New York, en

1966, affirme, au sujet des « cinéastes "underground" », qu’ils sont « "radicaux" en reprenant les choses à neuf et en construisant, hors du système, une "esthétique de l’autonomie" fondée sur "l’intégrité formelle" » (Michelson citée dans Noguez 1985, p. 230). Le contenu des films underground ne serait pourtant, aux dires de Noguez, « pratiquement jamais politique » (Noguez 1985, p. 231). Ces films susciteraient plutôt des questionnements éthiques suivant « le ton de Mekas, appelant de ses vœux "un Homme nouveau31" sans entrer jamais dans des considérations politiques précises » (Noguez

1985, p. 231). Il nous semble pourtant que ces questionnements éthiques ne peuvent émerger qu’en appartenance à un contexte politique précis et ses conditions morales particulières, que les références y soient précises ou non. Son rejet de l’industrie cinématographique hollywoodienne et ses films « roublards » étant pour nous une prise de position artistique et idéologique forte, radicale et, puisqu’amenée dans l’espace public par la diffusion des films ou par la publication d’articles, conséquemment politique. À la suite d’une période plus marginale des cinéastes underground, celle de 1962, Andy Warhol tente, lui aussi, d’atteindre la sphère politique, le seul qui y parviendrait, selon l’auteur, en raison d’une nouvelle visibilité dans l’espace public. En 1966 est créée la Film-Makers Distribution Center, une affiliation de la Film Makers Cooperative, confiée à Louis Brigante, qui avait comme objectif principal « d’assurer la sortie et la promotion de films de la coopérative dans des salles commerciales ou semi-commerciales » (Noguez 1985, p. 231). La différence majeure de ce centre avec les distributeurs habituels est que celui-ci versait cinquante pourcents des revenus générés par la

31 Rappelons-nous que Mekas et les autres réfèrent, dans leur manifeste, à un intérêt pour ce qui arrive à l’homme (conserned with Man), traduisant la volonté foncièrement humaniste des cinéastes. La reconfiguration formelle des matériaux filmiques,

l’intérêt pour la technique et la porosité entre ces films et d’autres pratiques artistiques ayant un effet sur la sphère culturelle, mais également sur la sphère politique et ses conditions morales particulières. Les artistes ne semblent pas référer directement à « l’Homme nouveau » ni à « l’Ère nouvelle », formules récupérées dans les slogans soviétiques et fascistes s’accompagnant d’une instrumentalisation des pratiques artistiques et traduisant une motivation bien différente de celle des cinéastes underground américains, signataires du manifeste. L’interprétation qu’en fait Noguez ne nous semble ainsi pas tout à fait exacte.

distribution des films de la coopérative à leurs créateurs. Durant l’année de la création de ce centre, les revenus générés à New York pour la distribution des films est « relativement fructueuse » (Noguez 1985, p. 231). Ce fut surtout le cas avec le film The Chelsea Girls (1966) d’Andy Warhol, premier film du cinéaste à quitter le cercle « des habitués de la Film-Makers’ Cinematheque » (Noguez 1985, p. 232). Ce film ayant eu un succès considérable l’amenant à jouer, à la suite de sa première à la Film- Makers’ Cinematheque, dans des salles commerciales. L’on va même jusqu’à parler d’une émergence à la surface des films underground grâce à ce film, tel qu’en témoigne l’article intitulé « Underground Movies to Rise at the Surface » (1966, Newsweek) par Kevin Thomas. Warhol, voyant le succès inespéré de son film, se fait offrir plusieurs contrats de distribution avec des chaînes renommées, contrats qu’il ignore avant de quitter le Film-Makers Distribution Center pour distribuer lui-même ses films, mettant celui-ci en grande difficulté financière. Le centre ferme entre autres pour cette raison, quelques années plus tard, mais également pour des raisons de fond : « eux qui ont, jusqu’ici, toujours soutenu Warhol et le soutiendront encore à l’occasion, sont gênés par l’ambiguïté d’un succès qui tient largement à des raisons extra-cinématographiques » (Noguez 1985, p. 233) ; à des spectateurs avides d’une audace sexuelle nouvellement tolérée et de ses stars. Sitney précise d’ailleurs, mettant fin à son analyse des films de Warhol à The Chelsea Girls : « For years he sustained that production with undiminished intensity, creating in that time as many major films as any of his contemporaries had in a lifetime; then, after completing The Chelsea Girls (1966), he quickly faded as a significant film- maker » (Sitney 2002, p. 349). Mekas explique l’expérience « désastreuse » du centre de distribution, qui entrainera sa fermeture :

Pour faire passer des films dans les salles commerciales et réussir, il fallait agir comme des requins et utiliser les mêmes techniques concurrentielles qu’employaient les distributeurs commerciaux. La valeur des films devait être exagérée outrancièrement, les salles insistaient pour mettre en avant (dans leurs publicités) des aspects secondaires, souvent marginaux, du contenu, tels que les références érotiques, par exemple (Mekas cité dans Noguez 1985, p. 233).

Il se ravise par ailleurs sur le désir que lui et ses amis avaient de voir monter à la surface le cinéma underground, affirmant :

Il est possible, au train où vont les choses, que telle œuvre du cinéma « privé » – comme les œuvres de Harry Smith, par exemple – puisse éventuellement devenir « publique ». Une bonne partie de l’œuvre de Warhol peut devenir publique. Mais […] Heaven and Earth Magic du même Smith ne deviendra jamais une œuvre pour grand public à cause de la complexité de son contenu. L’humanité se sépare toujours en au moins deux larges entités : le groupe populaire – ceux qui s’intéressent aux émotions les plus épaisses [the grosser emotions], au monde grossier [gross world] ; et ceux qui préfèrent vivre une vie intérieure plus subtile et plus développée (méditation, joies spirituelles, etc.) (Mekas cité dans Noguez 1985, p. 234).

Ce changement de mentalité du cinéaste, qui peut paraître élitiste, s’accompagne aussi d’un changement de terme. Aux alentours de 1967, le qualificatif underground cesse en effet d’être employé

par les cinéastes, préférant des expressions telles « "cinéma personnel", "home movies" (Brakhage), "cinéma visionnaire" (Sitney), "avant-garde indépendante" ou "cinéma" tout court » (1985, p. 234- 235). Dziga Vertov soutient en ce sens, au sujet du cinéma et des masses :

Une des principales accusations qu’on nous porte est de n’être pas accessibles aux masses / En admettant même que certains de nos travaux soient difficiles à comprendre, faut-il en déduire que nous ne devons plus faire le moindre travail sérieux, la moindre recherche? / S’il faut aux masses de faciles brochures d’agitation, faut-il en déduire qu’elles n’ont que faire des articles sérieux d’Engels et de Lénine? Vous avez peut-être aujourd’hui parmi vous un Lénine du cinématographe russe et vous ne le laissez pas travailler sous prétexte que les produits de son activité sont neufs et incompréhensibles…32 (Vertov cité dans Noguez 1985, p.

234).

Ainsi, même si ce cinéma peut paraître inaccessible ou, du moins, difficilement accessible aux masses, faut-il pour autant en minimiser la portée, la nécessité ou les élans créateurs?