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où se retrouve l'humanité entière. Ying Chen Quatre mille marches

La première fois que tu as entendu son cri, tu as figé.

L'inquiétude avait éclaté en toi, mais elle se distinguait de celle des soirs de chalet, quand vous étiez couchées, ta grand-mère et toi, et que tu entendais de petites pattes affolées glisser sur le toit.

« Des mulots, y a pas de danger, c'est pas plus méchant qu'un écureuil, rendors-toi », disait ta grand-mère pour te calmer. Mulots, vers à glaise et poissons à barbe – comme tu les appelais dans ta tête d'enfant quand tu les voyais se contorsionner au bout de la ligne des pêcheurs – provoquaient en toi une montée d'angoisse et un frémissement dont tu parvenais difficilement à te défaire.

Son cri venait de te clouer sur place. Dans ton ventre, la peur en remontée. Dans ta gorge un terrible resserrement. Mais aucune de ces sensations ne correspondait aux frémissements d'inquiétude ressentis dès que les mulots s'activaient sur le toit du chalet, que tu voyais remuer les pattes des vers à glaise, ou apercevais les poissons morts de la rivière dont la face patibulaire te hantait des heures durant. Puis elle en a lancé un deuxième, ce qui ajouta une couche de frayeur à ce que tu éprouvais déjà.

Ta grand-mère étendait la nappe et s'affairait à préparer la table pour le dîner. Elle avait dû remarquer ton saisissement, car sans interrompre sa routine elle te dit :

« C'est La Sourde. Elle appelle ses filles pour qu'elles viennent manger. »

La Sourde, bien sûr, ce surnom t'était familier. Tu savais qu'elle existait, mais tu ne l'avais encore jamais vue et, surtout, jamais auparavant n'avais-tu entendu un tel cri, que tu avais d'abord cru être celui d'un oiseau étranglé.

Tu as fait quelques pas en direction de la fenêtre.

La Sourde se tenait debout sur le balcon de planches grises, au deuxième étage de la maison des Forbes, et le vent fouettait le bas de sa robe à manches courtes. Ses bras avaient la blancheur du lait et elle essuyait ses mains sur son tablier. Tu t'étonnais de constater qu'elle ressemblait aux autres mères, plus âgée que la tienne sans doute parce que tu as compris, en voyant arriver ses filles à bout de souffle, qu'elles étaient trop grandes pour jouer avec toi.

Pour l'instant, encore secouée par ses cris, tu reprenais peu à peu possession de ton corps. Tu es sortie de la cuisine pour te rendre dans la grande chambre à tissage et tu as refermé la porte aux trois quarts, doucement, inquiète qu'elle émette un grincement susceptible d'attirer l'attention de ta grand-mère. Une fois seule, tu as placé une main sur ta gorge un moment, avant de rabattre les deux sur tes oreilles ; une réaction semblable à celle que tu avais eue à la vue du crochet de Phirin et d'une main d'homme à laquelle il manquait des doigts ; un réflexe que tu aurais toute ta vie dès qu'il te serait donné de sentir la douleur que tu imaginerais être celle de la perte d'un membre. Le cœur, décidément, tu l'apprenais malgré toi, allongeait ses cordages.

Tu n'étais qu'une toute petite fille, ta tête bourdonnait de questions, de rumeurs, de brins d'histoires glanés au fil des conversations des adultes, et si tu ne parvenais pas encore à assembler les morceaux, voilà qu'une sourde entrait dans ta vie.

Une bonne dizaine d'années la séparaient de ta mère à son arrivée en Matanie. La Sourde l'avait sans doute vue grandir, aller et venir dans la baie, courir avec Pee-Wee, son chien noir, transporter des copeaux de bois dans une brouette que ton grand-père avait fabriquée à sa taille, s'asseoir sur la galerie des Thivierge pour lire Les Aventures étranges de l'agent IXE-13 et mettre le chaland à l'eau pour pêcher ou transporter les marins du quai à l'autre rive pour leur éviter de faire le grand tour jusqu'au centre-ville.

La Sourde, elle, ne jouait avec personne, elle ne connaissait rien d'autre que la maison familiale, le carré de jardin de sa mère et leurs marches en direction de l'escalier permettant l'accès au sommet de la côte pour la messe du dimanche.

v

Quand son jumeau a pris le chemin de l'école, elle est restée derrière, soudée aux jupes de sa mère desquelles elle se détachait en fin de journée pour gagner la fenêtre dans l'attente du retour d'Éluard, des grands frères et de leur père. Très tôt, elle a pris l'initiative de tirer la chaise du bout de la table, de la pousser près du comptoir, de se jucher dessus pour se rapprocher de sa mère et la regarder faire. À force d'observation, elle a rapidement su associer les gestes aux tâches que sa mère s'apprêtait à entreprendre. Rosanne lui permettait de saupoudrer la farine sur le comptoir avant d'y déposer la pâte à pain. Puis le jour où Angéline s'est précipitée pour apporter les œufs et le lait, alors que sa mère venait à peine de sortir le bol beige, la femme s'est arrêtée, buée aux yeux. Elle venait de comprendre que, à la seule vue du bol qu'elle posait devant elle, sa fille anticipait la suite annoncée : celui de grès brun pour la fabrication du pain, et le beige pour la préparation d'un gâteau, d'un pouding au pain ou d'un pouding

Éluard lui avait montré à poser sa paume à plat sur le plancher pour sentir les vibrations de la maison ; d'instinct, il avait placé la main de sa jumelle sur son menton et sur sa joue pour lui faire sentir le mouvement de ses paroles. Mais lui, qui la soulevait de terre aussitôt qu'il fut assez solide pour le faire, avait désormais ses accoutumances. Beau temps mauvais temps, il prenait le bord du quai, comme on disait. Angéline s'avançait sur le seuil pour le regarder s'éloigner en direction de la baie et, malgré l'ardent désir de faire de même, dès qu'il disparaissait derrière la maison des Thivierge, elle refermait la porte et rentrait, yeux baissés, pour éviter de croiser le regard de leur père. Elle ignorait pourquoi les escapades d'Éluard avaient l'heur de le mettre en furie, mais elle avait compris qu'il suffisait que Rosanne pose la main sur l'épaule de Clément pour qu'il ravale l'agitation et la colère et que s'estompe leur emprise sur lui. Comment aurait-elle pu imaginer qu'Éluard se rendait là où dans le passé un vieil homme avait coutume de se poster ?

Aux yeux de Rosanne, cela relevait de l'eau salée en circulation dans les veines de ses enfants et, chez ses fils, de l'appel de la mer ; une façon de voir qu'elle n'appliquait pas à leur fille parce que, née sourde, elle ne pouvait pas l'entendre.

Clément-fils-de-Clémenceau taisait son peu de foi face à l'argument que lui servait sa femme, mais il échouait à refréner ce qui coinçait en travers de sa gorge : l'esprit frappeur de Barthélémy rôdait autour du corps de son fils. Il aurait aimé anéantir la superstition, mais il lui fallait admettre qu'elle avait sur lui plus d'empoigne que l'amour qu'il portait aux siens.

Vint un samedi où Rosanne décida que les jumeaux accompagneraient leur père à la forge.

Ce n'est qu'en voyant le sourire complice que lui adressait son frère, et la main tendue de son père, que La Sourde sentit monter l'excitation : elle faisait elle aussi partie de l'équipée. Elle aurait enfin l'occasion d'imiter la voisine, qu'elle voyait souvent trottiner aux côtés du solide gaillard qu'elle avait pour père. Elle aimait la regarder sautiller, s'arrêter, s'élancer pour gagner quelques pas d'avance, exécuter le manège à reculons, faire du surplace avant de se mettre à trotter de nouveau. Partout sur L'île, le mot courait que la fillette, incapable de tenir en place, avait des vers, mais pour La Sourde cette agitation prenait l'allure d'une légèreté sans nom, d'une grâce vive et dansante à laquelle, en secret, elle aspirait.

La route entre la maison et la forge étant suffisamment longue, voilà que l'occasion de concrétiser le rêve de s'exécuter se présentait. Fourmis dans les jambes et joie au corps, il lui restait à trouver le moment où elle délaisserait la main de son père pour s'élancer, mais quand vint le temps de mettre son plan à exécution, un de ses talons de chaussures claqua contre l'os de sa cheville, ses pieds s'emmêlèrent, et elle piqua du nez. Clément ne fut pas long à l'attraper rudement par le bras pour la redresser et Éluard à la saisir par la taille pour prévenir la chute. Alors que son fils scrutait des yeux le chemin de terre pour identifier l'obstacle sur lequel Angéline avait buté, l'homme, prompt à conclure que le malheur rôdaillait constamment, crut sa fille frappée par le Haut Mal.

À nouveau solide sur ses pieds, elle craignait de déchiffrer de la colère sur le visage de son père, mais ce qui s'esquissa des yeux aux lèvres appartenait au soulagement : l'homme libéra doucement l'air comprimé dans ses poumons. Puis il reprit délicatement possession de la main de sa fille en la pressant tendrement.

Déçue de ne pas avoir pu effectuer la chorégraphie espérée, elle se résolut à se concentrer sur le long parcours, la découverte d'un ailleurs peuplé de paysages, de visages et d'odeurs plus insistantes que celles circulant par les

À leur arrivée à la forge, le cœur de La Sourde fit un bond : parmi la poignée d'hommes sur place, elle reconnut le père de la voisine et, immédiatement, elle la découvrit, assise sur le banc cloué au parement du bâtiment. Clément l'y mena et Angéline prit place légèrement en retrait de la fillette absorbée par une sorte de gestuelle exécutée en alternance : ses doigts tapotaient la planche leur servant de siège, puis les talons de ses chaussures martelaient le sol tandis qu'elle faisait se joindre et s'écarter ses genoux.

Éluard avait opté pour l'éloignement et il se tenait dos à l'agitation, le regard posé sur la mer et sur le ciel clair de nuages et parfaitement bleu. Le fond de l'air fleurait le frais et il resserra le col de sa veste pour parer au vent. La Sourde leva la tête pour suivre des yeux la fumée grise qui s'échappait du toit de la forge.

Le frère de Clément sortit pour lui tendre un tablier de cuir, les hommes se groupèrent un moment autour d'eux avant de s'engouffrer à l'intérieur.

Personne ne vit rien venir, sauf elle.

À un moment donné, la voisine sauta sur ses pieds pour s'immiscer discrètement dans la forge. Après avoir hésité un temps, La Sourde l'imita. Un garçon de l'âge d'Éluard manœuvrait le soufflet pour maintenir l'ardeur du feu. Il faisait chaud, très chaud. Les hommes étaient groupés autour de l'enclume. Clément, le visage en sueur, les mains et les bras protégés par de lourds gants, tenait de longues pinces tandis que son frère frappait un morceau de métal rougeoyant. Mais La Sourde n'avait d'yeux que pour la voisine, pour son allure dégingandée, pour la façon qu'elle avait de se tortiller en grimpant l'escalier menant à une sorte d'échafaudage de planches. La fillette bougeait étrangement et, dès qu'elle fut exactement au-dessus du groupe, elle releva sa robe et écarta les jambes. Angéline se précipita vers Clément, mais un homme la retint de peur qu'elle se blesse. Elle pointait son doigt en direction de la fillette en faisant non de

la tête. Soudain conscient de sa présence, Clément-fils-de-Clémenceau ordonna à l'homme de sortir Angéline « au plus sacrant ». Impuissante à leur faire comprendre ce qu'elle avait deviné, il arriva ce qui devait arriver : l'homme aux côtés de Clément reçut sur la tête une pluie de pipi.

Angéline n'a jamais su que sur L'île tout le monde l'appelait La Sourde. Jamais non plus que ce jour-là la fillette dont elle avait percé le secret perdrait son prénom et que pour le reste de ses jours elle serait rebaptisée La Pipi.

Ta mère, en son temps, ne les a pas connues autrement que par leur surnom et, quand vint ton tour de t'initier aux singularités des Surlilois, tu fus longue à comprendre que ce n'était pas parce qu'elle sentait l'urine que la femme que tu voyais passer devant chez ta grand-mère s'appelait ainsi.

De retour à la maison, Clément passa sous silence sa crainte de voir leur fille frappée par le Haut Mal, mais mit un point d'honneur à raconter que, visiblement, elle avait vu venir ce que personne d'autre n'avait soupçonné.

Sourire au cœur, Rosanne se tourna vers leur fille.

« C'est à croire qu'y a juste elle sur L'île pour faire la différence entre avoir des vers et se retenir d'aller pisser. »

Une fois sous les draps, La Sourde continua à croire qu'un jour elle étendrait ses bras pour étreindre le monde et qu'elle parviendrait à faire danser ses pieds.

II

Fragments épars de l'histoire des Surlilois, échappés de la galerie de Térésa, tombés au hasard des jeux de l'enfance de la fillette que tu étais, soucieuse de ne pas répandre les tasses de savon à vaisselle additionné d'eau que te préparait ta grand-mère, abandonnée au bonheur de tremper le cerceau d'un bouchon de plastique dans le liquide pour libérer d'un souffle les fragiles bulles au prisme de l'arc-en-ciel, les regarder éclater, trouver l'angle exact qui permettrait au vent de les former sans que tu sois forcée d'intervenir ou d'agiter le bras, dans l'espoir de les voir se multiplier à l'infini.

Parcelles de vie remontant le débit des souvenirs échangés par monsieur Thibodeau et le père Écrapoux affairés à pêcher le chabot visqueux ou l'anguille sur la rive longeant la demeure des grands-parents, alors que la vue de leurs prises te gelait le sang, que le temps te paraissait s'éterniser, jusqu'à ce que tu renoues avec l'essentiel de ta quête : éprouver ton courage en soulevant de gros cailloux avec l'angoisse de découvrir des vers à glaise et de voir grouiller leurs pattes, ce qui arrivait plus souvent qu'autrement.

III

Rosanne et Angéline se trouvaient au bureau de poste. Éluard, comme à son habitude, avait filé au quai avant de remonter en direction de la forge où il donnait un coup de main à son oncle. L'épouvante qui tenaillait Clément chaque fois que son fils décampait du côté du quai avait cédé la place à une autre forme d'inquiétude.

Ça bardassait solide dans les Vieux Pays, et il y avait un moment que les Gaspésiens s'étaient soumis à l'obligation d'éteindre les lumières le soir et d'obstruer les fenêtres. Le bois s'accumulait sur le quai de Matane, et un article de L'Action catholique mentionnait que quelques bombes lancées dans le tas pourraient causer un terrible désastre. La veille, à table, Éluard racontait que des hommes à la forge avaient parlé de la découverte à Forillon d'une radio sans fil installée là pour communiquer avec l'Allemagne. Ils avaient ajouté que le long de la côte plusieurs habitants témoignaient avoir vu, à la brunante, des chaloupes s'approchant de la rive pour y déposer des individus sur les battures, que des pêcheurs au large avaient retrouvé leurs filets déchiquetés et que l'un d'entre eux prétendait avoir vu un tuyau de poêle à la surface des eaux, ce qui lui avait valu de devenir la risée de tous. Pourtant, il y avait là un fond de vérité qu'Éluard avait

pressenti et passé sous silence. Ferguson, le gardien du phare de Cap-des-

Rosiers, vit là une confirmation que les étranges remuements qu'il avait détectés plus tôt en journée laissaient craindre la présence d'un sous-marin dans les eaux gaspésiennes. Persuadé que le tuyau de la rumeur pouvait en fait être un périscope, il avait tenté d'alerter la base militaire de Gaspé, mais avait échoué à se faire comprendre parce qu'aucun des officiers ne parlait français. Mais ce qui circulait ferme s'était passé au printemps à Cloridorme. Apparence que les hommes de la place avaient lancé leurs embarcations à la mer, pourtant grosse, pour porter secours à une cinquantaine de passagers d'un bateau que les

Pour la première fois de sa vie, Clément entra dans la barber shop de ton grand-père. Hiver comme été, le lieu était fréquenté par les habitués venus la plupart du temps se faire tailler les cheveux, mais occasionnellement désireux de se payer le luxe d'un bon rasage. Il savait aussi que les commerçants s'y arrêtaient quotidiennement pour serrer des mains et prendre des nouvelles avant de commencer leur journée, et que ton grand-père, qu'il tenait en haute estime, avait pour clients son lot de voyageurs de commerce qui sillonnaient le bas du fleuve, de marins tout frais débarqués à l'hôtel du centre-ville de Matane, de travailleurs de la Côte-Nord rentrés voir la famille et se faire faire les cheveux avant de repartir. Entre les gars des trains, ceux de la mer et ceux du bois, il n'était pas rare que des étrangers venus des États, de Montréal ou de Québec se pointent et s'assoient dans l'un des deux larges fauteuils pour s'abandonner au savoir-faire de Louis- Harmel, dont la réputation de barbier dépassait largement la côte matanaise. Mais la faune qui transitait était aussi largement constituée de colporteurs de rumeurs et de renifleux avides de s'en nourrir, de placoteux doués pour régler le sort du monde entre quatre murs, de politicailleux en quête d'auditoire, et de taiseux affalés dans l'une des chaises droites, arrimés là pour passer le temps et se désennuyer.

En poussant la porte, Clément s'attendait à ce que ça grouille de monde. Mais ce matin-là, Hardy, le deuxième barbier, n'était pas rentré et la place était déserte. Il n'y avait qu'un seul client installé dans le fauteuil et ton grand-père, clipper à la main, s'apprêtait à lui nettoyer la nuque.

« J'ai de quoi à vous demander, Monsieur Murray », lança Clément avant de prendre place sur la chaise accolée à la vitrine.

Sans un mot, ton grand-père se remit à la tâche, et le client qui s'était tu en voyant entrer Clément recommença à parler.

L'homme, originaire de Baie-des-Chaleurs, affirmait qu'un espion allemand avait séjourné à l'hôtel de New Carlisle avant de se faire arrêter à bord du train qu'il avait pris en direction de Montréal. Il parlait d'une voix assurée et le ton qu'il employait ne laissait aucune place au doute. Cinq ans plus tôt, un ami, journaliste

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