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b) Les mouvements antennaires comme reflets de l'apprentissage : une vision plus fine des associations ?

Les stratégies énoncées plus haut pour améliorer le conditionnement aversif chez l’abeille se sont concentrées sur la mesure de la RED pour révéler l’existence d’une association odeur – renforcement thermique. Une stratégie alternative serait d’utiliser une autre réponse comportementale plastique, réponse qui se modifierait lorsque les abeilles associent une odeur à une conséquence néfaste. Dans le chapitre 4, nous avons étudié les mouvements antennaires, qui ont l’avantage de constituer une réponse graduelle, afin d’estimer si ces mouvements pouvaient révéler la valeur hédonique acquise d'une odeur, associée préalablement avec un renforcement positif ou négatif. Si une plasticité de la réponse antennaire a été clairement démontrée dans le cas du conditionnement appétitif,

les abeilles déplaçant leurs antennes vers l’avant lorsque l’odeur apprise est présentée. A l’inverse, aucune plasticité claire n’a été observée pour le conditionnement aversif. Si les mouvements antennaires révélaient la valeur hédonique d’une odeur, alors nous nous serions attendus à voir les antennes allez vers l’arrière après un apprentissage aversif thermique. Cette impossibilité apparente d'observer un effet du conditionnement aversif sur la réponse antennaire peut provenir du positionnement des antennes vers l'arrière de la tête à la présentation de l'odeur, avant le conditionnement. L'utilisation d'odeurs, initialement perçues comme appétitives (entrainant un mouvement vers l'avant au départ), permettrait peut être d'observer un mouvement vers l'arrière une fois ces odeurs associées à un renforcement négatif (Nishiyama et al., 2007). Pour cette raison, une expérience en cours au Laboratoire consiste à présenter un nombre important de stimuli odorants à des abeilles naïves (stage de N. Henderson, 2015). D'un autre côté, l'absence de stimulation antennaire par le SI pendant le conditionnement de la RED, le différencie de l'apprentissage appétitif de la REP. La mesure antennaire de la valence hédonique acquise d'une odeur pourrait nécessiter un contact entre les antennes et le SI. Dans le contexte du butinage, les antennes des abeilles entrent en contact avec le nectar fourni par les fleurs, ce qui permet à l'abeille d’estimer la qualité de la source de nourriture (Wright and Schiestl, 2009). Dans cette logique, la réponse antennaire procéderait d'un apprentissage opérant dans lequel la récompense augmenterait la probabilité de mouvements des antennes vers l'avant, tandis que la punition entraînerait un évitement qui positionnerait les antennes vers l'arrière. Il sera donc important dans un futur proche de répéter cette expérience i) avec des odeurs ne produisant pas de réponse vers l’arrière avant apprentissage, et/ou ii) en appliquant le renforcement thermique au niveau des antennes de l’abeille.

L’utilisation d’une réponse graduelle, qui procure une mesure plus fine que la REP ou la RED (essentiellement des réponses tout-ou-rien), pourrait se révéler particulièrement avantageuse dans certains contextes d’étude comme l’étude de l’anticipation, ou de phénomènes d’interactions complexes entre associations. Les apprentissages associatifs, classique et instrumental, dépendent de l'association entre des signaux externes ou une réponse comportementale et la représentation interne d'une récompense ou d’une punition (Rescorla, 1987 ; Gil et al., 2007). Dans ce contexte, l'"anticipation" peut se comprendre comme l'activation de la représentation interne de la récompense (ou de la punition) par les événements annonçant celle-ci, en l'absence du renforcement (Tolman, 1959 ; Logan, 1960). L'étude de l'"anticipation" de la récompense est essentielle à la compréhension de l'ontogénie des comportements, au travers de l'apprentissage. Les abeilles adaptant leurs efforts de butinage en fonction de la qualité et de la quantité de nourriture disponible, l'anticipation joue donc un rôle central dans la modulation de ce comportement (Menzel et al., 2006). Dans les études de l'apprentissage appétitif en contention, seule la réponse d'extension du proboscis (REP) était utilisée. Ainsi, le comportement anticipatoire de l'abeille reposait uniquement sur l'observation de la REP pendant la présentation de l'odeur renforcée. Cependant, le contexte expérimental, dans lequel est

effectué le conditionnement, participerait aussi à la formation d’associations appétitives. Ainsi, l’abeille associerait ce contexte expérimental, c'est-à-dire l’ensemble de stimuli multisensoriels présents lors du conditionnement, avec la récompense sucrée. Il est très rare de pouvoir observer des REP manifestées par les abeilles en réponse au contexte expérimental, ce qui rend l’étude de ces associations difficile. Par contre, la réponse antennaire, beaucoup plus fine, devrait permettre de les appréhender, par exemple sous la forme d’une propension plus importante à placer ces antennes vers l’avant lorsqu’on place l’abeille dans le contexte de l’apprentissage. En comparant les mouvement antennaires avant toute présentation du SC+ et du SC-, dans des groupes conditionnés, avant et après apprentissage, avec un groupe contrôle naïf, nous pourrions estimer l'impact de l'attente et des associations contextuelles prédisant la survenue d'une récompense.

Une réponse graduelle serait aussi adéquate pour l'étude d'interactions entre stimuli conditionnels qui sont difficiles à mesurer avec une réponse tout-ou-rien. Par exemple, dans le protocole de blocking, deux stimuli A et B sont associés simultanément au SI, après que l’un d’eux (A) a été préalablement associé au SI. Lors d’une phase ultérieure de tests, le stimulus B produit normalement une réponse conditionnelle de moindre amplitude qu’en l’absence d’apprentissage préalable de A : on dit que l’apprentissage préalable de A a « bloqué » l’apprentissage de B (Kamin, 1969). Ce phénomène a beaucoup été étudié chez l’abeille en utilisant le conditionnement appétitif de la REP et a donné lieu à une importante controverse. Certaines études ont pu montrer son existence (Smith et Cobey, 1994, Smith, 1997 ; Hosler and Smith, 2000) mais d’autres n’ont pas réussi à reproduire cet effet (Gerber et Ullrich, 1999 ; Guerrieri et al., 2005) de sorte que le blocking est aujourd’hui considéré comme un phénomène difficilement reproductible. Il est possible que cette controverse soit le fruit de l’utilisation d’une réponse trop grossière pour cette question. La réponse antennaire, de par sa nature progressive, pourrait permettre de révéler des interactions négatives subtiles entre stimuli conditionnels, et de s’attaquer aux questionnements des interférences entre stimuli conditionnels.

L'étude de la réponse antennaire, comme reflet de l'apprentissage, apporte ainsi de nombreuses possibilités pour étudier les bases comportementales des apprentissages appétitif et aversif. Les différentes hypothèses que nous avons abordées pourront faire l'objet de futures recherches afin d'améliorer la compréhension des apprentissages hédoniquement opposés.

III) Les capacités appétitive et aversive dans la distribution du

travail chez les insectes eusociaux

Une théorie économique d'Adam Smith (1776), chez l'Homme, s'appuyant sur le postulat de l'amélioration de la rentabilité de la production par la répartition des tâches manutentionnaires, fut extrapolée aux colonies d'insectes eusociaux. Chez ces derniers, la distribution du travail se réalise uniquement entre les ouvrières stériles (Oster et Wilson, 1978). Le succès d'une colonie est déterminé par la capacité de ses ouvrières, en tant que groupe, à se répartir efficacement entre les différentes tâches, et de manière adaptée aux conditions environnementales particulières (Gordon, 1996 ; Oster et Wilson, 1978). Comprendre les bases de la distribution des tâches au sein de groupes sociaux, et savoir si elles relèvent d'un avantage sélectif, sont des questionnements majeurs de la sociobiologie (Wilson, 1978 ; Gordon, 1996 ; Chittka et Muller, 2009 ; Duarte et al., 2011). Chez les insectes sociaux, la question a principalement été posée à deux niveaux. D'une part, l'étude des causes

proximales, correspondant à l'organisation propre de la distribution des tâches, par l'analyse des

différences phénotypiques observables entre les individus effectuant différentes tâches (comportement, expression des gènes, etc.) (Dolezal et Toth, 2014). D'autre part, l'étude des causes distales, correspondant aux voies évolutives et au maintien de cette organisation au cours des générations (Duarte et al., 2011). Le trade-off (système de compensation) hédonique comportemental et génotypique que nous avons observé dans la ruche d'abeille (Chapitre III), peut trouver une explication dans la répartition du travail, aussi bien au niveau proximal que distal.

a) L'implication d'un trade-off hédonique dans l'analyse des causes