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Bien que lointaine, la morale stoïcienne a des fondements sûrs. Elle repose sur des bases solides qui aident à accomplir toute action droite43, à condition de suivre la nature, c’est-à-dire de se conformer à ses exigences et de s’y accommoder. De cette morale, l’homme tient des principes de vie qui conditionnent la forme de ses actions. Ces principes de vie l’aident à se débarrasser de la laideur morale qui gangrène sa vie.

Loin de prétendre affirmer que la morale stoïcienne est la seule valable face aux questions de la nature, nous estimons cependant que celle-ci demeure la base d’une meilleure compréhension des problèmes qui y sont liés. Par les mécanismes et les règles que cette morale véhicule, elle permet à tout homme qui en fait bon usage, d’avoir une conduite prudente et responsable dans ses rapports à la nature. De cette réalité connue, les Stoïciens dans leur ensemble restent les véritables dépositaires du savoir ancien, porté très souvent sur la morale et le respect de la nature. Tout exemple éthique tiré de la conduite morale des Stoïciens, demeure à notre avis toujours actuel et doit gouverner toute action. Par l’exigence d’une conduite convenable, les Stoïciens cherchaient surtout à interpeller l’homme au premier chef, dans le but de l’exhorter à suivre la voie de la sagesse, celle qui impose un attachement indéfectible à la nature. Ils recherchaient ainsi à initier un genre de vie ou une forme d’existence en conformité avec la raison, et chargée de contrôler tous les faits et gestes de l’homme.

Considérées comme devoir de l’homme vis-à-vis de la nature, les tendances originelles de l’être humain devraient vraisemblablement le conduire sur la voie sûre d’une conduite convenable, recommandée par la raison. Or, le fait que l’être humain soit par nature un être de désirs, complique certaines recommandations de la raison, et expose parfois l’homme à la démesure. La véritable grandeur d’un homme se caractérise tant par sa capacité à vivre en société que par sa foi dans le contrat naturel qui le lie à autrui. La nature étant a priori inconnue et insaisissable, sa compréhension exige de l’homme, la rigueur d’une âme élevée, c’est-à-dire une âme guidée par la raison. Ce qui lui permettrait d’être toujours apte à mesurer avec certitude et discernement, la somme de ses actes. En tant que bénéficiaire d’une entité suprême qu’est la raison, l’être humain se doit de protéger la nature grâce à laquelle il tient tout ce dont il a besoin. Il a pour cela le devoir d’y veiller, tout en conservant le droit d’en tirer profit. Tel est le contrat qui en principe les lie, et qui est de ce fait recommandé par la raison. En se pliant à ces

43 Les Stoïciens en général, et Stobée particulièrement, entendent par actions droites, toutes actions justes et

exigences, l’homme accomplirait ainsi sa tâche qui ferait de lui un être situé au-dessus des autres espèces vivantes, parce qu’il exercerait sa raison au profit de tous. En réalité cette attitude n’est pas nouvelle, car elle était celle qui favorisait la cohésion entre la nature et les tendances originelles de l’homme.

2-1 La nature et les tendances originelles de l’homme

Nous avons déjà remarqué que les Stoïciens montrent que, les diverses espèces vivantes forment une hiérarchie entre elles. Dans cette hiérarchie, l’homme appartient à une espèce située au-dessus de la chaîne, car distingué par un attribut particulier qu’est la raison. De ce fait, l’homme a une place primordiale dans la nature parmi d’autres espèces vivantes. Et comme les autres espèces, il cherche à perpétuer la sienne par la reproduction. Mais la grande caractéristique de l’être humain est qu’il participe à la raison universelle, et possède en lui une étincelle de lumière naturelle de l’esprit, qui lui garantit une place de choix parmi les autres espèces vivantes.

Toutefois, ce statut ne lui octroie nullement un pouvoir absolu sur les autres espèces, qui semblent fatalement se substituer à ce que leur impose l’homme. Une telle attitude ne se justifie pas car, en réalité, l’homme n’est que le maillon d’une chaîne existentielle voulue par la nature. Mais ses tendances originelles le poussent à s’attacher à sa vie propre uniquement, et rarement à celle des autres. Situé au-dessus des autres espèces vivantes, l’homme a le pouvoir d’agir rationnellement sur les autres espèces, mais il a tout aussi le devoir d’y veiller en tant que conscience. Bien qu’il ait une place importante parmi les autres espèces, l’homme se doit de reconnaître qu’il est d’abord une partie de la nature, et que seule la loi commune de cette nature le gouverne. S’il est maître de son destin, il n’a cependant pas les pleins pouvoirs sur toute chose car, souvenons-nous, il y a des choses qui dépendent des hommes, et que d’autres sont soumises à l’appréciation de la nature.

L’attitude de l’homme qui tend à vouloir tout diriger proviendrait de son droit de nature, puisqu’on la retrouve également dans l’histoire complexe de la civilisation humaine. Une bonne intellection sur les notions de droit naturel et de loi naturelle permettrait peut-être de mieux cerner cette problématique. En effet, la théorie antique du jus naturale a connu son apogée avec les pères de l’Eglise et Saint Thomas d’Aquin. Ces derniers soutenaient que le droit de nature44

44 Rattachée indéfectiblement à l’histoire humaine, la notion de droit de nature a toujours été radicalement opposée à

celle de loi naturelle, mais l’on pense que la notion de droit naturel est désormais liée à un changement de sens par rapport à celle de loi naturelle. A partir du XII ème siècle, le droit de nature est conçu par Descartes et Grotius comme

en tant que loi non écrite est immuable, et de ce fait, elle a une dimension plus grande que la loi humaine, parce qu’elle ne serait que le fruit de la subjectivité de l’esprit humain. Le droit de nature aurait ainsi une origine divine, alors que la loi de nature serait le fait de la raison humaine.

La tradition aristotélico-thomiste pense que l’homme, doué d’intelligence et de liberté, doit réaliser sa nature et sa destinée en fonction de ses finalités propres. Si l’homme social par essence ne peut s’épanouir que dans la société, lieu naturel de son existence, et dans les relations multiformes qu’il entretient avec autrui, alors il existe des droits fondés sur les exigences de la nature humaine. Le droit naturel consiste ainsi en un ensemble de principes régissant les conditions de toute société, parce que correspondant à la nature identique en tout homme45. Comme Saint Thomas, l’on est porté à croire à l’existence d’une loi, par le fait qu’elle est fondée en raison sur la nature ou sur l’essence des êtres. Le choix de la loi de nature s’avère donc le meilleur, puisqu’il restitue de manière universelle et identique les droits humains, et se présente comme un principe de raison à géométrie non variable.

Même si l’idée d’un droit de nature non écrite et immuable est soutenue par les pères de l’Eglise et Saint Thomas d’Aquin, cette conception du droit divin avait déjà été formulée par Héraclite. Avec Platon, la signification ontologique de la loi naturelle vient expliciter les notions de norme et de normalité qu’il dégage, en liaison avec sa théorie des idées46 qui affirme que : « une chose est en liaison avec la nature, lorsqu’elle réalise la conformité à son archétype ». Avec Aristote, « la nature intelligible ou essence, devient immanente à l’individu qu’elle informe dans sa structure et dans son agir. La normalité est désormais normativité, elle consiste à répondre aux exigences de la nature en tendant droitement vers les fins qu’elle implique »47.

Le désir de transformer la nature de manière intelligible est omniprésent dans l’œuvre d’Aristote, qui recommande cependant de l’approcher avec mesure et retenue. C’est pourquoi il propose dans son ontologie dynamique, un modèle biologique sensé et rationnel. Il précise que toute nature doit être soumise au changement que l’homme, par sa science biologique, doit opérer selon sa propre fin qui est aussi sa perfection. Soumise à l’analyse du vivant, la question de la finalité peut susciter plusieurs interprétations. Pour Aristote, la finalité de tout vivant consiste à accomplir sa « fonction propre »48. Il soutient que toute réalité existant dans la nature étant une pure et grossière invention arbitraire attribuée à Dieu. Ils estimaient qu’une loi dérivant de la divinité comme législateur, ne peut être clairement et définitivement posée comme système immuable et achevé. Pour ces derniers, le droit de nature ressemblerait ainsi à un code écrit et applicable à tous les hommes.

45 Cf. Leclerc Jacques., Leçons de droit naturel, in Encyclopædia Universalis, Dictionnaire de la philosophie,

Préface d’André Comte-Sponville, 1. La tradition aristotélico-thomiste, Paris, Albin Michel, 2000, p. 1229

46 Cf. In Encyclopædia Universalis, Op. Cit., p. 1230. 47 Cf. Idem

48 Cette expression d’Aristote signifie l’existence du vivant comme nature vivante, par opposition à ce qui est mort,

possède une normalité de fonctionnement. C’est la manière avec laquelle les êtres doivent réaliser leur nature, leur fonction, leur fin ou leur bien, qui fait la différence entre eux. Par exemple, la nature du vivant est de se mouvoir et de se reproduire selon son espèce, mais celle de l’homme (en plus de ces possibilités) est en principe de se distinguer en exerçant sa raison. Cet exemple montre à plus d’un titre à quel niveau se situe la différence entre les autres êtres vivants et l’homme qui, par sa raison, doit avoir des devoirs et des fonctions éthiques contrairement aux autres vivants. L’homme, être vivant différent parce que libre et doué de raison, ne peut en fait prendre son sens éthique qu’en prenant conscience de cette entité supérieure qu’est la raison, sans omettre de prendre en compte toutes les autres espèces vivantes.

Par ailleurs le droit de nature n’étant une garantie pour personne, il importe donc de le circonscrire, dans le but d’améliorer les rapports de l’homme avec autrui et avec le monde dans lequel il se réalise. Or, l’être humain, bien que doté d’une raison, demeure énigmatique dans ses rapports à la nature, parce que la raison à laquelle il doit se référer à toute occasion est orientée à d’autres fins. C’est dans cette logique qu’elle peut se manifester en l’homme comme calculatrice d’intérêts partisans. L’être humain est donc ainsi doté du désir de menace et de force. Une telle orientation de la raison est un obstacle, et même un danger pour autrui, puisque la raison calculerait ainsi l’intérêt, non pour viser le bien mais pour brandir la menace de la liberté d’autrui. Thomas Hobbes49 formule savamment cet état de fait et pose que, pour ce qui est de la force corporelle, l’homme le plus faible en a assez pour tuer l’homme le plus fort. Cette éventualité est possible, soit par une machination secrète, soit en s’alliant à d’autres qui courent le même danger que lui.

Ainsi imprévisible pour l’homme, le droit naturel déterminé par la puissance ou le désir de chacun en vertu du fait généralisé du conflit et d’incertitude qu’il engendre, doit être anéanti. C’est dans ce désir de mettre fin à cette vie de menaces perpétuelles que la loi de nature viendra supplanter le droit de nature, car le droit de nature se trouve déchiré par une contradiction. D’une part, il isole chacun dans sa singularité, et d’autre part, il exige de rechercher la paix en autorisant la guerre, puis requiert l’union qu’il interdit. Il est clair que, entre la guerre et l’ombre harcelante de la mort et la réprimande du désir, un choix doit impérativement être fait. C’est ainsi que la raison s’affirme en privilégiant le désir humain à survivre, grâce à la loi civile. La loi civile, véritable produit de la raison, met pour ce faire en question le droit de nature, et restreint le pouvoir de chacun sur tout et sur tous.

Considérés comme radicalement opposés, le droit naturel et la loi de nature se distinguent alors clairement. Le droit de nature correspond au pouvoir que possède chacun d’exercer sa force, sa puissance. C’est en d’autres termes l’affirmation de l’individu dans sa singularité. Une telle liberté que s’offre chacun d’user de son plaisir, son désir, sa jouissance, et même de son pouvoir sur autrui, est dangereuse pour l’intégrité de la personne humaine. Prise ainsi, la liberté serait pour chaque homme, un pouvoir sans limites qui lui permettrait d’étendre son empire pour vivre, détruisant par conséquent son prochain.

Cette théorie longtemps débattue a fait école, et a suscité de nombreuses réactions. En résumant la nature humaine de la sorte, il ressort évidemment que l’homme à l’état de nature serait naturellement doté d’un instinct de violence. Or, cette théorisation des concepts de droit et de lois de nature, est en réalité le fruit de l’imagination de certains philosophes du contrat, pour justement canaliser certaines pulsions négatives de l’homme. Notre objectif était justement de faire une rétrospective de cette réalité mythologique pour essayer de mieux comprendre la question de la nature et les tendances originelles de l’homme, en rapport aussi bien avec son histoire qu’à son mode de vie communautaire. En faisant cette rétrospective de l’histoire humaine, on constate que celle-ci n’est finalement qu’un fragment de son histoire naturelle. Pour mieux la comprendre, il suffirait de retenir que l’histoire humaine doit être saisie dans son enracinement à la nature et dans sa connexion avec l’univers. Il est normal de la comparer à l’histoire des autres organismes vivants tels que les plantes ou les animaux, qui demeurent originellement attachés à la nature. Cet attachement originel de l’homme à la nature explique la résistance qu’éprouve ce dernier à l’application de son intelligibilité, à dégager tous les mystères qui y sont inhérents. Ce qui remet en cause la fameuse idée sur l’efficacité de l’homme machine de La Mettrie, qui ne serait en fait qu’un automate infidèle, privé d’âme, fonctionnant de manière mécanique, et qui trouve ses limites sans l’intervention incessante de l’homme.

A la différence des machines, les êtres vivants se caractérisent par leur comportement, c’est-à-dire par leur conduite. Le parallèle tiré entre la machine et les êtres vivants, consiste à montrer la différence comportementale entre ce qui se présente comme outil indispensable pour l’accomplissement des tâches humaines, et les êtres vivants qui sont des organismes vivants ayant une origine plus complexe. Autant la machine doit s’exécuter aux ordres de son maître, à savoir l’être humain, autant les êtres vivants doivent obéir aux ordres de la nature, à travers laquelle ils tirent leur essence. La conduite de chaque partie marque les limites et les différences comportementales par rapport à l’exécution des tâches qui sont les leurs. Les machines ont pour point de départ l’homme, et les êtres vivants ont pour point de départ les premières tendances à la nature, qui sont les conduites convenables et les actions droites. D’ailleurs, la sagesse elle-

même trouve inévitablement son départ de ces premières tendances. Dans la partie sur la morale, intitulée Les conduites convenables50, Diogène Laërce51 apporte des nuances sur la compréhension que l’on doit avoir des conduites convenables. En cohésion avec toute l’école stoïcienne, il admet que l’expression conduite convenable s’applique à tous les êtres vivants, c’est-à-dire qu’elle s’étend jusqu’aux animaux et aux plantes. Néanmoins, il rapporte que Zénon est le premier à se servir de ce terme pour signifier ce qui convient à la nature particulière du vivant. Pour reprendre ses propres termes, il dira que "ce qui convient est pour des organismes, l’acte accompli selon une nature propre".

En effet, l’école stoïcienne dans son ensemble s’accorde à reconnaître que toute conduite convenable se rapporte inévitablement à l’acte raisonnable, et doit être en conformité avec la nature. En clair, l’acte convenable est une exigence ou une recommandation de la raison. Toutefois, Zénon pense que parmi les actes accomplis par l’instinct, il y en a qui sont des conduites convenables et d’autres non. Par l’exigence d’une conduite convenable, les Stoïciens voulaient interpeller au premier chef l’homme, pour l’exhorter à suivre la voie de la sagesse, celle qui impose un attachement indéfectible à la nature. Ils recherchaient à initier un genre de vie ou une forme d’existence en conformité avec la raison. Cette raison était censée contrôler tous les faits et gestes de l’homme. Considérées comme devoir de l’homme vis-à-vis de la nature, les tendances originelles de l’être humain devraient vraisemblablement le conduire sur la voie sûre d’une conduite convenable, elle-même recommandée par la raison. Or, le fait que l’être humain soit par nature un être de désirs, complique certaines recommandations de la raison et par conséquent, expose l’homme à la démesure.

Malgré ses prétentions démesurées à vouloir tout prendre à son compte, et malgré ses insatiables prétentions à vouloir tout posséder, l’homme reste un être de désir. Liés les uns aux autres, tous les êtres vivants sont indispensables au bon fonctionnement de la nature, et l’idée de nature devient inévitablement liée à l’idée de détermination. Comme chez les Epicuriens, le point de départ de l’éthique stoïcienne est naturaliste, à la différence que la description épicurienne est aussitôt corrigée, puisque le mouvement premier ne vise pas le plaisir, mais tend à conserver et à développer sa propre constitution. Comme pour tout vivant, ce qui détermine l’homme est son caractère primitif à la nature, ainsi que la conscience qu’il est censé en avoir.

Ainsi, la constitution primitive de l’homme est irréfutablement liée à la nature qui l’aide a priori à repousser ce qui lui est hostile, lui suggérant alors ce qui lui est convenable. Ce qui lui

50 Par « conduites convenable s », Diogène Laërce entend ce qui pousse par quelque force, à un acte raisonnable tel

qu’il soit en conformité avec la vie.

est convenable viendrait naturellement de sa raison, parce qu’elle commande les actions droites et justes, conformes aussi bien aux lois naturelles que communautaires. C’est l’une des conditions de la recherche du bonheur car, comme le souligne Stobée52, « toutes actions droites sont des actions justes, conformes aux lois, attestant une bonne tenue, de bonnes mœurs, arrivant heureusement, avec bonheur, avec à propos ». Dans la même logique, le philosophe stoïcien53 considérera les conduites convenables comme étant des actions droites et parfaites. Mais l’homme est-il capable de vivre selon ces principes naturels ? En principe oui, car tout être humain a la chance de bénéficier d’un libre arbitre qui lui offre des possibilités de choix, et lui dicte grâce à sa raison, ce qu’il doit faire et ce qu’il ne doit pas faire. Grâce à la bonté de la

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