PARTIE 1 - INTRODUCTION THÉORIQUE __________________________ 11
III. UN DÉTERMINANT POSSIBLE : LA COMPARAISON SOCIALE
2. Motivations pour se comparer
2.1. Besoin d’évaluation de soi
L’évaluation de soi est au cœur de la théorie de la comparaison sociale de
Festinger (1954), construite autour de la question centrale qu’il pose : « Pourquoi se
compare-t-on ? ». Le besoin d’évaluation de soi est évoqué dans sa première hypothèse :
« Il existe chez tout homme une tendance à évaluer ses opinions et ses aptitudes
personnelles » (Festinger, 1954, p. 117). Selon Festinger (1954), une évaluation
incorrecte de son aptitude peut être nuisible à la personne (p. 117). Afin d’attribuer une
valeur à cette aptitude, la deuxième hypothèse postule que nous l’évaluions en la
comparant à celle d’autrui : « En l’absence de moyens objectifs non sociaux, on évalue
ses opinions et ses aptitudes en les comparant avec les opinions et les aptitudes des
autres » (p. 118). À défaut de disposer d’un critère objectif pour évaluer notre aptitude,
nous utiliserions alors comme référence l’aptitude d’autrui. Dans cette hypothèse, deux
points sont à souligner. Tout d’abord, Festinger avance qu’il est quasiment impossible
de pouvoir se référer à des critères objectifs tant la plupart du temps ils n’existent pas. Il
est par exemple possible pour une personne de déterminer son agilité au piano si elle
réussit à jouer l’Étude n°1 (op. 25) au tempo de 104 noires par minute car elle dispose
d’un métronome. En revanche, il n’existe aucun critère objectif pour déterminer si
l’interprétation qu’elle fait de cette Étude est satisfaisante. Ensuite, cette idée
d’incertitude est centrale à sa théorie : puisque l’individu est guidé par un besoin
d’évaluation de ses aptitudes, par un besoin d’être sûr de ce qu’il vaut, la comparaison
sociale serait alors un moyen de réduire cette incertitude et de pouvoir s’attribuer une
valeur. Une question directement liée à notre objet d’étude (la comparaison en milieu
scolaire) se pose ici : celle de l’âge à partir duquel les deux premières hypothèses de
Festinger sont valables. Tout d’abord, notons que très jeunes, les enfants sont capables
d’utiliser les informations pour se comparer, comme le montrent les résultats de l’étude
de Masters (1969) conduite auprès de 50 enfants de la maternelle. Dans une première
phase de l’étude, les enfants jouaient avec un camarade et chacun se voyait attribuer par
les expérimentateurs un certain nombre de récompenses : l’enfant pouvait recevoir soit
autant de récompenses, soit plus ou moins que son camarade. Les résultats indiquent
que les enfants ayant reçu moins de récompenses que leur pair s’attribuaient lors d’un
second jeu davantage de récompenses que ceux qui en avaient plus reçu qu’eux. Ces
résultats indiquent que ces jeunes enfants étaient capables de comparer ce qu’ils avaient
eu avec ce qu’avaient eu leurs camarades. Dans la même lignée, les résultats de Stipek,
Recchia et McClintic (1992) indiquent que, dès 3 ans, les enfants manifestaient de la
détresse lorsqu’ils constataient qu’ils avaient moins bien réussi que leurs pairs. Selon
plusieurs auteurs, la comparaison à des fins d’évaluation de sa compétence se ferait plus
tard, vers l’âge de 7 ans selon plusieurs auteurs (cf., Dijkstra, Kuyper, Van der Werf,
Buunk, & Van der Zee, 2008 ; Feldman & Ruble, 1977 ; Frey & Ruble, 1985 ; Ruble,
Boggiano, Feldman, & Loebl, 1980). Par exemple, Frey et Ruble (1985) ont observé 83
élèves de maternelle, première, deuxième et quatrième année, pendant qu’ils faisaient
une tâche pour laquelle il leur était permis d’aller consulter les autres élèves. À la fin,
chaque élève était interrogé au sujet des comparaisons auxquelles il s’était livré. Les
résultats ont indiqué que, jusqu’à la deuxième année, la comparaison avec leurs
camarades leur permettait d’obtenir des informations quant aux normes à adopter pour
avoir un comportement approprié. Ce n’est que les plus vieux qui ont rapporté s’être
comparés pour évaluer la qualité de leur performance. Pour leur part, Keil, McClintock,
Kramer et Platow (1990) rapportent qu’environ 42% des élèves de deuxième année
avaient utilisé la comparaison sociale pour s’évaluer alors qu’ils étaient 76% en
huitième année à l’avoir fait. Cependant, certaines études ont montré que la
comparaison à des fins d’évaluation de soi apparaît plus tôt, chez des enfants très
jeunes. Par exemple, les résultats de Butler (1998) ont révélé que dès 4-5 ans, les
enfants étaient capables de s’évaluer plus favorablement lorsqu’ils avaient mieux réussi
que leur pair et rapportaient autant que d’autres plus âgés s’être comparés pour évaluer
leur compétence. Dans la même lignée, Butler (1996) a montré qu’à l’âge de 5 ans, les
enfants admettaient regarder le travail de leur pair dans un but d’évaluation de soi. Ce
besoin d’évaluer avec exactitude ses aptitudes semble donc s’appliquer chez des
enfants, même très jeunes. Il a aussi été montré que l’incertitude à laquelle Festinger
(1954) se réfère pour justifier de l’utilisation de la comparaison sociale était également
présente. Dans son étude, Pepitone (1972, étude 1) a observé 60 élèves de troisième
année en train de réaliser un puzzle. Dans la condition ‘incertitude cognitive’, l’élève
devait réaliser seul le puzzle et dans la condition ‘certitude cognitive’, il était en
présence de 4 autres camarades et chacun réalisait un bout du puzzle. Les
comportements liés à la comparaison sociale (par exemple, regarder le travail de l’autre
pour voir où il en est) étaient plus fréquents dans la condition d’incertitude cognitive
que dans l’autre condition où les élèves pouvaient se rendre compte de leur aptitude à
réaliser le puzzle en se comparant aux autres camarades.
2.2. Besoin d’amélioration de soi
Dans nos cultures occidentales où la méritocratie représente une des valeurs
dominantes, on « affiche un prix à l’amélioration continue d’une performance : il faut
toujours essayer d’obtenir un meilleur score » (Festinger, 1954, p. 125). L’individu
aurait dans ce contexte sans cesse besoin de confirmer que son niveau de performance
est élevé, ce qui le pousserait à toujours vouloir mieux faire que ses cibles de
comparaison. C’est ce que postule Festinger avec son hypothèse IV : « Il existe dans le
domaine des aptitudes un mouvement unidirectionnel vers le haut qui n’existe
pratiquement pas pour les opinions (p. 124) ». Avoir de bonnes notes à l’école est par
exemple très valorisé, tout du moins en France. En effet, l’évaluation par les enseignants
des élèves français est principalement sommative, cela est d’autant plus vrai que les
élèves avancent dans leur scolarité. Ce mouvement unidirectionnel ascendant, répondant
à un besoin d’amélioration de soi, est alors très probablement présent chez les élèves et
s’accentue au fil de la scolarité. Butler (1992) a tenté de faire un parallèle entre ce
besoin d’amélioration de soi (mouvement unidirectionnel vers le haut) et les buts que
poursuivent les élèves. Elle suggère que les élèves poursuivant des buts de maîtrise se
compareraient aux autres afin de s’améliorer alors que ceux poursuivant des buts de
performance le feraient pour vérifier que leur performance est suffisamment bonne pour
être valorisée (i.e. évaluation de soi). Dans son étude menée auprès de 78 élèves de 6
eannée, elle a manipulé les buts d’accomplissement sur une tâche créative. Dans la
condition but de maîtrise
4, il était dit aux élèves que la tâche (produire un dessin avec
des formes géométriques imposées) était l’occasion d’exprimer leur imagination, qu’il
n’y avait pas de bon ou mauvais dessin, qu’ils avaient juste à s’exprimer selon leur
vision des choses. Dans la condition but de performance
5, il était dit aux élèves que la
tâche était un test de créativité et que l’obtention d’un score élevé permettait de conclure
qu’ils étaient très créatifs. À la fin de l’expérimentation, les élèves pouvaient aller
observer deux tableaux : sur l’un d’eux étaient affichées des créations d’autres élèves
(appelé tableau informatif) et sur l’autre était affichée une procédure afin de calculer
son score (tableau normatif). Les résultats de cette étude indiquent que les élèves de la
condition but de maîtrise ont passé plus de temps à consulter le tableau informatif que
normatif, l’inverse étant observé pour les élèves de la condition but de performance.
Des résultats de même portée ont été répliqués dans le milieu naturel de la classe (Butler
& Ruzany, 1993). Des élèves israéliens de maternelle, première et deuxième année
étaient placés en petits groupes et devaient fabriquer individuellement une fleur à l’aide
d’autocollants. Ensuite, chaque élève était rencontré et devait expliquer les raisons qui
l’avaient poussé pendant la tâche à regarder la réalisation de ses camarades. 103 élèves
étaient scolarisés dans des écoles au sein de Jérusalem et 105 l’étaient dans des écoles
de six kibboutz. Ces villages sont des communautés d’Israël dont les membres sont
organisés en collectivité et dont les principes reposent en partie sur des idées
anarcho-communistes. Les différences entre l’organisation éducative des élèves des kibboutzim
et ceux de la ville sont marquées dès la première année de l’élémentaire. Entre autres,
les enfants kibboutz travaillent principalement en petits groupes, sur des activités libres
et artistiques et leurs évaluations sont constituées de descriptions du progrès de l’enfant.
Les élèves de Jérusalem sont assis par deux, face à l’enseignant, et travaillent sur des
activités académiques. Leurs évaluations consistent en des notes accompagnées de
courts commentaires. Les résultats de cette étude révèlent que les élèves kibboutz de
première et deuxième années expliquaient la comparaison à leurs camarades en termes
de progrès, d’amélioration de soi (par exemple : « Mon parterre devenait tordu, alors je
voulais voir comme faire pour le remettre droit »
6, p.536) et ne donnaient pour ainsi dire
4 L’orientation vers des buts de maîtrise se traduit par un désir d’apprendre et d’accroitre ses connaissances.
5 L’orientation vers des buts de performance se traduit par un désir de démontrer, de mettre en avant ses capacités.