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Les Stoïciens appréhendent la nature comme une force autonome agissant dans le cosmos. Elle est unie et unique et de ce fait, elle est l’origine de toutes les activités qu’exercent les différentes espèces vivantes au sein de cet espace. La nature est en fait le principe des processus et de leur devenir. Tous les penseurs d’Ionie (pour la plupart physiologues) affirmaient que la matière sous la diversité de ses éléments était la cause des phénomènes. Et à la succession des filiations qui tentaient de rendre compte du devenir, se substituait la recherche du stable, du permanent et de l’identique.

L’indivisibilité de la nature est indiscutable pour les penseurs grecs qui, de manière unanime, trouvent que la cohésion de la nature est une évidence. Les Stoïciens y trouvaient l’expression même de la raison qui s’exerce en l’homme, en tant qu’être intelligible et voué au Bien, c’est-à-dire à la sagesse morale. Tout homme qui applique à la direction de sa vie et de son action la loi qui préside au gouvernement du monde, c’est-à-dire la raison, accède au bonheur. L’acquisition de cet état d’esprit est conditionnée par la précision que chacun pourrait apporter à ses décisions, lesquelles décisions devraient être en phase avec une conduite convenable qui offre aux tendances humaines, les clés du bonheur. Tout esprit rationnel est censé vivre ces moments, parce qu’il s’attelle à poser essentiellement des actes vertueux. Pour tout dire, la pensée rationnelle ne se détourne jamais du Bien, c’est pourquoi elle recherche toujours l’action morale comme essentielle à l’équilibre de la vie.

Il est juste d’affirmer que la fin ultime de tout homme est d’atteindre le bonheur. Le recherchant, l’homme doit se perfectionner, non sans tenir compte de la qualité de ses actes. Admettre cette vision du monde, c’est accepter la mise en place d’un contrat naturel qui pourrait favoriser des meilleurs rapports entre l’homme et la nature, par une reconnaissance de la rationalité de la nature. Vivre de manière contractuelle avec la nature, c’est s’accorder avec les Anciens qui pensaient que la nature était en réalité une force rationnelle. La même attitude était partagée par les Stoïciens qui parvenaient à une vie sans trouble avec la nature parce qu’ils estimaient que, le bonheur à travers la nature était le dernier terme auquel se ramène la tranquillité de l’âme. Les tendances contraires à la conformité des rapports de l’homme avec la nature, étaient le fait d’une maladie de l’âme. C’est par l’acquisition du bonheur que les Stoïciens dominaient toutes les mauvaises tendances qui affectent la raison.

Une telle attitude, souvent prise pour exemple, avait servi à rétablir un climat harmonieux entre l’homme et la nature. De ce fait, il est normal que les hommes et les écoles de pensée de

cette époque se sont inscrits dans cette logique et ont fait le choix de suivre un tel mode de vie qui leur permettait de vivre en harmonie avec eux-mêmes et avec autrui. L’harmonie avec eux- mêmes, mais aussi avec autrui, leur permit d’accomplir des devoirs qui étaient les leurs. Cette harmonie se justifiait par le fait qu’une telle attitude préservait aussi bien les relations que la cohésion dans les rapports qui les liaient les uns aux autres. En acceptant ce contrat nécessaire à l’amélioration des relations entre espèces vivantes, un lien fort naît naturellement entre l’homme et la nature, car l’homme est porté à vivre selon les exigences de la nature, mais aussi selon la raison qui préside sa conduite.

3-1 La nature et les conduites humaines

Généralement défini comme animal rationnel, l’homme a aussi bien le pouvoir que le devoir de distinction des choses. Il a le droit de décider de la direction à donner à sa vie, mais il doit aussi être capable de faire des choix conformes à sa raison, lesquels l’exhorte à comprendre qu’il existe aussi d’autres espèces vivantes que lui. La raison est un héritage naturel aux qualités inestimables dont l’être humain est le seul bénéficiaire. Il se doit donc de la valoriser par son attitude. Le choix d’un mode de vie conforme aux valeurs nées de sa raison, doit clairement émerger en lui à travers un contrat social rationnel, qui pacifie sa relation à autrui. Conduit par la raison, l’homme a des capacités réelles, lesquelles peuvent le libérer du joug des passions dont il est parfois victime. Combattre les passions c’est choisir de vivre selon la raison en se libérant du joug des désirs vains considérés comme non naturels et non nécessaires à ce dernier. Fruit de la raison, les conduites convenables que les Stoïciens recommandent à l’homme, doivent indéfectiblement conditionner ses rapports à la nature. Les conduites convenables ont nécessairement un rapport à la nature. Elles peuvent se comprendre comme une sorte de contrat de bonne conduite qui demande à l’homme de vivre harmonieusement avec le monde. C’est une exigence importante puisqu’elle est utile au maintien et à l’équilibre de la vie sous toutes ses formes. Aussi définies par les Stoïciens comme étant ce qui pousse par quelque force à un acte raisonnable, les conduites convenables exigent de l’homme l’acte raisonnable, c’est-à-dire qu’il est censé adopter une attitude exemplaire dans ses rapports à la nature.

Reconnues comme grande exigence de l’école stoïcienne, les conduites convenables étaient vraisemblablement un impératif à la pacification des rapports homme/nature. C’est Zénon74 qui en premier, avait fait usage de cette expression pour signifier ce qui convient. Selon

Zénon, ce qui convient est pour tout organisme, l’acte accompli selon une nature propre. Cité par Diogène Laërce, Zénon75 dit : « (…) Les actes convenables sont ceux que la raison nous commande de faire, comme d’honorer nos parents, nos frères, notre patrie ou secourir nos amis ; les actes en marge de la conduite convenable sont ceux que la raison ne recommande pas comme de négliger ses parents, de ne pas s’occuper de ses frères, ne pas s’entendre avec ses amis, mépriser sa patrie, etc. ». Cette vision de Zénon indique à juste titre que la raison reste pour l’homme, l’élément indispensable à la régulation de sa conduite. Elle offre une direction juste et droite à son action. Seules les actions convenables sont recommandées par la raison, ce qui signifie que toute action contraire n’est pas du ressort de la raison. Les conduites convenables doivent donc être comprises comme un ensemble d’actes conformes à la raison humaine. Elles sont pour ainsi dire une exigence à la justice, à la responsabilité et aux actions droites. Stobée76, dit que « toutes les actions droites sont des actions justes, conformes aux lois, attestant une bonne tenue, de bonnes mœurs, arrivant heureusement, avec bonheur, avec à propos ».

Bien que voué aux nouvelles exigences telles que les sciences et techniques qui ne sont parfois que des effets de mode et des épiphénomènes, l’homme constate bien que seule la réalité d’une nature vivante lui est réellement indispensable. Il a donc intérêt à revoir sa conduite et à la rendre conforme aux exigences de la raison, qui recommandent de se réaliser en tant qu’être conscient et responsable en toute situation. Par la prise de conscience, l’homme est censé avoir une conduite convenable, c’est-à-dire favorable à la rectitude de l’action. Selon Stobée, « La conduite convenable est ce qui chez le vivant est conforme à sa nature, un acte fondé et justifié par la raison ; le non-convenable c’est au contraire ce qui n’est pas justifié par la raison. Ce convenable se retrouve même chez les êtres privés de raison, car eux aussi sont capables de vivre conformément à leur nature ; chez les êtres raisonnables, le convenable est ce qui découle dans la vie ». Chez Stobée, les conduites convenables parfaites ou actions droites, sont les actions justes et conformes à la raison que l’être humain doit entretenir dans ses rapports à la nature.

De l’avis de Stobée, les êtres dépourvus de raison sont aussi capables de vivre conformément à leur nature. Mais la conformité à la nature dont il fait état n’est autre que l’orientation naturelle de tout être par rapport à son essence. Cette orientation naturelle suit toujours une trajectoire précise, et ne vise que les actions droites et parfaites. Cela revient à dire que certaines espèces vivantes privées de raison, tels que les animaux et les plantes, sont malgré tout en parfaite harmonie, aussi bien avec leur nature propre qu’avec la nature elle-même. Ces espèces suivent en réalité, une trajectoire vitale semblable à celle de l’espèce humaine. Cette

75 Idem, p.110

trajectoire détermine naturellement l’action à suivre tout au long de leur processus existentiel. Et leurs rapports au monde sont parfaitement harmonieux, soit instinctivement soit par des mécaniques naturelles dont la nature détient l’exclusivité du mystère.

Au-delà du sens que l’école stoïcienne accorde aux conduites convenables, sa compréhension n’est pas contraire à celle des hommes de notre temps. En effet, les conduites convenables étant un mode de vie ou une attitude, elles pourraient donc être adaptées aux mœurs ou aux lois qui gouvernent le monde moderne. Vu l’impossibilité de dissocier conduites et lois établies, toute société organisée est censée relier conduites humaines et devoirs. Toute action correctement menée dans le respect des règles établies contient en elle des germes de vertu, parce qu’elle est construite sous le contrôle de la raison. Ce qui revient à dire que les tendances humaines construites sous quelques formes que ce soient, doivent être régies par une organisation de la vie, et une forme d’existence non contraire à la raison elle-même.

Dans le contexte de la rationalité grecque où le logos est posé comme voie royale d’accès au vrai et au juste, les conduites convenables ne sauraient s’accomplir si elles échappent à sa gouverne. Même s’il est vrai que la pensée humaine est parfois source d’erreurs, et est livrée aux passions et aux contradictions, il faut toutefois à s’en défaire lorsque la raison les juge préjudiciables à la forme et à la qualité de l’action. La célèbre dialectique platonicienne qui permet à l’âme de s’élever progressivement des réalités sensibles, changeantes et illusoires, ou des essences intelligibles, stables et véritables, le montre bien. Par subdivision et par rapprochement, Platon adopte en effet une démarche qui consiste à s’extirper du monde sensible pour accéder à la nécessité du monde intelligible, source de vérité. Recourir à la vérité, c’est quitter le monde illusoire pour celui des Idées, c’est être gouverné par le logos. S’affranchir de l’utopie pour faire corps avec le logos qui désigne à la fois dianoia, c’est-à-dire la pensée discursive ou la raison, et le noesis, qui signifie connaissances intuitives des essences, c’est s’accorder avec la rationalité.

La dialectique platonicienne vise donc la saisie intuitive des essences qui sont les idées régulatrices du savoir scientifique en même temps que la mesure du vrai. Platon montre à juste titre que sans la noesis, la dianoia est un logos aveugle. Il serait donc incapable de reconnaître le vrai du juste. Il est de ce fait impossible d’éluder l’une ou l’autre, parce que cela pourrait altérer les vertus du logos. C’est pourquoi l’homme doit nécessairement se former à un logos entièrement constitué de la dianoia et de la noesis, au cas où il s’en serait détaché de l’un ou de l’autre. Toute vie humaine sans formation pratique à la connaissance et au goût pour le logos, aurait du mal à partager son amour pour la nature. Il importe donc à tout homme de s’offrir une éducation aux questions écologiques et environnementales gouvernées par le logos, et qui doit

compléter toute formation humaine à une conduite convenable par rapport à la nature. Cette éducation aux valeurs fondamentales de la création doit toucher toutes les couches sociales à savoir : élèves, étudiants, professeurs, politiques et professionnels, pour faire connaître et faire accepter la raison comme pouvoir irréfutable dans la régulation des conduites humaines. L’absence d’éducation et de formation aux questions de la nature et aux civilités qui s’y rattachent est un manquement grave à la compréhension de la nature. Ne s’agirait-il pas d’une aversion pour le bon sens ? La valorisation de la raison ne peut-elle pas favoriser un regain de sentiments pour les questions écologiques ? L’homme considère-t-il la raison comme valeur cardinale à la modification des comportements humains ? Y a-t-il des causes objectives à cela, ou est-ce la dictature des sciences et techniques qui oblige l’être humain à s’en détourner ?

L’attitude humaine qui tend à s’attacher sans réserves aux sciences et techniques, peut effectivement être jugée inquiétante par tout être gouverné par la raison. De même, construire le progrès humain en faisant fi des sciences et techniques, est un leurre ! Rejeter la raison dans la construction d’un monde progressiste consiste à faire preuve de misologie (mîsein), au sens où Platon la décrit dans le Phédon, c’est-à-dire la haine de l’âme. Envisager un progrès technoscientifique qui échappe au contrôle de la raison revient à soumettre l’humanité et la nature sur laquelle elle trouve ses ressources, à des risques dus aux déviances de l’esprit humain.

Dénonçant fermement l’attitude qui consiste à rejeter la raison dans la construction d’un monde technoscientifique rationalisé, au profit d’une surévaluation des bienfaits des sciences et techniques dépourvues de toute valeur éthique, caractéristique de nos sociétés actuelles, on propose une alternative synthétique satisfaisante pour toutes les espèces vivantes. Cette alternative prévoit une valorisation des connaissances nouvelles qui tient compte de toutes les synergies, pourvu qu’elles soient en phase avec les catégories de la raison. La réussite d’un modèle progressiste acceptable place clairement la raison dans son sens inspiré par le contexte de la rationalité grecque, où le logos est posé comme seule voie d’accès au vrai et au juste. L’émergence de nouvelles disciplines intégrant la raison comme référent à tout acte est nécessaire. De ce fait, l’apprentissage et la formation à la valorisation des pratiques rationnelles à travers la philosophie ou les sciences morales, doivent à notre sens reprendre leur place.

Les sciences aussi bien que la philosophie, prises de manière isolées, ne tiennent pas compte de cette démarche qui valorise une synthèse des connaissances humaines. L’analyse et certaines idées transcendantes n’apparaissent aujourd’hui que dans l’âme du philosophe qui sait où diriger son regard. Elles ne doivent pas être écartées dans les démarches qui conduisent à un développement industriel, économique, moral et spirituel du monde. Eduqué à la dialectique, le philosophe sait mieux que quiconque qu’une âme non encore formée ou éduquée à ce type

d’exercice, peut faire face à une mauvaise application de la raison. L’usage de la philosophie ne contribue pas seulement à un progrès de la connaissance, il est aussi un progrès dans la réalisation même de l’être humain, parce que favorable à une conversion positive de l’âme, c’est le sens même du terme grec d’anabase77.

De même, privilégier le seul raisonnement au détriment de la vérité est un sophisme qui irrite gravement la rationalité humaine, parce qu’elle est de ce fait vidée de sa substance la plus essentielle, c’est-à-dire la recherche de la vérité. Le rejet de la raison par les sociétés technoscientifiques ne saurait être un simple quiproquo, mais plutôt une volonté délibérée des empires capitalistes et individualistes de tuer les valeurs morales qu’elle véhicule. Ce rejet serait également motivé par l’incapacité de la rationalité en tant que concept humaniste à satisfaire les aspirations de l’être humain englouti par l’attrait des sociétés nouvelles, devenues plus complexes et plus exigeantes par leurs besoins. D’où la nécessité, non d’agir en cherchant à avoir raison, mais plutôt avec la raison et les valeurs qui vont avec, telles que la morale, la responsabilité et la conscience des choses. Ces éléments moteurs concourent à la régulation des conduites humaines et réduisent certains types de passions dévastatrices qui hantent l’esprit humain.

Comme toute chose, la raison doit être cultivée non pour la jouissance et la misologie78, mais pour avantages qu’on en tire. Kant79 signale justement ce problème en affirmant ceci : « Plus une raison cultivée se consacre au projet de jouir de la vie et du bonheur, plus l’être humain s’écarte du vrai contentement. C’est pourquoi chez beaucoup, et à vrai dire chez ceux qui ont tenté de mener loin l’usage de la raison, survient (...) un certain degré de misologie, dans la mesure où après évaluation de tous les avantages qu’ils retirent (...) ils trouvent qu’ils se sont attirés plus de peine qu’ils n’ont obtenu de bonheur ». Toutefois, le philosophe de Königsberg souligne que le problème n’est pas tant la légitimité de la recherche effrénée de la jouissance, que la légitimité de la croyance selon laquelle, la raison aurait été donnée à l’homme pour

77 Nous donnons à ce terme le sens de progresser ou d’évoluer dans une logique favorable au développement de

l’esprit humain, en parfaite cohérence avec son logos.

78 Misologie vient du grec miso qui signifie haine et de logie qui veut dire raison. Il signifie donc littéralement la haine de la raison. Platon en fait usage dans ses dialogues, en parlant des Sophistes. Il oppose le philosophe

préoccupé par la recherche de la vérité à travers la rhétorique et la dialectique, au sophiste qui use de la rhétorique pour chercher à convaincre sans avoir forcément raison, c’est-à-dire qu’il cherche à l’emporter absolument sur son adversaire. Il rejette de ce fait l’idée d’une vérité universelle au détriment du relativisme. Platon l’illustre bien dans l’apologie de Socrate, dans lequel il montre comment les arguments de Socrate s’avèrent insuffisants pour le sauver face à la rhétorique triomphante des sophistes. Par ailleurs, Descartes parle de la misologie en établissant un rapport avec les préjugés. Il estime que si les préjugés ne disparaissent pas même après une démonstration rationnelle et munie des preuves palpables, c’est la faute à la misologie, car conclut-il, un être doué de raison ne peut ignorer d’où elle vient.

79 Emmanuel Kant, Fondement de la métaphysique des mœurs, Trad. Victor Delbos, 1ère section, éd.. Delagrave

accéder au bonheur. C’est plutôt l’impuissance de la raison à satisfaire le désir de bonheur de l’homme qui est à l’origine de la misologie, laquelle pousse l’homme à certains excès de la vie. Kant pense que croire que la raison procure le bonheur à l’homme est une erreur car, déçus par celle-ci, certains ont pu sombrer dans la misologie.

Pour Kant, plutôt que pour atteindre le bonheur, c’est en réalité pour atteindre la vertu que la raison a été attribuée à l’être humain. Dans Les fondements de la Métaphysique des

Mœurs, il illustre cette idée en ces termes : « La fin de leur existence est toute autre et d'une

dignité beaucoup plus élevée, que c’est à cette fin et non pas au bonheur que la raison est tout spécialement destinée » Kant fustige donc la conception épicurienne et stoïcienne du bonheur.

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