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I

Tu avais mis du temps avant d'aller marcher du côté du Gisant, cette tête immense, poncée par les vents et le sel, caressée par les marées, finement sculptée dans le cran rocheux. Tu ne l'imaginais pas ainsi, sans âge, le visage paisible, humain, tendu vers le ciel, le corps engoncé dans les récifs.

Le nom de Barthélémy sur le bord de tes lèvres, ton regard détourné du présent, son corps d'homme emporté par les eaux de la débâcle, transporté par les courants, ton soudain désir d'envisager l'impossible, d'hier à maintenant, de Matane à Grande-Vallée, l'irrésistible tentation d'inventer un dénouement, d'associer au visage lisse, gravé dans la pierre, la résurgence du vieil homme.

Au retour, tu t'étais arrêtée au quai pour revoir les dessins, graffiti, écritures, une sorte d'exposition à ciel ouvert, sur le mur de roches servant de parement. Tu voulais retrouver la tienne, celle où tu avais peint un oiseau fou et une sorte de chien de peluche aux yeux en forme de boutons. La peinture s'était estompée, mais l'oiseau et le chien avaient survécu à deux cycles complets de saisons.

Puis tu étais repartie en direction de la baie. Tu avais repris le chemin d'asphalte, longé sur toute sa longueur la petite clôture le bordant jusqu'à l'entrée de la plage, avant de descendre sur le plein avec l'intention de te rendre à l'ancien quai, abandonné, décrépit.

II

Sur la grève, une pauvre petite, couchée sur le côté, morte dans son couffin de sable. Le vent froid soulevait une de ses ailes, la maintenant droite. À distance, tu n'avais pas encore compris qu'il s'agissait d'une mouette et la forme blanche dressée évoquait une voile de bateau miniature.

Tu étais restée un temps à observer l'aile brandie comme un drapeau blanc avant de découvrir à côté ses entrailles.

C'était avant le décès de ta mère.

Le soir de sa mort, avant ton départ, elle t'avait demandé de l'aider à se coucher sur le côté.

III

Les mots de Geneviève Amyot dans l'eau salée de tes veines : le fleuve est un enfant immense qui n’en finira jamais de soutenir ses oiseaux.

L'écriture aussi. Tu te le répètes, couchée sur le côté.

L'envie soudaine de croire que le différent et le même, qu'hier et demain, se rejoignent, que le maintenant du toujours en toi ne relève pas de la fabulation.

Quitter sa mère morte et devoir payer un stationnement au sortir de l'hôpital.

L'espace d'un instant, l'affolement, la désorientation, le sentiment de perte, pas celui de la mère, Fille, celui du ticket indiquant l'heure de ton arrivée.

Et puis le sanglot dans ta gorge. Le clivage dans ta vie.

Plus grand que le mystère de la mort, l'aberration de la situation.

IV

Ce soir-là, au retour, tu avais mis l'eau à bouillir pour te faire un café. Tu étais restée postée près de la bouilloire à regarder la vapeur monter. Tu n'avais pas besoin de réfléchir, tes mains portent la mémoire du cornet à déposer sur la tasse, du cône de papier à insérer à l'intérieur, du nombre de cuillerées nécessaires pour atteindre le goût riche du Fruit défendu, ton mélange préféré.

À chaque étape, tu avais évité de croiser ton regard dans la glace près de la cuisinière de crainte de constater que tu pouvais lire la mort dans tes propres yeux. Tu avais le sentiment d'être seule sur une grande galerie bordée de fleuve, et de voir une berçante osciller toute seule face à la mer et, au large, à peine visible, un chaland orphelin bercé par des mains invisibles.

À chaque gorgée de café noir, l'impression que ton corps avait chaviré dans des eaux troubles, que tu étais d'ici et d'ailleurs, de l'enfance de ta mère autant que de la tienne, des jeux les plus anodins aux expéditions les plus folles, de la rareté, de la multitude, des silences et de la parole occultée.

En te glissant sous les draps, tu t'étais dit que jamais tu ne cesserais de naître.

V

Les religieuses s'étaient présentées un dimanche à huit heures du matin. Elles avaient expliqué au mari d'Angéline qu'il était important que les filles puissent s'installer correctement et qu'elles soient prêtes à prendre la routine dès le jour suivant. Il avait légèrement levé les deux mains en leur disant qu'elles n'avaient qu'à faire ce qu'elles pensaient être le mieux pour les filles.

Angéline avait fini de boucler leur petit bagage, et avait pressé un plein sac de biscuits à la mélasse contre la poitrine d'une des deux religieuses pour lui signifier qu'elle devait l'emporter.

Ses filles pleuraient et elle séchait leurs larmes, les prenait dans ses bras, les relâchait, leur faisant des signes qu'elles avaient depuis longtemps assimilés au langage maternel.

Main sur le cœur. Je t'aime.

Battements des doigts. Je t'aime très fort.

Main passant du cœur aux lèvres et des lèvres au cœur, bercement des bras.

Je vous embrasse et je vous berce dans mon cœur.

Elle s'efforçait de sourire pour que ses filles comprennent qu'elles n'avaient rien à craindre. Elle retenait en elle les tumultes et le désespoir de les voir s'en

Le soir même son mari était reparti pour le bois.

Trois semaines s'étaient écoulées.

Jour après jour, elle fixait le calendrier sur lequel les religieuses avaient tracé des X indiquant les jours où les filles reviendraient sur L'ÎLe.

L'année s'était effeuillée entre les séjours du mari, les pages du calendrier trop lentement tournées et l’attente précédant le retour des filles.

Ces jours-là, le cœur d'Angéline remontait le courant.

Elle ressortait La cuisinière Five Roses pour pains et pâtisseries, déposait le vieux livre sur le comptoir. Deux des coins de la couverture cartonnée manquaient, mais le feuillet jauni sur lequel Éluard avait dessiné des tasses, des œufs, des cuillers, collé un morceau de sac de sucre, une étiquette de poudre à pâte, les ingrédients, leurs quantités et d'autres éléments permettant à sa sœur de repérer les mots du bouquin, y était toujours agrafé. Elle n'avait plus besoin de s'y référer, mais elle prenait chaque fois le temps de les regarder avant de se lancer dans la préparation des recettes préférées de Flavie et de Léa.

Dessin d'une tasse =, suivi d'un 1 Dessin de deux tasses =, suivi d'un 2 Dessin d'un œuf =, suivi d'un 1 Dessin de deux œufs =, suivi d'un 2

Le calendrier scolaire terminé, elle renoua avec l'immense joie de les avoir avec elle pendant les vacances d'été.

La deuxième année lui parut plus intolérable que la première et, au seuil de la troisième, elle sentit l'impatience et le malaise de ses filles face à ses mimiques et à ses gestes, à ce langage, le sien, à ce lien les unissant toutes les trois.

Les vacances achevaient.

Les filles semblaient heureuses de repartir pour le pensionnat. Angéline sentit qu'elles lui échappaient.

VI

La maison sentait le propre. Les planchers reluisaient. La chambre des filles respirait les draps frais lavés. Angéline tira les rideaux pour laisser entrer la clarté.

Il faisait gris dehors, le temps était chagrin. Il allait sans doute pleuvoir.

Elle fit le tour des pièces de la maison pour s'assurer que chaque chose était à sa place.

À sept heures trente, elle enleva ses chaussures pour les laisser sur le tapis de l'entrée, ouvrit la porte, la referma, et descendit l'escalier.

Elle longea la maison de tes grands-parents Murray, passa devant celle des Thivierge et se retrouva dans la baie.

VII

Elle resta sur le bord de la grève un moment. La marée déjà haute était à l'étale.

Les nuages hésitants s'étiraient en filaments.

Elle fouilla la rive des yeux.

Un tronc d'arbre dérivait devant elle.

VIII

Il y eut le manque d'air. L'eau dans ses poumons.

L'impression que son corps s’abreuvait de nuit.

Une marée montante de mots, de sons, de bruits. Un siècle de larmes.

Par-delà le port, au large, des moutons à la surface de la mer, comme un troupeau de petits instants chargés d'engloutir toute mémoire.

IX

L’horloge marquait 7 h 25 quand ta grand-mère délaissa la fenêtre, contourna la grande table, enveloppa le pain de ménage dans son linge blanc, pendit son tablier et ouvrit la porte de la chambre où vous dormiez. Debout dans le chambranle, elle vous pressait de vous décider.

Messe ? Pas messe ?

Tu sautais sur le matelas du grand lit que tu partageais avec ta cousine et t’amusais comme sur un trampoline à rebondir sur les fesses. Ta cousine jouait votre présence dominicale en répétant le rituel de ma-petite-vache-a-mal-aux- pattes, avant de soumettre l’enjeu à celui de la marguerite : un peu-beaucoup- passionnément-à-la-folie-pas-du-tout.

La messe avait perdu.

Vous vous étiez ruées sur votre grand-mère, dansant autour d’elle, la maintenant captive de vos pitreries jusqu’à ce qu’elle éclate d’un « mes démones vous autres », suivi d’une cascade de rires.

Fervente parmi les fervents, Mary Murray avait assez d’amour et d’humour pour vous laisser libres de vous amuser. Elle venait de manquer sa messe préférée. Il lui faudrait se contenter de celle de neuf heures, qu’elle ne fréquentait à peu près jamais parce que le curé, au moment de l’offrande, avalait toujours trop d’hosties. Mary n’aimait pas voir les derniers communiants rebrousser chemin parce qu’il manquait de corps du Christ dans le calice. « Méchant agrès », disait-elle quand elle osait parler de l’officiant, qui se réservait l’exclusivité de la

pour étouffer le mot, la pensée, mais jamais le sourire qui se dessinait invariablement sur ses lèvres.

À 8 h 30, elle mit son chapeau et prit son parapluie. Avec le temps chagrin et la marche, suffisamment longue, la bruine risquait d’abîmer son manteau de laine brossée. Elle sortit par la porte arrière, descendit les quatre marches de la galerie qui faisait face au baraquement désuet que Louis-Harmel, son barbier de mari, avait construit dans ses années fastes pour y loger des chevaux de course. Elle prit l’allée de gravelle, traversa la rue Saint-Cléophas, passa devant la maison des Forbes, remonta le chemin de terre battue en vue d’amorcer, parapluie ouvert, la lente ascension de l’escalier qui reliait L’Île à la paroisse Saint-Jérôme, en haut de la côte. Deux cent vingt-trois marches bien comptées. Une sorte de chapelet où chacun de ses pas accompagnait un segment du Notre Père qu’elle tentait d’ajuster au nombre de marches. Plus souvent qu’autrement, elle tombait à court et devait en entamer un deuxième, qui la menait du sommet de l’escalier au parvis de l’église.

Elle entrouvrit la lourde porte, prit le temps de secouer son parapluie et de le refermer avant de pénétrer à l’intérieur. Elle plongea ses doigts dans le bénitier, se signa, opéra une légère génuflexion et s’installa à l’arrière. Des têtes se tournèrent pour voir qui osait arriver si peu à l’avance. Mary savait que le curé se faisait un devoir d’accueillir ses ouailles une à une et qu’il en profitait pour demander pourquoi le fils, la fille ou le mari n’assistaient pas à la messe. Elle se sentit soulagée d’avoir échappé à l’hameçonnage du père. Il savait trop bien que Louis- Harmel passait la nuit du samedi au dimanche à sa barber shop à lever le coude et à distribuer des petits verres de fort aux autres maris qui, comme lui, désertaient l’église depuis belle lurette. Elle ferma les yeux pour se recueillir, et attendit que la grosse voix du curé tonne et « fasse fuir les anges » – une expression chère à Phirin invariablement ponctuée d’un petit coup du crochet qui lui tenait lieu de main.

Lorsque Mary ressortit, elle n’eut pas besoin d’ouvrir son parapluie. Le ciel charriait ses nuages vers la mer et s’offrait à l’éclaircie. Madame Dugas pressa le pas pour avertir Mary qu’elle n’aurait pas de poches de lavage à livrer chez elle dans la semaine, parce que son lot d’hommes en pension avait pris le chemin du bois plus tôt que prévu. Mary la remercia et entreprit la descente du grand escalier.

À la dixième marche, elle s’arrêta net.

Elle se trouvait trop loin pour voir ce qui causait l’étrange remuement humain aux abords de la maison des Thivierge. Des gens remontaient la rue Saint- Cléophas et d’autres se hâtaient de sortir des maisons. Tous convergeaient vers la baie.

Un baleineau échoué ? Ça arrivait parfois.

Elle se hâta, de crainte que les petites décident de se rendre là sans elle. En reprenant la rue des Forbes, elle aperçut sa voisine sur la galerie, agrippée à la rampe parce que ses jambes suffisaient à peine à porter son poids.

« La Sourde, ça m’a tout l’air ! cria Madame Forbes au moment où Mary fut à portée de voix. J’peux pas voir ce qu’y a passé par la tête. »

Dans l’instant, Mary sentit ses pieds s’enfoncer dans le sol.

Depuis le départ de Flavie et Léa pour le pensionnat, où les sœurs leur apprendraient à parler normalement, La Sourde n’avait plus mis le nez dehors. Madame Forbes continua de parler, parler, mais Mary ne l’entendait plus. Elle serra son manteau sur sa poitrine et accéléra le pas. Madame Forbes insistait pour qu’elle revienne lui conter ce qui s’était passé. Mary traversa la rue sans rien

promettre. Elle leva les yeux. Les mains appuyées sur la vitre de la fenêtre, vous lui faisiez des simagrées. Elle se dépêcha de remonter les quatre marches de la galerie arrière, ouvrit la porte, appuya le parapluie contre le pétrin et dit :

« Faut que j’aille à baie. Restez tranquilles. Je reviens. »

Tu t’amenais en courant pour t’accrocher à ses jupes, mais au ton de sa voix tu figeas net. Jamais avant Mary n’avait haussé le ton. Sans prendre le temps de te rassurer, elle avait déjà refermé la porte pour se fondre parmi les badauds qui continuaient d’affluer.

Dans la baie, les gens étaient massés autour du corps. Tous avaient pris soin de contourner les empreintes gorgées d’eau, visibles encore. Les yeux de La Sourde étaient clos. Ses lèvres, aussi tordues que lorsqu’elle hurlait après ses filles, formaient un arc délicat. La varette, comme on disait sur L’Île, se trouvait emmêlée à ses cheveux, striait sa jaquette et cerclait l’une de ses chevilles. Sa joue reposait tendrement contre un rondin que ses bras enserraient. Un rondin assez lourd pour l’empêcher de dériver.

« Nus pieds à ce temps-ci de l’année », songea Mary, qui s’étonna qu'une telle pensée lui traverse l’esprit.

Quelqu’un entreprit de réciter un Je vous Salue Marie assourdi par le ressac de la marée montante. Phirin s’approcha de Mary. D’un coup de crochet, il fit basculer sa calotte dans sa main droite, baissa les yeux et murmura :

« Y devait être sept heures et demie quand j’l’ai vue devant chez Thivierge. Me suis pas méfié. »

La Sourde avait filé sous sa fenêtre alors que vous vous démeniez autour d’elle pour la chatouiller. Trois minutes plus tard, au plus, elle dépassait la maison des Thivierge pour se retrouver sur la grève.

Sortie à l’heure habituelle, Mary l’aurait croisée. En jaquette. Pieds nus.

L’aurait vue dans son allant. Aurait compris que ça n’allait pas. L’aurait retenue. Peut-être.

Elle ferma les yeux. Comment savoir.

De retour chez elle, Mary retira son manteau, enleva ses couvre- chaussures, reprit le parapluie et, les bras chargés, se dirigea vers la penderie à l’autre bout de la maison. Muettes, vous la suiviez des yeux. Mary le savait. Elle sentait votre inquiétude. Mais Mary Murray, peu loquace de nature, garda le silence.

Elle revint dans la cuisine après avoir enfilé son smock, une robe de maison qui lui servait de tablier, et nourrit le poêle à bois pour faire des toasts sur la grille, comme elle le faisait tous les dimanches. Après, alors que vous mangiez sans dire un mot, elle resta au bord de la fenêtre à repasser, dans sa tête, le trajet de La Sourde. À fixer le balcon. À tourner entre ses doigts un pot de confitures.

Dans les minutes qui suivraient, Térésa allait pousser la porte et entrer en trombe. Elle irait d’un Allons, Sa Tante, c’est-tu Dieu possible ! Elle s’assoirait sans que Mary l’invite à le faire. Prévisible, elle n’aurait pas pris le temps de déjeuner, certaine que Mary lui servirait un thé noir et lui ferait des toasts sur le poêle. Térésa se bercerait en répétant à chaque bouchée un C’est-tu Dieu possible, Sa Tante, tu Dieu possible ! auquel ta grand-mère ne répondrait pas.

Ta grand-mère Murray savait qu’il lui faudrait patienter des années de temps avant de ne plus entendre La Sourde crier.

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