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II La mise en place du décor

C) Une « mosaïque » orientale : les chrétiens d’Orient

L’expression « chrétiens d’Orient » nous vient du XIXe siècle : elle désigne les

chrétiens du Moyen-Orient, héritiers des Eglises primitives. Au XIXe siècle, ce terme

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OUX, Jean-Paul, Histoire de l’Iran et des Iraniens, des origines à nos jours, Paris, Fayard, 2006, p. 403. 76 V

ALOGNES, Jean-Pierre, Op. cit., p. 772. 77 PP., p. 360, 370.

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désignait aussi les chrétiens des Balkans, ces derniers étant aussi en territoire ottoman. Par extension, ce terme englobe aussi les chrétiens d’Afrique du Nord.

Ceux que nous appelons les chrétiens d’Orient ne forment pas une communauté unie. Pierre Rondot parlait d’eux en ces termes : « L’extrême dispersion des populations chrétiennes de l’Orient frappe d’abord, non moins que leur curieuse variété : c’est une mosaïque, et si complexe, si enchevêtrée qu’elle décourage le dessinateur79

. »

Nous ne sommes pas dessinateur à nous décourager et nous allons tâcher de distinguer les différents groupes chrétiens présents à l’époque ottomane. Il y a au total 12 obédiences chrétiennes au Proche-Orient, mais certaines se dessinaient à peine durant les siècles qui nous intéressent. Quelles sont ces différentes mouvances du christianisme rencontrées par les missionnaires d’Occident ?

Les missionnaires les ont toutes rencontrées. Par exemple, à Alep, le Père Michel de Rennes a conversé avec « toute sorte de nations […], scavoir grecs, arméniens, suriens, ou jacobites, comme encore avec les maronites80 ».

B. Heyberger confirme la présence de chrétiens à Alep au XVIIe siècle, et les

obédiences les plus nombreuses sont quant à elles citées par le Père Michel de Rennes. Il considère que les chrétiens les plus nombreux étaient les grecs, ils représentaient à eux seuls la moitié des chrétiens de la ville, soit de 10 à 15 000 âmes. Après eux, venaient les arméniens puis les syriens, aussi appelés « jacobites ». La ville comptait environ 3 000 maronites ainsi que quelques familles d’une mouvance du christianisme que le religieux ne cite pas, les syriens d’Orient, ou « nestoriens ». Ces derniers étaient peu nombreux et fréquentaient les églises des autres confessions chrétiennes81. Ce sont les missionnaires de Perse qui croisèrent le plus de syriens d’Orient, tel le Père Michel-Ange de Nantes qui de Diyarbakir dit que les chrétiens sont en « grand nombre », précisant qu’ils « sont de quatre sectes, a scavoir jacobites, armeniens, nestoriens, grecs82 ».

Penchons nous dès à présent sur ces différentes obédiences chrétiennes.

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ONDOT, Pierre, Les chrétiens d’Orient, Cahiers de l’Afrique et de l’Asie, IV, Paris, 1955, p. 11. 80

Ms. 1533, rapport du Père Michel de Rennes à la Congrégation de la Propagande, de Rome en 1641, p. 574. 81 H

EYBERGER, Bernard (dir.), Les chrétiens du monde arabe : un archipel en terre d’Islam, Paris, Autrement, 2003, p. 55.

82 Ms. 1533, lettre du Père Michel-Ange de Nantes au Père Raphaël de Nantes, de Mossoul le 22/05/1640, p. 466.

Grecs ou melkites

Tout d’abord, il y a les grecs, ou « melkites ». Ce sont les chrétiens d’Orient qui ont suivi Constantinople lors du schisme avec Rome en 1054. Ces chrétiens ne constituent pas une simple copie de leurs homologues de Grèce ou de Constantinople, mais ils ont leurs propres spécificités. Ils possèdent 3 patriarches : l’un à Alexandrie, l’autre à Antioche et le troisième à Jérusalem. Après la conquête ottomane le patriarche d’Alexandrie se soumet entièrement au patriarche de Constantinople, celui de Jérusalem cristallise son attention sur la possession de Lieux Saints, ignorant le reste. C’est le patriarcat d’Antioche qui résiste le mieux à l’autorité émanant de la capitale byzantine. Si contrairement aux volontés d’Istanbul, ces derniers n’ont pas stoppé toutes relations avec Rome, l’Union n’était pas réellement de mise. L’arrivée des missionnaires catholiques change la donne. Le patriarche Euthyme II, élu

en 1634, se soumet au pape, il s’éteindra brutalement l’année suivante. Dans ce conflit d’influence entre Rome et Constantinople, les catholiques prennent l’avantage au tournant du

XVIIIe siècle ; premièrement lorsque le patriarche Athanase III Dabbas, alors nouvellement élu,

rédige une profession de foi catholique. Toutefois, sept ans plus tard il renonce à son siège au profit de son concurrent, Cyrille V Zaïm, qui se rallie à Rome en 1716. Sans entrer dans les

détails, nous observons qu’en 1720 Athanase III Dabbas devint le seul patriarche d’Antioche,

mais à son décès, quatre ans plus tard, les partisans de l’union élisent Cyrille VI, alors que

soutenus par les ottomans, leurs adversaires désignent Sylvestre de Chypre. Le premier des deux patriarches a peu de soutiens extérieurs, mais il est confirmé par Rome six ans après son élection. Le schisme parmi les melkites est ainsi consommé. Deux hiérarchies se mettent en place parallèlement, l’une devenant catholique, l’autre demeurant orthodoxe. Les grecs de Syrie du Sud et la Palestine deviennent alors majoritairement catholiques, ceux du Nord restent orthodoxes, mais la Porte ne reconnaît pas officiellement la hiérarchie catholique, pas avant les années 183083.

Le concile de Chalcédoine en 451 a vu rejeter les Eglises syriennes et arméniennes, toutes deux taxées de « monophysisme » 84. 6 années plus tard, il y a une rupture au sein de l’Eglise syrienne, les syriens de Perse se retrouvent isolés et deviennent l’Eglise d’Orient85

. Parmi ces trois groupes chrétiens, commençons par les arméniens.

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ALOGNES, Jean-Pierre, Op. cit., p. 284-290, 321-322. 84 C

ADIOT, Jean-Michel, Les chrétiens d’Orient : Vitalité, souffrance, avenir, Paris, Salvator, 2010, p. 55. 85

Arméniens

Les arméniens furent christianisés relativement tôt, par les apôtres Thaddée et Barthélemy selon la légende. Le Père Michel-Ange de Nantes nous dit que : « A Noüel dernier il y avoit icy un des Patriarches des armeniens (cette nation en a 4).86 » En effet, il existe 4 patriarches arméniens, un en Arménie, un au Liban, le troisième à Constantinople et le dernier à Jérusalem. Préférés aux grecs par le pouvoir ottoman, les arméniens, nombreux dans la capitale ottomane, obtiennent des parts importantes dans le négoce et les finances. Les arméniens peuvent ainsi établir un réseau d’établissements de charité, ils vont même jusqu’à prêter des fonds au Trésor ottoman. Leur situation ne commencera vraiment à se dégrader qu’au début du XIXe siècle.

Si des contacts ont été pris avec la papauté dès le XVesiècle, ce n’est que deux siècles

plus tard, avec l’arrivée des missionnaires, que les arméniens des villes musulmanes éloignées de leur hiérarchie commencent à se convertir au catholicisme. L’avancée la plus significative pour les catholiques, est l’érection d’un patriarche catholique, Pierre, en 1740. Une fois reconnu par le pape il s’établit au Liban, dans le monastère de Ghosta. Son successeur, Pierre

II, fait construire le couvent de Sainte-Marie à Bzoummar, il s’agit de la résidence patriarcale.

Mais les orthodoxes restèrent largement majoritaires, ils représentent encore de nos jours 90% des arméniens87.

Syriens et jacobites

Les syriens « d’Occident », dit aussi « jacobites » depuis le VIe siècle, gardent leur hiérarchie sous les Ottomans, mais ne sont pas reconnus comme « nation », ils dépendent pour cela des arméniens. Dès les croisades, l’Eglise romaine a tenté de se rallier les jacobites, mais sans réel succès. C’est au XVIe siècle, que l’arrivée des missionnaires catholiques fait avancer les choses. Le pas est franchi lorsqu’en 1656 un évêque originaire de Mardin, André Aqidjan, se convertit, il est reconnu 6 ans plus tard comme évêque par François Piquet. Moins nombreux que les orthodoxes, les syriens catholiques se concentraient majoritairement au Nord de Mardin et à l’Est de la Turquie88.

86 Ms. 1533, lettre du Père Michel-Ange de Nantes au Père Raphaël de Nantes, d’Alep le 10/03/1635, p. 151. 87 V

ALOGNES, Jean-Pierre, Op. cit., p. 450, 456-457, 494-495. 88

Les syriens d’Orient, pour lesquels on peut croiser les appellations de « nestoriens » ou de « chaldéens » voire « assyriens » 89, se sont séparés de leurs homologues occidentaux en 457. Cette église devient nestorienne entre 457 et 484. On les appelle nestoriens car, au VIIe

siècle, ils ont placé Nestorius au rang de leurs docteurs90. Au cours du XVIe siècle, suite aux incessants affrontements entre Ottomans et Séfévides, les nestoriens quittent leurs foyers traditionnels : Bagdad, Nisibe, Tabriz pour se réfugier dans une zone montagneuse, au Sud du lac de Van jusqu’à la ville d’Ourmia, il s’agit de la province de l’Hakkiari. Cette Eglise est comme ses sœurs d’Orient, si ce n’est qu’elle développe un système féodal héréditaire. Ils doivent compter avec les émirs kurdes de la région, quasiment indépendants du pouvoir central ottoman.

A l’occasion du concile de Florence, en 1445, la communauté nestorienne de Chypre entre dans l’Eglise catholique. Le premier patriarche de Mésopotamie obtient ce poste des mains du pape Jules III en 1552. Ce nouveau patriarche s’établit à Diyarbakir, mais son

assassinat 3 années plus tard met fin à cette première hiérarchie catholique. Un siècle plus tard, les syriens d’Orient seront en contact des missionnaires de Diyarbakir, Mossoul, Mardin, et Tabriz. Un nouveau patriarche de Diyarbakir, Joseph Ier, est investi à Rome en 1681.

Malgré le soutien des latins, dont la France, il doit abdiquer en 1696. Son successeur passera la plus grande partie de son temps en France, alors qu’en parallèle une seconde branche unitaire se développe à Mossoul encourageant Rome à y créer un second patriarche chaldéen. Cette diarchie a l’inconvénient de voir s’opposer ses deux têtes91.

Maronites

Parmi les chrétiens rencontrés à Alep par le Père Michel de Rennes, il nous reste encore à décrire les maronites. La tradition veut que cette Eglise ait été fondée par saint Maron à la fin du IVesiècle en Syrie. Cette église n’a qu’une branche catholique. Refusant de

prendre position pour le monophysisme au concile de Chalcédoine, ils refusent donc le parti de l’Eglise byzantine. En 1162, l’union est faite avec Rome en pleine croisade, puis l’union totale est conclue au concile de Florence en 144992. Formé au Collège maronite de Rome, ce clergé fonde ses propres écoles au XVIIe siècle, favorisant ainsi la renaissance culturelle arabe.

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Le terme chaldéen est surtout usité pour faire référence à la mouvance catholique de cette Eglise, contrairement au terme assyrien qui désigne la branche orthodoxe.

90 L

E COZ, Raymond, Op. cit., p. 51-52. 91 V

ALOGNES, Jean-Pierre, Op. cit., p. 406, 408, 414-416, 432-433. 92

Les Ottomans ne dirigeant que difficilement le Liban, les maronites y prospèrent, aidés par les émirs musulmans. L’alliance druzo-maronite qui dura 2 siècles leur sera très profitable. Le cas le plus marquant est celui de l’émir Fakharddîn : ce dernier s’entoura de conseillers chrétiens et constitua une armée druzo-chrétienne. Il sera un défenseur des missionnaires venus de France. Cet émir a protégé les maronites, leur donnant un poids politique. En échange ils l’ont aidé à moderniser son Etat et à entrer en contact avec les puissances d’Occident93

.

Coptes

Si l’on vient de décrire les chrétiens présents au Proche-Orient, nous n’avons pas poussé jusque l’Egypte où, selon le Père Gilles de Loches, « il y a des villes pleines de pauvres chrestiens chismatiques de ceux qu’on appelle cophtes94

».

La tradition veut que saint Marc ait fondé l’Eglise d’Egypte, ainsi que celle d’Ethiopie. L’Eglise copte fut elle aussi accusée de monophysisme lors du concile de Chalcédoine95. Ne relevant ni de Rome ni de Constantinople, on qualifie toutefois cette Eglise d’ « orthodoxe » pour préciser qu’elle est séparée de Rome. A l’époque ottomane, et ce depuis celle des Mamelouks, les coptes ont quitté les villes et vivent dans les campagnes de Haute et Moyenne Egypte ainsi qu’à l’orée des déserts. Cette Eglise va rester hermétique aux influences extérieures, notamment aux tentatives d’union bien qu’une petite communauté copte catholique se soit formée. Bien que de taille réduite, elle reçoit de Rome en 1741 son premier « vicaire apostolique », mais il faut attendre le siècle suivant pour qu’un patriarcat soit érigé96.

L’arrivée des missionnaires

Nous voyons donc que l’arrivée des missionnaires a compliqué une mosaïque chrétienne qui était déjà formée de six obédiences principales : les arméniens, coptes, grecs, jacobites, maronites et nestoriens. Pour chacune de ces mouvances, hormis les maronites déjà catholiques, un mouvement unitaire est né à cette époque. La douzième Eglise d’Orient est le Patriarcat latin d’Orient. Cette Eglise fut fondée à l’initiative de la papauté dès la prise de Jérusalem en 1099. Un patriarche fut nommé à Jérusalem, puis un second à Antioche l’année

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ALOGNES, Jean-Pierre, Op. cit., p. 375-377, 640-641.

94 Ms. 1533, lettre du Père Gilles de Loches au Père Raphaël de Nantes, du Caire le 15/12/1630, p. 48. 95 C

ADIOT, Jean-Michel, Op. cit., p. 213, 217. 96

suivante. Cependant, en 1291, le dernier patriarche périt au cours du siège de Saint-Jean- d’Acre. Les franciscains gardiens des Lieux Saints parvinrent à maintenir un résidu d’Eglise latine autour d’eux, si les missionnaires n’en parlent pas, c’est probablement parce que ces catholiques ont déjà leurs propres prêtres via les frères observantins. Toutefois, les capitulations du XVIe siècle et l’arrivée des missionnaires permettent à cette Eglise de se

renforcer peu à peu. Elle devra toutefois attendre l’année 1847 pour qu’un patriarche soit rétabli97.

Près de la ville de Bassora, les missionnaires bretons et tourangeaux ont rencontré une communauté chrétienne plus restreinte et moins connue. Le Père Ephrem de Nevers a écrit à ses supérieurs présents à Alep qu’il avait rencontré une communauté de chrétiens que les missionnaires augustins de Bassora « appellent chrestiens de St Jan [sic.] ». Mais l’auteur de la lettre écrit plus loin qu’il n’a « pas encore bien sceu quelle sorte de gens ce sont98 ». Quelques années plus tard, le Père nous donne légèrement plus d’informations sur ces chrétiens : « Leur vulgaire est arabe comme celuy de Balsorat, quoy qu’ils soient sur l’estat du persien, ils s’usurpent le nom de chrestien qu’ils n’ont pas, car ils ne se baptisent que du Baptesme de S. Jan Baptiste, pour ce on les nommoit chrestiens de S. Jan99. »

Ces chrétiens sont des mandéens, cette mouvance est gnostique et baptiste. Ils se disent descendants des chrétiens qui vivaient auprès de St. Jean- Baptiste.

Maintenant que l’on a mis en place le décor, il est temps de nous pencher sur les acteurs principaux de cette étude, les missionnaires capucins.

97 Ibid., p. 502-505.

98 Ms. 1533, lettre du Père Bonaventure du Lude au Père Raphaël de Nantes, d’Alep le 23/12/1639, p. 358. 99