b2 Contentieux entre parents divorcés
SITUATION DU PERE
B. Evaluation de la disparité des décisions quant aux montants de CEEE
4. Des montants de CEEE fixés en appel sur ou sous évalués par rapport au barème implicite
Pour poursuivre notre analyse de la disparité des décisions en matière de CEEE, nous nous intéressons maintenant à l’écart entre le montant de CEEE observé (la décision de la cour d’appel) et le montant estimé par le barème implicite mis en exergue par l’analyse présentée au tableau n°II.B.3. Nous considérons donc que la valeur estimée correspond au montant équitable (sans disparité puisque, à caractéristiques identiques, le montant estimé est identique) et nous cherchons à savoir si les écarts à cette norme implicite sont liés à certaines caractéristiques non objectives. La distribution de ces écarts (ou résidus) peut se résumer ainsi. Tab. II.B.6. Distribution des écarts « CEEE observée – CEEE estimée » Classes d’écart Effectifs relatifs < ‐232 euros [‐232 ; ‐100] [‐100 ; ‐50] [‐50 ; 0] [0 ; 50] [50 ; 100] [100 ; 232] > 232 euros 0,9% 7,6% 15,7% 32,7% 24,8% 9,9% 6,6% 1,8% Source : base JURICA, Ministère de la Justice, Enquête sur la fixation d’une CEEE en appel. N.B. 232 est la valeur de deux écarts‐types et 0 la valeur moyenne. N = 1220.
On observe donc que le montant de CEEE décidé en appel est légèrement plus souvent plus faible que ce que calcule le barème implicite (écart plus souvent négatif). Pour tenter de déterminer ce qui peut expliquer ces écarts (qui, rappelons le, expriment dans notre approche la disparité des décisions), il nous semble plus opportun de distinguer les écarts positifs des écarts négatifs (qu’est‐ce qui amène à fixer une CEEE supérieure/inférieure à la norme implicite ?). Plus précisément, nous cherchons à déterminer les facteurs associés à des écarts élevés (positifs et négatifs), comparativement à des écarts faibles. Pour ce faire, nous considérons arbitrairement qu’un écart élevé est un écart supérieur à cinquante euros en valeur absolue (et donc qu’un écart faible correspond à un résidu compris entre ‐50 euros et +50 euros). Pour mener ce type d’analyse nous recourons à deux régressions logistiques, l’une estimant la probabilité que l’écart soit important et négatif (versus faiblement négatif ou positif), l’autre que l’écart soit important et positif (versus faiblement positif ou négatif). Mais pour consolider nos résultats, nous avons réitéré l’analyse selon deux séries de variantes. La première série s’applique à tester la sensibilité des résultats au choix arbitraire du seuil de cinquante euros pour définir le caractère élevé des écarts ; aussi, avons‐nous retenu alternativement les seuils de quarante et soixante euros. La seconde série tente de s’affranchir de l’éventuel risque de manque de robustesse lié à l’existence de valeurs extrêmes ; aussi, réitérons‐nous les analyses en écartant les trente‐neuf observations pour lesquelles le résidu (écart « CEEE observée – CEEE estimée sur barème implicite ») est en valeur absolue supérieur à deux écarts‐types. Les résultats sont présentés au tableau n° II.B.7 ci‐dessous ; nous nous
attacherons à ne commenter que les résultats insensibles (selon le critère de significativité au seuil de 10%) aux différences de champ et de définition du seuil.
Ces résultats montrent tout d’abord que les caractéristiques associées significativement à la probabilité de fixer un montant de CEEE s’écartant fortement du montant du barème implicite estimé ne sont pas nécessairement les mêmes selon que l’écart est positif ou négatif.
Envisageons tout d’abord les sources de disparité jouant positivement sur la probabilité que le juge fixe une CEEE nettement supérieure à la norme : le fait que l’appelant soit le parent débiteur, la pression exercée par les parties (au sens de la moyenne des deux propositions de CEEE offerte et demandée) et le fait que le juge ait émis des doutes qu’en à la justesse des revenus déclarés par le parent débiteur. Ces trois résultats confortent l’analyse menée précédemment au paragraphe 3 au sens où, en étant liées positivement au montant de CEEE fixé en appel, ces caractéristiques contribuent également à l’accroissement de la probabilité que le juge s’écarte fortement à la hausse de la norme implicite. Quant à l’impact de la localisation des cours d’appel, son analyse est plus complexe. Tout d’abord, les résultats sont très instables pour nombre de cours d’appel. Ensuite, la relation négative et stable associée aux cours d’appel de Paris et de Versailles interpelle dans la mesure où nous avons montré supra que les affaires traitées dans ces deux cours se soldaient, ceteris paribus, par une « prime ». Cela vient du fait que, au titre de l’hypothèse d’un coût de la vie supérieur en région parisienne (et non au titre d’une source de disparité comme nous le faisons ici en testant l’impact de chacune des cours d’appel), nous avons inclus cette caractéristique dans l’estimation de la norme implicite ; donc, parce que la prime est intégrée dans l’estimation, l’écart entre CEEE estimée et CEEE observée n’est pas fortement positive (même si, toutes choses égales d’ailleurs, les CEEE parisiennes observées sont plus élevées). On peut même suspecter que l’estimation de cette « prime » soit sous‐estimée dans la mesure où cette caractéristique est associée positivement avec la probabilité que le juge fixe une CEEE nettement inférieure à la norme. Nonobstant cette interprétation, il convient cependant de rester prudent en matière d’analyse de la disparité régionale, car pour nombre de cours d’appel le nombre d’affaires est très réduit, ce qui constitue une limite indiscutable d’un strict point de vue statistique.
S’agissant maintenant des éventuelles sources de disparité associées à de la probabilité de fixer en appel un montant de CEEE nettement plus faible que la norme implicite, hormis la question de la location des cours d’appel que nous venons de discuter, toutes les caractéristiques à coefficient significatif indiquent une relation négative. Il convient donc de les interpréter en sens inverse, c’est‐ à‐dire en étudiant l’effet positif des différentes modalités de référence.
Tab. II.B.7. Comparaison synthétique des résultats des régressions logistiques estimant la probabilité que le juge fixe en appel une CEEE très inférieure (très supérieure) à la norme implicite estimée, selon trois seuils de définition du caractère élevé des écarts et selon que l’on inclut ou non les écarts les plus extrêmes
Très inférieure Très supérieure
Échantillon total Échantillon restreint Échantillon total Échantillon restreint
Facteurs explicatifs < 40 € < 50 € < 60 € < 40 € < 50 € < 60 € > 40 € > 50 € > 60 € > 40 € > 50 € > 60 € Cour d’appel de Lyon Ns ‐ Ns Ns ‐ Ns Ns Ns Ns Ns Ns Ns Cour d’appel de Paris + + + + + + ‐ ‐ ‐ ‐ ‐ ‐ Cour d’appel de Versailles + + + + + + ‐ ‐ ‐ ‐ ‐ ‐ Cour d’appel d’Angers + Ns Ns + Ns Ns Ns Ns Ns Ns Ns Ns Cour d’appel de Metz + Ns Ns + Ns Ns Ns + Ns Ns Ns Ns Cour d’appel de Rennes + Ns Ns + Ns Ns ‐ ‐ ‐ Ns Ns Ns Cour d’appel d’Amiens Ns Ns + Ns Ns + Ns ‐ Ns Ns Ns Ns Cour d’appel de Chambéry Ns Ns Ns Ns Ns Ns ‐ ‐ Ns ‐ Ns Ns Cour d’appel de Besançon Ns Ns Ns Ns Ns Ns ‐ Ns Ns ‐ Ns Ns Cour d’appel d’Orléans Ns Ns Ns Ns Ns Ns ‐ Ns Ns Ns Ns Ns Créancier assisté par un avocat ‐ ‐ ‐ ‐ ‐ ‐ + Ns Ns + Ns Ns Le débiteur est le père ‐ ‐ ‐ ‐ ‐ ‐ + Ns Ns + Ns Ns Débiteur appelant ‐ ‐ ‐ ‐ ‐ ‐ + + + + + + Procédure non contradictoire ‐ ‐ Ns ‐ ‐ Ns Ns Ns Ns Ns Ns Ns Autorité parentale attaquée Ns Ns Ns Ns Ns Ns Ns + Ns Ns + Ns Déci. attaquée : enfant né hors mariage Ns Ns Ns Ns Ns Ns ‐ ‐ Ns ‐ ‐ Ns Doute sur les revenus du débiteur Ns Ns Ns Ns Ns Ns + + + + + + Proposition moyenne des parties ‐ ‐ ‐ ‐ ‐ ‐ + + + + + + Source : base JURICA, Ministère de la Justice, Enquête sur la fixation d’une CEEE en appel. N.B. ne sont indiqués dans le tableau que les facteurs explicatifs dont le coefficient est significatif au seuil de 10% dans au moins l’une des 12 régressions. Échantillon total : N = 1220. Échantillon restreint : N = 1181.
Ainsi, toutes choses égales d’ailleurs, la probabilité que le juge d’appel fixe une CEEE nettement inférieure à la norme implicite estimée s’accroît lorsque le parent créancier n’est pas assisté d’un avocat, lorsque le parent débiteur est la mère et lorsque le parent créancier est appelant. Là encore, on retrouve les logiques exposées supra au commentaire du tableau II.B.5. Parce que ces facteurs sont associés négativement au montant de la CEEE, ils contribuent à accroître la probabilité que le juge fixe une CEEE nettement plus faible que la norme implicite estimée. Enfin, tout comme elle accroît la probabilité que le juge fixe une CEEE nettement supérieure à la norme, la proposition moyenne des parties constitue un facteur contribuant à amoindrir la probabilité qu’il ne la fixe nettement inférieure à la norme. 5. Conclusion
Cette analyse statistique de la disparité des décisions de CEEE par les juges d’appel permet d’établir trois conclusions principales.
1. Le choix des caractéristiques de la table de référence est validé par le fait qu’il s’agit bien de paramètres centraux pris en compte par les juges et ce, à l’exception de la distinction entre l’hébergement « classique » et l’hébergement à temps réduit. Notons qu’il s’agit bien de la validation de la liste des caractéristiques de la table de référence et non du poids (ou coefficient) de chacune de ces caractéristiques permettant de calculer sur barème la pension alimentaire, car si tel avait été le cas, il n’y aurait pas d’écart entre les CEEE observées et l’estimation pouvant être issue de la spécification présentée au tableau II.B.2 (ce qui n’est pas le cas puisque le R2 ajusté n’est pas égal à 100%).
2. L’analyse montre que, au‐delà de ces caractéristiques centrales, d’autres facteurs objectifs sont significativement associés aux montants de CEEE fixés en appel ; cela signifie qu’un barème plus complexe (intégrant ces autres facteurs objectifs), et donc plus précis, pourrait être construit tout en restant proche de ce que font implicitement les juges. Cependant, l’analyse montre également que l’ajout de ces paramètres n’est pas déterminant : le R2 ajusté ne s’accroît pas sensiblement ce qui signifie que l’ajout de ces caractéristiques n’apporte que des précisions marginales. En ce sens, l’analyse valide le fait que les concepteurs de la table de référence aient opté pour un barème simple, limité à trois entrée (revenu du débiteur, nombre d’enfants et type d’hébergement).
3. Enfin, l’analyse montre également que, en plus des caractéristiques objectives, des facteurs non objectifs (au sens où rien ne justifie que, juridiquement ou économiquement, ils intégrassent un barème encore plus complexe) sont liés significativement aux montants de CEEE fixés en appel. Ces liaisons significatives peuvent donc être interprétées comme des signes de disparité relativement anormale au sens de l’équité (traitement égal des égaux et inégal des inégaux), relativement seulement dans la mesure où elles peuvent aussi parfois refléter le jeu de la procédure juridique normale (à caractéristiques équivalentes, on peut trouver inéquitable qu’une affaire trouve une issue différente selon que, par exemple, l’une des parties est ou non assistée d’un avocat, mais l’on peut également trouver équitable que l’action d’un avocat permette une issue plus favorable qu’en son absence). On notera d’ailleurs que la source de disparité la plus significative est la prise en compte des propositions des parties, or considérer ces propositions comme une source de disparité est naturellement questionnable dans la mesure où la loi oblige à tenir compte de ces propositions. Une perspective analytique consisterait alors à se poser la question de mesurer dans quelle mesure et pourquoi ces propositions sont, toutes choses égales d’ailleurs, différentes, voire inéquitables. Quoi qu’il en soit, le repérage de sources de disparité donne du crédit à l’existence d’une table de référence indicative dont l’objet sera certainement de réduire l’impact de ces sources de disparité.