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a) L'implication d'un trade-off hédonique dans l'analyse des causes proximales de la division du travail

Les analyses proximales de la division du travail, sont généralement basées sur le concept d’auto-organisation. De ce point de vue, la division du travail est une propriété émergeant de l'interactions entre des individus obéissant à des règles comportementales simples (Bonabeau et al., 1997 ; Page et Mitchell, 1998). Ce concept est soutenu par des études comportementales, démontrant que des reines de fourmis moissonneuses de graines ou des halictes (abeilles), normalement solitaires, développent des spécialisations comportementales dès lors qu'elles sont réunies de façon artificielle (Fewell et Page 1999 ; Jeanson et al. 2005, 2008). Différents modèles d'auto-organisation ont été développés afin d'expliquer la distribution des tâches chez les individus non-reproductifs des colonies d’insectes sociaux (Duarte et al., 2011). Parmi eux, le modèle des seuils de réponse a été particulièrement influent pour comprendre les causes proximales de la distribution des tâches, et a fait

l'objet de nombreuses études (fourmi : Blanchard et al., 2000, Perez et al., 2013 ; abeille : Jones et al., 2004, Page et al., 2006 ; bourdon : Weidenmüller, 2004). Il repose sur l’idée d’une perception subjective des stimuli associés aux différentes tâches par les membres de la colonie. Lorsque deux individus (ou plus) interagissent, l'individu présentant le seuil de sensibilité le plus bas pour le stimulus associé à une tâche à accomplir (donc l’individu le plus sensible), la réalisera (Theraulaz et

al., 1998 ; Beshers et Fewel, 2001 ; Nowak et al., 2010). La validité empirique du modèle des seuils

de réponse a été soutenue en particulier par des études sur la thermorégulation de colonies d’insectes eusociaux. Chez les fourmis, les bourdons et les abeilles, différents individus déclenchent invariablement des comportements thermorégulateurs à différentes températures au-dessus de la température optimale (O'Donnell et Foster, 2001 ; Jones et al., 2004 ; Weidenmüller, 2004).

Dans notre étude, nous avons observé un trade-off hédonique entre les sensibilités des abeilles envers les renforcements appétitif (sucre) et aversif (température). On imagine aisément comment un tel trade-off peut donner lieu dans la ruche à une distribution des individus soit dans des tâches appétitives (recherche de nourriture) soit dans des tâches aversives (défense de la colonie) en fonction de leur sensibilité relative aux stimuli associés à ces deux modalités. Dans la majorité des cas, les abeilles âgées de deux semaines (âge que nous avons testé) effectuent des tâches en dehors de la ruche, en tant que butineuses ou gardiennes (Seeley et al., 1982 ; Robinson et al., 1994 ; Breed et al., 2004). La recherche de nourriture (tâche des butineuses) repose principalement sur la perception de stimuli appétitifs, comme le nectar sucré produit par les fleurs. Chez la fourmi Camponotus aethiops, qui se nourrit de nectar extra-floral, et possède un polyéthisme d'âge, les individus âgés récoltant le nectar, sont plus sensibles aux solutions de saccharose que les nourrices, qui s'occupent du couvain (Perez et

al., 2013). De manière analogue, chez l'abeille, les butineuses, prises dans leur ensemble, sont plus

sensibles aux solutions sucrées que les nourrices (Pankiw et Page, 1999 ; Scheiner et al., 2004). Inversement, nous pourrions qualifier les comportements défensifs comme appartenant à la modalité aversive, puisqu'ils ont pour finalité de faire cesser une menace potentielle. Les gardiennes devraient être ainsi plus sensibles aux stimuli reliés à leur tâche, comme elles le sont à la phéromone d'alarme (Breed et al., 2004). Dans cet esprit, il serait donc important d’analyser la relation existant entre les sensibilités aversives ou appétitives étudiées ici et la perception d'autres modalités sensorielles. Pour la modalité appétitive, de nombreuses données ont déjà été obtenues. Ainsi, nous savons déjà que la sensibilité des abeilles au saccharose est corrélée avec leur sensibilité tactile (Scheiner et al., 2001) et avec leur sensibilité à la lumière (comportement phototactique, Erber et al., 2006). Cet ensemble d’observations a donné lieu à l’idée d’un syndrome comportemental appétitif chez les abeilles (Page et

al., 2006). Cependant, d'autres stimulations sensorielles, comme la sensibilité au couvain malade

(réponse hygiénique) semblent cependant indépendantes de la sensibilité au sucre (Goode et al., 2006). De plus, la sensibilité à la phéromone de couvain, dont on suppose qu’elle serait corrélée à la sensibilité au sucre, reste encore à confirmer (Scheiner et al., 2004). En ce qui concerne la modalité

aversive, on n’a à ce jour que peu de données. Par exemple, on ne sait pas si la sensibilité des abeilles à des stimuli mobiles et contrastés, essentielle aux comportements de défense des abeille (Free et al., 1961), est corrélée à leur sensibilité aversive, par exemple à la température. Il est donc à ce jour encore difficile de définir un syndrome comportemental aversif (Roussel et al. 2009), même si nos données semblent indiquer qu’il pourrait exister. Une étude corrélative à grande échelle des sensibilités des abeilles aux différents stimuli de la ruche devrait être réalisée, afin de consolider le trade-off que nous avons observé et définir l’existence de deux syndromes comportementaux antagonistes, permettant de soutenir une base hédonique du polyéthisme chez les insectes eusociaux.

Chez les insectes eusociaux, il est généralement admis que la diversité génétique permet une augmentation de la fitness (capacités de s'adapter à un environnement donné et de transmettre cet avantage évolutif à la génération suivante)(Jeanson et Weidenmuller, 2014). Les essaims d’abeilles issus de colonies génétiquement diversifiées fondent des colonies plus rapidement que ceux issus de ruches génétiquement uniformes (Mattila et Seeley, 2007). En effet, en étudiant les différences de croissance de la population, le taux de butinage ainsi que la taille des stocks de nourriture, ces auteurs ont montré que la diversité génétique augmentait le taux de production de mâles et la survie des colonies à l'hivernage, et donc par extension leur fitness. Chez de nombreuses espèces eusociales possédant des reines polyandres, les différentes lignées paternelles au sein de la colonie diffèrent dans leur tendance à effectuer certaines tâches (fourmis coupeuses de feuilles: Julian et Fewel, 2004 ; abeilles: Robinson et Page, 1989). Ce phénomène se regroupe sous le terme de polyéthisme

génétique (Waddington et al., 2010), semblant se combiner au polyéthisme d'âge (cf. introduction)

pour déterminer l'allocation des individus aux différentes tâches. Ainsi, l'auto-organisation de la distribution du travail, chez les insectes eusociaux, apparaît aussi sous dépendance génotypique. Avant notre travail, il n’était pas clairement établi que cette diversité génétique, augmentant la fitness et participant à la distribution du travail, s’accompagnait aussi d’une spécialisation cognitive (Scheiner et Arnold, 2010). Le trade-off hédonique que nous avons observé, et qui contrôle les capacités d’apprentissage aversif et appétitif des abeilles, est clairement sous influence génotypique, puisque nous avons pu le confirmer au niveau des lignées paternelles (Chapitre III). Cependant, le substrat génétique d’un tel déterminisme est encore inconnu. Chez l'abeille, une corrélation négative entre l’intensité des comportements de défense (piqûre, morsure) et de butinage a été observée entre différentes ruches (Rivera-Marchand et al., 2008). Cette observation confirme le caractère génétique d'une telle organisation comportementale. Des analyses de QTL (Quantitive Trait Loci) ont montré que certaines régions chromosomiques intervenaient dans les comportements de butinage (pln1-4) et que d’autres régions étaient impliquées dans les comportements de défense (sting1-3) (Hunt et al., 2007) (Cf. chapitre 3). Il serait donc nécessaire maintenant de réaliser un séquençage du génome des différentes lignées de nos colonies et de réaliser une approche de génétique d'association (GWAS -

Genome Wide Association Study) afin de mettre en évidence des relations de dépendance entre certains gènes et les spécialisations cognitives que nous avons observées.

b) L'implication d'un trade-off hédonique dans les causes ultimes de la