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III Les capucins français face aux Occidentaux d’Orient

B) Le cas des religieux : de l’entraide à la compétition

Les religieux présents en Terre Sainte avant l’arrivée des missionnaires ne se montraient pas toujours accueillants avec les capucins. Dès la première année de la mission le Père Léonard de Paris écrivit au cardinal Ludovisi afin de solliciter la protection de la Propagande contre les franciscains de Terre Sainte36. De fait les missionnaires se plaignirent très tôt de l’autre famille de franciscains déjà présente au Moyen-Orient : les cordeliers, parfois appelés observantins. Ainsi le Père Thomas de Saint-Calais se plaint des cordeliers. Il dit : « et ferions merveille n’estoit l’opposition des cordeliers, qui nous traversent en toutes sortes de manières possibles : jusques à nous avoir voullu faire empaller tous vif »37. A Saïda, il semble que les cordeliers, installés dans la ville avant les capucins, regardaient d’un mauvais œil l’arrivée d’une autre branche de franciscains. Et parfois, les religieux déjà implantés tentaient d’en référer à la justice ottomane, d’où le risque du pal cité ici. A Alep aussi on retrouve cette même opposition, car comme l’explique le Père Pacifique de Provins, 30 Les franciscains. 31 Ms. 193, p. 5. 32 Ibid., p. 21. 33

François Picquet était consul de France à Alep de 1652 à 1660, puis il fut sacré évêque à Aix-en-Provence en 1677 à l’âge de 51 ans, avec le titre d’évêque de Cæsaropolis. Il gagna Alep en 1679. Il mourut à Hamadân le 26 août 1685.

34 Marseillais choisi en 1661 par François Picquet, qui partait pour Rome, afin s’occuper des affaires du consulat d’Alep, mais François Picquet gardait la charge de consul. Comme son prédécesseur il soutint les missionnaires. Il conserve la charge jusqu’en 1670 puis il laisse sa place un Dupont et va en Inde où il a le poste de directeur de la Compagnie des Indes. Il arriva à Surat en mai 1671 et y mourut en juin 1683.

35 R

ICHARD, Francis, Op. cit.,p. 16.

36 PJP., lettre du Père Jospeh de Paris au cardinal Ludovisi, de Paris le 30/05/1626, p. 55-56. 37

les cordeliers qui étaient chapelains du consul craignaient que les capucins prennent leur place38, le Père rajoute que ce n’est pas le but des capucins. La même année le Père Joseph avait déjà écrit à la congrégation de la Propagande que les capucins ne cherchaient pas à s’installer dans les Lieux Saints ni à capter l’aumône des marchands chrétiens destinée aux pères gardiens de la Terre Sainte39. A la demande du roi de France et du Père Joseph la congrégation de la Propagande publia un décret le 30 juin 1626 ; par ce décret elle interdisait aux cordeliers d’inquiéter les capucins, ces derniers ne pouvaient exercer leur apostat uniquement dans les lieux où les cordeliers n’étaient pas présents40

. Un second décret, daté du 22 février 1627, compléta le premier car les cordeliers tentaient de chasser les capucins de tous les lieux où ils étaient présents, ces derniers étant chapelains des consuls ils se trouvaient dans la majorité des localités où il y avait des catholiques. La Sacrée Congrégation précisa que le premier décret parlait uniquement des lieux où les cordeliers avaient de véritables couvents, pas de simples hospices41.

Face à ces différentes attaques le Père Joseph menaça même Mgr Ingoli42 de faire revenir les capucins du Levant si les autres franciscains continuaient de s’en prendre à eux43

. Malgré les démarches des capucins les choses ne sont pas encore calmées à la fin du

XVIIe siècle, le custode des Tourangeaux de l’époque écrivit : « il n’y a point d’endoit ou ils et

nous sommes éstablis, qu’ils ne nous troublent sans relache, pretendant plus d’austhorité sur nous que noseigneurs [sic.] les Evesques en France44. »

Parfois les religieux de Terre Sainte tentaient d’en référer aux autorités ottomanes. Les capucins d’Alep se plaignirent que les observantins les avaient présentés comme étant des esclaves espagnols au grand vizir, mais ce dernier n’en fit pas de cas, le comte de Césy lui ayant recommandé les capucins45. On voit à nouveau l’importance d’entrer dans les bonnes grâces des hauts représentants français. Parfois, ces derniers semblent jouer le rôle d’arbitre entre les différents ordres sans prendre le parti des uns ou des autres.

Il arrivait que Rome doive intervenir dans ces conflits. Lorsque le Père Jean de Matha, gardien du couvent des cordeliers de Chypre, excommunia le supérieur des capucins de Larnaka, le Père Marc de Bourges, il fut « cassé de sa charge » et remplacé par un autre

38 PH., lettre du Père Pacifique de Provins au comte de Césy, d’Alep le 07/12/1626, p. 341. 39 PJP., lettre du Père Joseph à Mgr Ingoli, de Paris le 30/05/1626, p. 56-58.

40 M

AUZAIZE, Jean, Op. cit., Tome 2, p. 23. 41

Ibid., p. 34.

42 Le cardinal préfet de la Propagande entre 1622 et 1649.

43 PJP., lettre du Père Joseph à Mgr Ingoli, de Paris le 17/07/1627, p. 83. 44 Ms. K1339 (doc. 121), lettre du Père Fulgence de [Thsüan] à Louis

XIV, d’Alep le 09/09/1691, p. 2.

45

religieux46.

Les observantins craignaient de perdre leurs charges au profit des capucins, ainsi en 1644 ils s’en prirent au Père Michel de Rennes car ce dernier avait donné l’extrême onction à un malade47, de même en 1700 un observantin accusa les capucins d’Alep d’avoir dispensé des sacrements sans autorisation48. En effet la faculté des missionnaires à dispenser les sacrements était règlementée. Dès 1625, il était prévu que les missionnaires puissent entendre des personnes en confession, avec licence des évêques, là où il y en avait, exercer des actes paroissiaux, absoudre des hérétiques et faire certaines célébrations, etc.49.On trouve ainsi dans les registres de catholicité des villes de Beyrouth et Saïda que certains actes portent la signature des capucins. Quand il n’y avait pas de prêtres ils se substituaient à eux.

Les capucins n’avaient pas vocation à devenir les chapelains des consuls, mais on a déjà vu l’exemple du Père Pacifique de Provins qui exerça cette charge auprès du consul vénitien d’Alep. Mais, les Français ne se pliaient pas aux décisions de Rome et le Père Joseph informa la Propagande que les consuls de France avaient toute liberté pour choisir leurs aumôniers50.

Les cordeliers n’étaient pas les seuls à s’opposer aux capucins, d’autres missionnaires faisaient de même. A Constantinople, le Père Félicien de Rennes a écrit que « les bons Pères de la Société de Jésus font leur possible pour inquietter les nostre : mai nous avons l’advantage qui est la protection particulière du Sr l’Ambassadeur de France51

». Les conflits avec les jésuites étaient plus importants en Inde. Le Père Paul de Vendôme, missionnaire à Pondichéry, partit à Paris se plaindre des jésuites français de la ville devant la cour royale. Il s’offusque des « faussetez et calomnies » des jésuites qui ont, notamment, dit à l’évêque de Saint-Thomé que roi désirait « auter la cure à nos Pères en faveur des Jésuites52 ».

Bien entendu les capucins n’avaient pas l’apanage des contentieux, les autres ordres s’opposaient aussi entre eux. Le père Raphaël du Mans fait mention d’un conflit entre jésuites et franciscains à Alep. Les franciscains en question sont des cordeliers. Les jésuites voulaient devenir les chapelains du consul de France pour bénéficier d’un statut les garantissant contre

46 Ibid., p. 84-85.

47 FAC. M. 88, lettre de François Sérenne , de Saïda en septembre 1644, p. 1. 48 Ms. 193, p. 89.

49 M

AUZAIZE, Jean, Op. cit., Tome 1, p. 655. 50

PJP., lettre du Père Joseph au cardinal Ludovisi, du camp de La Rochelle le 20/07/1628, p. 110.

51 Ms. 1533, lettre du Père Félicien de Rennes au Père Raphaël de Nantes, de Constantinople le 30/12/1639, p. 356.

52 Ms. K1374 (doc. 41), lettre du Père Paul de Vendôme au Père François-Marie de Tours, [de Paris] le 30/10/1702, p. 1-2.

les avanies53.

Ils arrivaient même parfois que certains ordres s’allient contre un autre ordre. En 1665 un jésuite voulut discréditer les capucins et les carmes déchaussés d’Alep devant le pape, mais il perdit ce bras de fer, puis les jésuites se réconcilièrent avec les deux ordres franciscains54. Toujours à Alep, sept ans plus tard, les capucins avec les carmes déchaussés et les cordeliers, portèrent plainte à la Sacrée congrégation de la Propagande contre les jésuites55. Faut-il voir dans ces deux exemples une alliance ponctuelle contre un ordre mal perçu par ces trois rivaux, ou faut-il voir une solidarité franciscaine ? En effet capucins et cordeliers font tous partie de l’ordre de saint François d’Assise, mais pas les carmes. Alors, faut-il y voir une solidarité entre ordres mendiants, ces trois ordres sont en effets des ordres mendiants.

Si les capucins se plaignirent souvent d’être mal reçus par les religieux déjà présents dans les villes où ils désiraient s’établir, il faut avouer que dans le cas inverse ils n’agissaient pas différemment. Dès 1628, lorsqu’il apprit que des capucins vénitiens venaient s’installer à Constantinople, le Père Joseph avait demandé à la Propagande de les écarter de la capitale turque56. Un peu plus de trois mois s’écoulèrent avant que ne lui parvienne une réponse de la Sacrée congrégation l’informant que les religieux en question avaient été rappelés57. Le Père Joseph, qui évitait de mettre plusieurs ordres français sur les mêmes théâtres d’opération58

ne devait pas voir l’intérêt qu’une seconde province capucine s’installât à Constantinople. Encore moins une province non française, qui ne dépendrait pas par conséquent de lui. En 1644 ce sont les consuls de Saïda qui empêchèrent un père de Jérusalem de prendre la charge de l’église paroissiale, lui préférant les capucins59

. Souvenons-nous du conflit qui opposa les capucins aux jésuites à Pondichéry, il faut savoir que lorsque les jésuites désirèrent s’installer dans la ville, les capucins voulurent les en empêcher. Ils se plaignirent à l’archevêque [d’Areyre] qui considéra qu’il n’existait pas de raisons valables pour empêcher l’implantation des jésuites60.

On voit donc que lorsqu’un ordre religieux était déjà implanté en un lieu il acceptait mal l’arrivée d’un autre ordre, de peur de perdre ses charges et aumônes. On peut y voir les traces des intérêts nationaux, nous savons déjà que les capucins servaient les intérêts de la

53 PR., lettre du Père Raphaël au Père Urbain de Paris, d’Ispahan le 30/07/1683, p. 271. 54 Ms. 193, p. 49.

55 Ibid., p. 59. 56

PJP., lettre du Père Joseph à Mgr Ingoli, de Paris le 29/12/1628, p. 130.

57 Ibid., lettre du cardinal Bandini au Père Joseph, de Rome le 14/03/1629, p. 133. 58 G

ALLAND, Caroline, Op. cit., p. 173.

59 FAC. M. 88, lettre de François Sérenne , de Saïda en septembre 1644, p. 5. 60

France. Mais, le cas des capucins et jésuites français à Pondichéry nous montre qu’il ne faut pas simplement y voir une copie des conflits interétatiques d’Europe, il y avait une réelle compétition entre les différents ordres missionnaires.

Nous possédons de rares cas de discordes entre les capucins eux-mêmes. S’ils sont rares et ont peu d’impact, ils peuvent mener à des mouvements de missionnaires. Voyons l’exemple du Père Joseph-François de Châteauroux qui quitta Diyarbakir pour Alep ne parvenant pas à s’accorder avec le Père Jean-François d’Avignon.

Cependant tous les religieux n’étaient pas en conflit avec les capucins français, on a des traces d’entraide entre les différents ordres.

A Ispahan, lorsqu’ils y sont arrivés, les capucins avaient, comme dans la plupart des autres communautés, rencontré des religieux catholiques qui y étaient déjà présents. Le Frère Toussaint de Landerneau a écrit : « Il y a en cette ville un couvent des P. P. Augustins portugais, et un autre des P. P. Carmes deschaussés, tous lesquels nous tesmoingnent beaucoup d’affection, et vivons avec eux en très bonne intelligence graces à Dieu61

. » Le premier ordre à s’être installé à Ispahan est celui des augustins portugais en 1604, ils furent suivis par des carmes déchaussés italiens puis les capucins français62. Arrivés à Constantinople les carmes logèrent un temps les capucins, avant qu’ils n’obtiennent une maison63. Le père Raphaël du Mans fit à son tour l’éloge des carmes qui portaient « secours selon leurs possibilités à tous les autres missionnaires », il parle même d’une « union particulière avec tous les missionnaires » de la ville64.

Dans la ville d’Alep, où nous avons constaté des contentieux entre franciscains et jésuites nous trouvons aussi des signes de bonne entente. Lorsque les jésuites furent emprisonnés par le pacha, les capucins allèrent « les visiter dans les prisons65 ». De même lorsque les capucins d’Alep furent à leur tour emprisonnés par le pacha d’Alep, 20 ans plus tard, les carmes vinrent les visiter en prison66.

Nous avons vu que les différents ordres missionnaires pouvaient s’entraider en cas de besoin. Les pères de Terre Sainte à leur tour aidaient leurs coreligionnaires en certaines occasions. On retrouve, dans la correspondance que nous étudions, de nombreuses lettres

61 Ms. 1533, lettre du Frère Toussaint de Landerneau au Père Raphaël de Nantes, d’Ispahan le 04/04/1634, p. 144.

62 R

ICHARD, Francis, Op. cit.,p. 26. 63

PP., p. 347.

64 PR., lettre des Pères Raphaël du Mans, Séraphin d’Orléans et Jean-Baptiste de Montmoreau, d’Ispahan le 02/10/1693, p. 312.

65 Ms. 1533, lettre du Père Michel-Ange de Nantes aux capucins de Bretagne, d’Alep le 09/01/1634, p. 118. 66

faisant référence à une telle concorde. C’est dans cette ligne de conduite, qu’à Chypre en 1641, alors que tous les capucins étaient malades, « deux PP. Observantins » les « ont fort assistés67 ». De même les gardiens des Lieux Saints n’empêchaient pas systématiquement les missionnaires d’approcher de leurs « propriétés ». Les cordeliers de Jérusalem laissèrent le Père Justinien de Neuvy célébrer une messe sur le Saint Sépulcre68.

On voit bien qu’une compétition existait entre les différents ordres religieux, plus ils étaient solidement établis dans une communauté, moins ils étaient enclins à accepter la présence d’autres missionnaires. On constate qu’à Ispahan, où la présence occidentale est moins importante que dans l’Empire ottoman où qu’en Inde, on trouve majoritairement des exemples d’entente cordiale, alors que dans les deux autres Etats les conflits entre religieux étaient plus nombreux. Les cordeliers, présents en Orient depuis le XIIIe siècle craignaient de

perdre leurs places de gardiens des lieux saints et de chapelains des consuls occidentaux. Etant donné la place prééminente du roi de France dans la diplomatie ottomane on peut penser que les cordeliers craignaient d’autant plus les capucins qu’ils étaient français et soutenus par leur roi alors que les franciscains étaient du côté de l’Espagne, selon G. de Vaumas69. Les allégeances politiques avaient donc leur importance dans les relations entre missionnaires, même si on l’a vu avec le cas des jésuites français de Pondichéry, l’appartenance à un ordre avait elle aussi son importance dans ces relations.

Les Etats d’Occident n’étaient pas tous catholiques, les protestants aussi s’intéressaient à l’Orient.

C) Les capucins et les hérétiques protestants en Orient : une opposition pas si